4-Chapitre 35 (1/3)

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La baronne entra dans l’atelier sans prendre le temps de regarder autour d’elle. Elle ressemblait en tous points à l’image que Ben s’en était faite en lisant la presse : guindée, sévère, très femme d’affaires hyper pressée qui ne s’en laisse pas conter. Le genre de cliente qui aimait l’efficacité et plaçait la barre très haut dans ses exigences ; le genre avec qui c’était rarement un plaisir de travailler. Le vicomte la suivait avec un sourire étincelant, commercial jusqu’au bout des ongles tandis qu’il lui expliquait l’histoire de l’entreprise, la philosophie de leurs meubles, l’importance de la tradition et la compétence hors normes de son équipe triée sur le volet. Il exagérait un peu sur ce dernier point, omettant l’expérience encore toute jeune d’Agnès et Julie, même si les deux femmes s’étaient bien améliorées depuis leur arrivée neuf mois plus tôt. Surtout Julie. En tant que responsable d’atelier, Ben eut le droit de se faire allègrement broyer la main (la droite, tout fraîchement sortie du plâtre !) puis traîner dans le bureau pour parler un peu affaires.

L’ébéniste retint une exclamation estomaquée devant la nouvelle machine à café haut de gamme qui trônait sur le vieux guéridon alors qu’il avait eu un mal de chien à remplacer l’ancienne quelques mois plus tôt sans dépasser le budget. Au moins, l’équipe serait contente.

Après quelques politesses, la baronne attaqua le grand sujet pour lequel le vicomte avait quotidiennement briffé Ben pendant au moins deux semaines : les restaurants de sa chaîne hôtelière. Elle voulait quelque chose de moderne et sobre, mais artistique et hors du commun, conceptuel tout en restant pratique, élégant avec ce facteur « waow » qui ne manquerait pas d’attirer l’œil sans pour autant accaparer toute l’attention, qui habillerait l’espace sans le surcharger, et qui ne ressemblerait ni à de l’art déco ni à de l’art moderne ni à de l’art contemporain, mais qui serait bien sûr un subtil dosage de tout cela avec l’aspect traditionnel en sus. Ben comprit qu’elle n’avait pas la moindre idée de ce qu’elle voulait, et que rien ne lui plairait à moins d’un coup de cœur complètement aléatoire.

Il prenait donc des notes avec le plus grand sérieux en se demandant comment se dépêtrer de cette situation. Parce que le vicomte lui avait (encore) donné un ultimatum : s’ils ne décrochaient pas ce contrat, il serait renvoyé. Cette fois, aucun doute possible, le vicomte n’avait pas parlé de « s’interroger sérieusement sur une réduction salutaire des effectifs », mais s’était fendu d’un « vous serez renvoyé, Benoît », avant de lui demander si Agnès avait enfin appris à faire la différence entre un rivet et un maillet. Ben se nota intérieurement qu’il s’agissait d’ailleurs d’une bonne question à laquelle il faudrait une réponse incessamment sous peu.

Puis ils se penchèrent sur les photographies des bilans trimestriels que le vicomte exigeait systématiquement pour alimenter leur catalogue. La baronne ne laissait échapper que quelques commentaires laconiques, les traits de son visage mouvant tout juste lorsqu’un meuble lui paraissait légèrement sortir du lot. Ben nota religieusement toutes les références qui faisaient frémir ses sourcils sans vraiment savoir si c’était bon signe. Après environ deux heures de descriptions, Bob vint frapper à la porte du bureau, presque timidement.

« Pardon de vous déranger, monsieur le Vicomte, madame la Baronne, mais on a besoin d’un peu de Benoît pour remorquer la sculpture.

— La livraison n’est prévue que demain.

— Aux aurores, et comme elle est fragile, on préfère préparer ça tranquillement aujourd’hui. Sans vouloir vous déranger.

— Mais je vous en prie ; voulez-vous voir la sculpture, Johanna ? Le marquis d’Eades souhaite la rajouter à son salon des curiosités. »

Un peu agacée par l’interruption, la baronne sembla cependant curieuse lorsqu’elle entendit cette dernière phrase. De mémoire, le marquis était un collectionneur féru d’œuvres rarissimes, et il n’était pas surprenant qu’il ait souhaité s’approprier le dernier Chloé D. (achevé). Mais tout ce qu’entendit Ben dans cette déclaration était que non seulement il était toujours le seul à savoir attacher la remorque à la fourgonnette, mais qu’il allait en plus devoir faire ça sous le regard acéré de son chef et d’une éventuelle future cliente. Réfrénant son envie de rejeter la requête de Bob, il lui emboîta le pas vers la cour de l’entreprise.

L’équipe de menuiserie s’était réunie autour du tas de ferraille qui leur permettait de livrer leur production dans la région ou d’acheminer les œuvres au château pour leur périple en hélicoptère vers le nord. Les deux artistes étaient restées dans leur salle pour saucissonner l’œuvre dans des couvertures de protection, ce qui conduisit le vicomte à entraîner la baronne à l’intérieur. Au moins un souci d’écarté.

Chacun y allait de son commentaire sur la manière d’atteler la vieille remorque, aucun n’ayant la bonne réponse. De toute évidence, l’idée de consulter le manuel d’utilisation ne les avait pas effleurés. Ben retint un soupir exaspéré en entendant la dernière suggestion de Sam, puis se mit au travail en donnant des directives un peu sèches à son monde. Après une bonne demi-heure (avoir une main un peu gourde ne facilitait pas les choses), Ben s’estima satisfait de l’attelage ; il était temps d’y amarrer la sculpture.

Celle-ci n’était toujours pas emballée : la baronne tournait autour en se tapotant les lèvres du bout des doigts, en proie à une profonde réflexion qui pouvait tout signifier. Hélios se tenait aux côtés du vicomte, l’air aussi impatient que lui d’entendre les résultats de cette observation, pour des raisons probablement toutes autres. Derrière eux, bien sûr, Chloé se broyait les doigts, se mordait la lèvre inférieure, et semblait sur le point de fondre en larmes… Ben lui prit la main pour l’empêcher de se casser ses fragiles phalanges, bien placé pour savoir que ça ne faisait pas du bien, et la garda serrée dans la sienne sans détacher les yeux de la baronne. Une chaleur d’une familiarité dérangeante lui picota la paume où la main de Chloé s’était soudain paralysée. Il avait l’impression de tenir un papillon si terrifié à l’idée de se faire écraser qu’il n’osait même pas prendre son vol pour se libérer. Contrairement aux papillons dans son ventre qui semblaient s’affoler à chaque seconde.

La baronne finit par revenir vers le vicomte et sourit posément :

« C’est ce que je veux pour mes restaurants. Envoie-moi un dossier avec des propositions d’ameublement dans cet esprit pour la fin du mois. Ah, et… dis au marquis qu’il devra se passer de cette sculpture pour son cabinet des curiosités ; j’ai une place toute trouvée pour elle dans l’entrée de l’hôtel principal. »

Le vicomte la raccompagna alors, ordonnant à Ben de poursuivre l’emballage pour l’expédition, même si l’adresse risquait de changer. Hélios regarda sa montre, constata qu’il lui restait deux minutes avant de terminer sa journée, en profita pour ranger ses affaires avant de les abandonner tous les deux dans le Bloc sur un « bonne soirée » atone.

« Benoît, je ne peux pas dessiner de meubles.

— Nous ferons ça ensemble.

— Je ne sais pas préparer ce genre de dossiers.

— J’ai l’habitude, nous n’en sommes pas à notre coup d’essai. Et le vicomte est rompu à l’exercice.

— Je serai incapable de sculpter autant de pièces similaires, et encore moins avec cette précision.

— Nous avons une équipe, et nous n’en sommes pas là, d’accord ? Aide-moi à emballer la sculpture. »

Mais Chloé tremblait, et quand l’artiste commençait à perdre le contrôle de ses nerfs… Ben la serra dans ses bras pour essayer de la calmer et empêcher un accident : ce n’était pas le moment de détruire J.A.C.Q.U.E.S.

Ce fut ainsi que Jo les trouva. À son sourire, Ben sut qu’aucune explication ne lui ferait démordre de cette idée qu’il commençait à sous-entendre depuis quelques jours ; celle à laquelle Ben ne voulait surtout pas penser. Cela ne l’empêcha pas de se sentir tout dépité lorsqu’il lâcha l’artiste pour se remettre au travail.

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