4-Chapitre 36 (3/4)

3 minutes de lecture

Après quelques ronchonnements de part et d’autre, la décision fut actée. Les deux cousins s’installèrent à l’avant de la citadine d’un autre âge tandis que Chloé s’étalait sur la banquette arrière avec bonheur : il y avait la clim’. Un quart d’heure plus tard, elle se disputait avec Benoît sur la pertinence de ses esquisses pour la confection mobilière tandis que Joël s’employait à préparer un dîner qui creusait l’appétit de minutes en minutes. À tout bien réfléchir, le dernier repas équilibré que Chloé avait mangé remontait à l’époque où elle vivait encore chez sa tante, presque deux mois plus tôt. Depuis, elle avait alterné les buffets hors de prix et les jeûnes prolongés avec un manque de discernement que son corps lui reprochait. Le repas que Joël leur préparait ne pourrait pas lui faire de mal —même si c’était encore une des éternelles tourtes des Bas-Endraux—.

« C’est prêt, mes petites cailles !

— Tu es plus rapide d’habitude.

— Je ne cuisine que pour deux, d’habitude. Et si tu n’es pas content, tiens ! »

Joël jeta son tablier à la figure de son cousin en s’asseyant à table. Benoît râla pour la forme, mais il accrocha le vêtement à sa patère avant de les rejoindre, un grand sourire accroché aux lèvres. Il poussa même le vice jusqu’à déposer un bisou sur la joue boudeuse de Joël pour le charrier encore un peu, et celui-ci répondit quelque chose que Chloé ne comprit pas parce qu’elle était trop occupée à engloutir son assiette. Elle finit de manger comme à son habitude beaucoup trop vite, se trouvant désœuvrée dans une conversation qui tournait autour d’olives à finir de récolter.

« Je croyais que vous n’aviez pas récupéré l’oliveraie ?

— Pas tout à fait. Mais le vicomte n’a pas encore officiellement acté qu’elle lui appartenait, alors… eh bien, toute olive que nous pouvons exploiter d’ici là est bonne à prendre. Ça nous fait toujours gagner quelques centimes pour défendre notre part.

— Vous lui devez encore beaucoup ? »

Joël lança un regard à son cousin qui signifiait qu’il lui laisserait le soin d’annoncer les mauvaises nouvelles. Benoît posa la fourchetté parfaitement calibrée qu’il venait de préparer et se laissa aller contre le dossier de sa chaise. Finalement, il leva les yeux vers elle, de ce bleu rendu sombre comme un crépuscule dans la lumière du soir.

« Tu me promets que tu ne vas pas te mettre en colère ? »

Chloé plissa les yeux ; c’était de très mauvais augure. La dernière fois qu’il lui avait annoncé une mauvaise nouvelle, elle lui avait malencontreusement cassé la main. Pour éviter l’accident, l’artiste bloqua ses doigts sous ses cuisses et s’efforça de respirer calmement, contenant la vase qui montait dans ses entrailles.

« Je dois refaire une sculpture à un million ? », demanda-t-elle.

Les iris de nuit étoilée se baissèrent un instant sur la main tout juste guérie, puis se levèrent de nouveau vers son visage, y posant une ombre sourde.

« Il voudrait… une œuvre pour chaque bilan. Une œuvre achevée. »

Le cliquetis des couverts de Joël tinta tandis que l’information prenait le plus grand détour pour atteindre le cerveau de Chloé. Elle se contenta de fixer Benoît, incapable de donner un sens à ses paroles.

Un bilan trimestriel. Trois mois pour sculpter. Ce qui voulait dire répéter l’exploit du Flamenco en boucle… mais le Flamenco avait souffert d’un enlèvement prématuré et n’entrait donc pas dans la catégorie achevée. Les braises rougeoyantes qui grignotaient les bras de la danseuse lui voilèrent les pensées quelques instants.

« Achevée ? », finit-elle par répéter.

Le regard de Benoît confirma sa crainte : le vicomte demandait l’impossible.

« Ça fait longtemps qu’il t’a demandé ça ?

— Un mois et demi.

— Pourquoi ne m’en as-tu rien dit ?

— Parce que ce n’est pas à toi de payer pour mes terres. »

Soudain elle fut debout, à écraser la table du plat des mains. La marée montait trop haut dans son ventre ; les vagues lacéraient son diaphragme, cherchant à le déchirer pour atteindre cette zone où elle tentait de protéger son cœur ; cette zone inondée des larmes qui ne coulaient plus depuis le départ d’Adelphe.

Puis il y eut des bras autour d’elle, fermes, chauds, à l’odeur de sciure et d’olive, au parfum de terre brûlée auquel elle s’accrocha, enlaçant le tronc chaud de cet olivier vivant. Un arbre dont la sève battait un rythme régulier contre sa joue. Pa-pam… Pa-pam… Pa-pam… Beaucoup plus fort que les bois qu’elle sculptait à longueur d’années et dont les veinures mortes pulsaient des chants imaginaires dans ses veines. Pa-pam… Pa-pam… Pa-pam… Si fort qu’il recouvrait le fracas des vagues à l’intérieur.

Annotations

Vous aimez lire - Kyllyn' - ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0