4-Chapitre 34 (1/2)

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Quand Jo apporta l’assiette de charcuterie au salon, il comprit aussitôt que quelque chose n’allait pas. Déjà, parce que Chloé dévisageait Albert avec une insistance presque insultante, et ensuite, parce que Judith fixait Chloé comme s’il s’agissait d’une araignée venimeuse qu’il fallait éliminer par tous les moyens. Il n’avait pas réalisé à quel point la Judith prenait au sérieux son absence de relation avec son cousin. Et surtout, il ne pensait pas que Chloé pouvait être du genre à regarder les hommes comme Albert, surtout quand on savait que celui-ci n’était pas du tout attiré par… des gens comme Chloé. Il essaya de capter l’attention d’Albert, mais celui-ci se concentrait sur les olives vertes et la recette de marinade que Poirot détaillait.

Ben revint avec des chaises pour qu’ils puissent tous s’asseoir autour de la table basse sans s’écraser les uns les autres (même si certains semblaient déçus de ne pas avoir à s’asseoir sur certains genoux) et ils ouvrirent des bouteilles de sodas pétillants. Chloé demanda s’ils avaient du Champagne, et ils la dévisagèrent comme si elle s’était pris un arbre parce que bon, elle était quand même bien placée pour savoir que Ben était sur la paille. En vrai, Jo avait un peu sacrifié de ses économies pour acheter une bouteille, mais c’était pour le dessert alors ils n’allaient pas l’ouvrir maintenant.

« Je croyais que tu en avais assez des vernissages-caviar ? », demanda d’ailleurs son cousin fort à propos en lui tendant un verre de vin blanc qu’elle accepta gracieusement.

« C’est quoi ces histoires de caviar ?

— C’est différent. Le caviar, c’est salé ; le Champagne, c’est pétillant.

— Et donc ? », insista Judith qui ne comprenait pas l’explication.

Chloé esquissa un sourire qui vibra très décalé dans l’ambiance bon enfant, comme si cela expliquait tout. Puis Vanessa haussa les sourcils, Albert rougit, et Jo comprit l’allusion en se demandant comment on pouvait être aussi direct dans une soirée entre amis. Ben lança un regard interrogateur à Jo, qui aurait pu jurer que c’était bien le seul à ne pas saisir le propos au vu de la tête des autres et se demanda comment il pouvait être aussi candide alors qu’il avait invité une Chloé dont les yeux pétillaient autant que cette fameuse bouteille qu’il était trop tôt pour ouvrir.

L’artiste rejeta la tête en arrière pour éclater d’un rire presque aphone et commença à parler des fêtes du nord. Elle devint soudain drôle, joyeuse, intarissable. Judith verdissait à côté, ne parvenant par ses questions qu’à approfondir le gouffre entre leurs petites existences de terroir et le mois sulfureux que Chloé venait de passer à l’extérieur.

Pour la première fois, Jo avait un aperçu de la vie de l’artiste avant son retour aux Bas-Endraux l’année passée, réalisant à quel point sa venue ici avait chamboulé son existence. Les autres avaient les yeux pleins d’étoiles, riant de bon cœur à tout, et surtout à cette bonne humeur contagieuse de l’artiste qui n’avait, pour citer Ben à son arrivée, « jamais brillé par sa joie de vivre ».

Jo sentit les yeux d’Albert peser sur lui, et il tourna la tête pour l’interroger du regard. Mais impossible de se parler dans ces conditions, avec les autres qui riaient trop fort et où toute conversation aurait été interceptée. Puis Vanessa se leva pour aller remplir les ramequins et lui fit signe depuis la cuisine. Jo la rejoignit quelques secondes plus tard avec d’autres récipients vides. Vanessa se plaça à côté de lui pour trier les cacahouètes en chuchotant :

« Cette fille, c’est celle qui a cassé la main de Benoît ?

— Affirmatif.

— Pourquoi l’a-t-il invitée avec Judith dans la même pièce ?

Jude n’est pas invitée, c’est Agnès qui nous l’impose. »

Vanessa lui lança un regard choqué, comprenant que Ben avait récidivé à être incapable de refuser quelque chose à quelqu’un, même si c’était contre-indiqué pour sa santé physique et mentale.

« Eh bien, Benoît a plutôt intérêt à faire attention où il met les pieds, parce qu’il y a pas mal de gens qui aimeraient la voir débarrasser le plancher.

— Judith ?

— Chloé.

— C’était un accident, elle n’a pas fait exprès et Ben ne lui en veut même pas. Ces gens pourraient s’occuper de leur vie au lieu de nous embêter avec leurs états d’âme.

— Tu es bien placé pour savoir qu’ils continueront d’épier tous vos faits et gestes et de tout juger. »

Jo écrasa une noix, trop fort, et laissa tomber la bouillie résultante dans le ramequin. Il lança un regard du côté du salon où les autres continuaient de s’amuser, croisant le regard interrogateur d’Albert, puis les yeux d’or de Chloé qui semblait beaucoup moins évaporée qu’elle le prétendait.

« Je sais », ronchonna Jo. « Et crois-moi, si ça ne pouvait pas porter préjudice à Ben, le qu’en-dira-t-on serait vraiment le cadet de mes soucis.

— De toute façon, ce ne serait pas correct de sa part de se mettre en couple maintenant.

— Pourquoi ? Il est majeur et célibataire. Et même s’il est endetté jusqu’au cou, il a quand même un bon travail. Et je ne te croirai pas si tu me dis que la femme qu’il choisira ne sera pas la plus chanceuse du monde. »

Vanessa leva les yeux au ciel, redoublant l’hilarité de Jo, puis reprit leur conspiration :

« Mais non, idiot, c’est juste qu’il a couché avec quelqu’un il y a moins de quarante-huit heures. Soit il est amoureux, soit il butine. Mais il ne peut pas faire les deux en même temps.

— Il a quoi ?

— T’es pas au courant ? »

Vanessa semblait si surprise qu’il ne fallut que quelques secondes à Jo pour comprendre : Ben avait enfin profité du bal pour une nuit d’insouciance. Mais avec un mauvais timing de folie.

« C’était qui ?

— Aucune idée.

— Mais encore ? Attends… », l’intuition lui fit aussitôt ajouter : « elle avait un tatouage de serpent dans le dos ?

— Tu la connais ?

— EH M… ! »

Jo se mordit la joue pour se retenir de jurer trop fort, mais le regard encore plus interrogateur d’Albert signifiait clairement qu’il avait entendu et qu’il s’inquiétait de le voir en colère.

« Encore une femme à problèmes ?

— Il les collectionne. Vanessa, je ne sais plus quoi faire.

— Deux, ce n’est pas encore une collection… »

Jo enfonça la tête dans les mains, épuisé par la vie amoureuse de Ben, pourtant peu fournie, comme venait de le souligner Vanessa. Albert les rejoignit, l’air de rien, avec son verre de vin et un ramequin vide, s’accoudant au comptoir en face d’eux.

« Que se passe-t-il ?

— C’est Benoît qui a encore mangé au mauvais râtelier. Il a mis dix ans à se débarrasser de son ex toxique, et il a décidé de remettre ça avec une qui est encore plus folle.

— Ça, on n’en sait rien, on ne la connaît pas », remarqua Vanessa.

Mais ni Vanessa ni Albert n’étaient au courant des détails truculents du dernier bal et les conséquences désastreuses sur les finances de Ben. On avait tout fait pour garder ça dans la famille, moyennant une exception pour Chloé vu que c’était sa sculpture à un million qui aurait dû les sortir de là. Cependant, même l’artiste ignorait ce tout petit détail de l’existence de la femme au tatouage qui était pourtant à la base de tous les problèmes. Jo se reprit :

« Albert, d’après toi, il la regarde comment Chloé ?

— C’est à moi que tu poses la question ?

— J’ai besoin d’un avis objectif. »

Albert lui lança un regard très dubitatif, puis tourna la tête vers les fauteuils pour observer la scène. Vanessa imita son frère, piochant des noix de cajous dans les récipients qu’ils n’avaient pas fini de remplir. Finalement, Albert sembla se faire une idée :

« Pierrot est sous le charme, Hervé bave presque à chaque fois qu’elle le regarde, Samuel n’en a rien à faire, Agnès la considère comme une déesse, Judith est verte, et Joséphine s’ennuie à mort parce qu’elle est venue uniquement pour faire nombre sur l’insistance d’Agnès, mais qu’elle aurait préféré finir son herbier. »

Vanessa croqua une amande en houspillant son frère pour qu’il arrête de faire durer le suspense. Albert leur décerna un immense sourire avant de reprendre :

« Et Benoît me tourne le dos donc je n’ai pas la moindre idée de ce qu’il peut bien penser.

— Albert ! », s’impatienta Jo d’un ton au comble du désespoir, mais il riait à moitié donc le frère et la sœur ne le prirent pas au sérieux.

Vanessa fut la première à retrouver son pragmatisme :

« Tu lui en as parlé ?

— J’ai essayé, mais bizarrement il n’est pas emballé par la conversation. Et Chloé, qu’en penses-tu ? », demanda-t-il de nouveau à Albert.

« Je la connais à peine, c’est la première fois que je la vois. Mais elle n’arrête pas de me dévisager depuis tout à l’heure donc je pense que je l’intrigue, dans le meilleur des cas. »

Albert but une gorgée de vin pour masquer sa gêne. Vanessa ronchonna sur les garçons qui se croyaient le centre du monde, mais avoua que Chloé avait quand même plus regardé son frère que Benoît depuis qu’ils étaient arrivés.

« Il manquerait plus qu’elle tombe amoureuse de toi et ma vie serait ruinée ! », rit Jo.

Albert le contempla sérieusement par-dessus son verre de vin avant de lui demander d’une voix très douce :

« Tu penses que je ne suis pas un homme dont on puisse tomber amoureux ? »

Aussitôt, Jo perdit toute envie de rire. Il fut sauvé par les talons vertigineux de Chloé qui leur lacérèrent les tympans alors qu’elle s’installait au comptoir, à côté d’Albert.

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