4-Chapitre 33 (2/3)

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[NDLA: (début de la fête) Nous avons passé les 100 bouts de chapitre, youhou! (fin de l'enthousiasme mal placé)]

Chloé se coucha en se frottant les articulations des mains. Elle s’était lancée dans quelque chose de bien plus grand qu’elle, encore une fois, mais un sourire dansait sur ses lèvres alors qu’elle songeait à sa journée de sculpture. Seule dans l’atelier, puisque c’était jour chômé, elle n’avait pas eu à s’inquiéter de ce qu’on dirait d’elle. Des mots qui fuseraient. Des regards dégoûtés qu’on lui lancerait dès qu’elle ressortirait en plein jour, au milieu de cette ville qui la dévisageait comme un assassin. Pourtant, elle n’avait jamais tué personne, Chloé…

L’insouciance de la sculpture s’évaporait doucement, la rendant aux angoisses qui lui écrasaient le ventre. Dès le lendemain, elle devrait recommencer à vivre avec ce poids permanent entre les organes, à garder le menton haut, le front fier, le regard droit pour ne pas voir tous ces doigts qui pointeraient sur elle, ne pas entendre les accusations. Ne pas songer à l’absence d’Adelphe.

Une larme aurait dû lui échapper en songeant à sa tante qui ne la regardait plus, qui avait ignoré tous ses messages, tous ses appels, toutes ses tentatives de se faire pardonner. Mais Chloé ne pleurait plus depuis un mois. C’était les yeux secs qu’elle affrontait ses échecs quand les journalistes lui faisaient l’éloge de son talent en lui demandant d’expliquer la destruction du Flamenco ; les yeux secs qu’elle avait dansé, bu, beaucoup trop, à des soirées où elle essayait d’oublier comment elle avait brisé la main de Benoît ; les yeux secs qu’elle s’était réveillée dans des hôtels sordides, abandonnée avant le lever du jour par des sourires d’un soir ; les yeux secs qu’elle avait contemplé son visage fêlé par les miroirs qui la reflétaient mieux que les regards. C’était les yeux secs qu’elle sentait son cœur se noyer.

L’artiste se releva pour ouvrir le tiroir supérieur de sa table de nuit. Les somnifères attendaient dans leur emballage d’aluminium. Elle hésita un instant, puis en extirpa deux de la plaquette et les avala avec un grand verre d’eau. Bientôt, la chaleur étouffante de cette soirée l’écrasait entre les draps. Elle sentit ses pensées se déliter sous la force des cachets blancs, s’arrachant à elle pour se jeter dans les limbes d’angoisses qui devenaient plus difficiles à distinguer. Bientôt, elle oublia les noms des gens qu’elle croiserait le lendemain, les raisons pour lesquelles elle se lèverait, les peurs qui la poussaient à avaler ces deux petits comprimés. Enfin, Chloé s’endormit sans plus s’accrocher à rien, même pas à l’idée qu’il lui restait trois mois à survivre jusqu’au prochain bal.

Quand Chloé se réveilla, elle avait les pensées complètement à l’envers, entremêlées les unes aux autres comme des corps tombés là où ils se trouvaient, les membres mélangés par une nuit d’ivresse excessive. Effet secondaire des somnifères. Après plusieurs tentatives infructueuses pour se redresser, elle parvint enfin à retrouver un équilibre précaire qui la mena en tanguant jusqu’à la salle de bain pour se réveiller sous un jet d’eau tiède. Il était bien onze heures passées lorsqu’elle retrouva assez de cohérence mentale pour enfourcher son vieux vélo —le vélo qu’Adelphe avait bien voulu lui laisser— et pédaler lourdement jusqu’à l’atelier.

Les hurlements des équarrissages en cours dans le hangar lui donnèrent aussitôt le tournis, mais elle ne se sentait pas en état de faire demi-tour pour retourner dans son appartement. Elle devait sculpter : c’était la seule activité qui empêchait ses pensées de déborder. Et des pensées en trop-plein, elle en avait des océans depuis quelque temps. Alors Chloé adossa son vélo contre le mur de l’atelier, enfila son casque audio pour remplacer les bruits par une musique vague —une musique de vagues ?— puis traversa l’atelier comme un cauchemar avant de se planter devant sa sculpture. L’Amour.

Elle prit ses outils et s’attaqua au masque. Pas le masque-bois, bien sûr, elle n’aurait jamais le talent pour l’imiter. Un masque dentelle qui creusait le visage de L’Amour de ses volutes impalpables, noyant les étincelles des iris papyrus sous leur gaze de bois, recouvrant la fissure de ce geste douloureux dont elle avait défiguré L’Amour un mois plus tôt.

Alors ses pensées dérivèrent vers l’autre masque qui volait ses pensées, sur lequel le soleil tentait de se poser sans jamais parvenir à se lever au-delà des ombres qui l’engloutissaient, un masque taillé de branches qui protégeaient le ciel pour que personne ne l’atteigne jamais. Elle se sentit dériver vers un potager avec une bouteille d’huile géante au goût de palissandre, d’épines de ronces, aux senteurs de forêts et de sciure fraîche…

De sciure ?

Benoît était derrière elle, arrivé en silence comme à son habitude, le pas aussi léger qu’un fantôme, précédé par son odeur unique. Il posa la main à plat sur la table, à côté d’elle. La droite, celle qu’elle avait cassée. Un bandage, mais plus de plâtre. Chloé n’osa plus bouger, le regard accroché à cette main qui signifiait que son avenir n’était peut-être pas entièrement ruiné. Qu’elle ne l’avait peut-être pas complètement détruit. Même si Benoît disait l’avoir pardonnée, l’avait défendue devant tous et devant Adelphe surtout, elle ne parvenait pas encore à croire qu’il était là, à quelques centimètres à peine, avec une main qui pourrait de nouveau créer des marqueteries plus belles que les rêves des autres.

Il écarta son casque de sa main gauche pour libérer son oreille malgré le bonnet de laine qu’elle ne quittait jamais à l’atelier, lui laissant l’autre écouteur pour calmer ses pensées terrifiées. Odeur de savon à la menthe et de bois fraîchement taillé.

« C’est mon anniversaire. On fête ça à la maison ce soir, vers neuf ou dix heures. Sois ponctuelle.

— Avec un horaire aussi précis ? »

Elle tourna la tête vers lui pour trouver la poussière qui occultait sa peau et son sourire en coin, celui qu’il réservait aux évidences contrariées. Ses yeux tachetés de bouquets verts semblaient rire dans la lumière crue des néons. Il se pencha un peu plus sur son oreille, si proche qu’elle s’imagina un instant que son lobe allait s’incendier spontanément, mais il se contenta de lui donner les détails très dans son style :

« Neuf heures vingt-sept, tenue décontractée, pas de cadeaux, pas de claquage de porte. Pense à prendre ta bonne humeur ; elle m’a manqué. »

Puis il ne fut plus là. Chloé se retourna pour le regarder reprendre sa place de l’autre côté de la vitre, devant cette table qui avait pleine vue sur son poste. Elle observa son t-shirt déjà couvert de sciure, son casque antibruit en collier autour du cou, ses boucles blanchies de poussière qui lui tombaient dans les yeux. Il assemblait quelque chose sur son plan de travail, les doigts encore un peu maladroits à droite, mais bien plus agiles qu’un mois plus tôt, avant qu’elle ne parte en tournée promotionnelle. Il leva le visage un instant pour l’observer, ce regard patient dont elle avait oublié la sensation, puis baissa de nouveau la tête en retournant à son travail avec cette expression indéchiffrable.

Chloé réalisa que cela faisait cinq minutes qu’elle ne sculptait pas et qu’elle n’avait pas le poids des angoisses écrasées sur l’estomac. Bien sûr, y penser les fit revenir en quatrième vitesse. Alors elle reporta toute son attention sur L’Amour pour les tenir à distance.

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