4-Chapitre 38 (1/3)

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Une nuit s’abattit sur les disques d’or qui le fixaient. Chloé s’éloigna ; Ben lui rattrapa le bras avant qu’elle ne le dépasse. Doucement. Même du fond de sa colère, il sentait la détresse qui suintait de tout ce corps ; si inattendue, si prévisible.

« Tu vas encore fuir ? »

Elle commença à trembler ; à peine, juste des frémissements qu’il n’aurait pas remarqués s’il ne lui avait pas tenu le bras.

« Je dois sculpter », murmura-t-elle, si bas, presque un écho, le regard déjà hanté par des copeaux de bois qui libéreraient le sublime. Mais pouvait-elle découper la perfection sous l’ancre de ses terreurs ? Ses doigts se crispèrent sur d’invisibles ciseaux, prêts à creuser une forme dans l’impalpable. Je ne sculpte pas, avait-elle dit au vicomte. Je ne sculpte pas ; je concrétise des émotions.

« Quelles émotions ? », souffla Ben.

L’incertitude vibra dans les yeux d’ambre lorsqu’elle retrouva son visage derrière la sculpture qui la happait déjà.

« Quelles émotions ?

— Le… le naufrage.

— Quel naufrage ? »

Alors elle parla d’un bateau sous une vague, d’un océan de glace, de vases qui s’élançaient en tentacules gluants pour empêcher les noyés de retrouver le ciel, de boulets lourds comme des hontes et de poissons. Des poissons par milliers, des poissons par millions ; des poissons agglutinés en haines hautes comme des forêts entières ; des poissons composés des hasards de milliards de destins ; des poissons sans couleurs, sans regard, des poissons aux yeux crevés d’envies trop profondes pour être jamais remplies ; des poissons-rancœurs ; des bancs entiers recroquevillés sur des douleurs aux formes toujours plus crispées, toujours plus serrées, toutes plus hérissées que les précédentes. Elle parla de l’Art avec cette majuscule qu’elle seule savait donner, et d’océans profonds à en submerger l’horizon.

Ben ne comprit pas grand-chose, sinon qu’elle ensevelissait des mers entières dans ses yeux d’huile, et que sous toute cette eau tremblait un monde obscur d’épaves abandonnées.

« Ce n’est pas du dénigrement, Benoît. C’est juste que je suis incapable de faire ce que vous faites parce que je ne sculpte pas, pas au sens où tu l’entends. Tu parlais de passion… j’aimerais savoir ce que c’est. »

Sur ce murmure à l’ondulation fissurée, Chloé replongea dans le silence de son naufrage intérieur. Il ne la laissa pas s’enfoncer dans cette pénombre immobile pourtant, ne lâcha pas la chemise froissée sous laquelle les muscles trop tendus s’épuisaient à imaginer les outils inexistants de l’œuvre, ne lui permit pas de prolonger sa chute au ralenti.

« C’est ta sculpture qui a convaincu la baronne, tu es la seule à pouvoir donner le style que nous recherchons. Nous devons travailler ensemble : ça veut dire autour de la même table, en même temps.

— Je ne peux pas…

— Bien sûr que si ; nous l’avons déjà fait vendredi dernier.

— C’était différent.

— En quoi ? »

Elle se mordit la lèvre, les yeux encore engloutis sous les vagues immobiles, mais levés vers lui —vers un ciel qu’elle tentait d’atteindre malgré les vases qui l’engluaient—.

« Qu’ai-je fait vendredi pour que tu puisses travailler avec moi ?

— Tu… tu souriais.

— C’est tout ?

— Tu me souriais. »

Elle n’osait plus qu’à peine respirer, cachant les couleurs improbables de ses yeux sous ses paupières diaphanes fissurées de vaisseaux d’encre. Une veinule d’un bleu presque noir palpitait sur son front, juste au-dessus de la tempe.

« Et toi, quand me souriras-tu ? »

Devant son incompréhension, Ben passa les mains sur son visage, écarta les boucles noires qui refusaient de lui laisser la vision libre. L’artiste n’était pas en état d’avoir cette conversation, et il commençait à se demander si elle le serait jamais. De guerre lasse, il finit par décider que le silence avait trop duré :

« On retourne travailler.

— Mais…

— Je ne pourrais pas finir ce dossier sans toi, tu comprends ? Tu viens à l’atelier avec nous et tu nous aides. Je demanderai à Jo de te sourire si ça peut t’aider, il adore sourire.

— Ce n’est pas ce que je voulais dire.

— Je sais, mais là je ne suis pas en mesure de faire plus et il faut vraiment qu’on avance.

— Si je t’aide sur le dossier, tu me souriras ?

— Ce n’est pas de l’aide, c’est ton travail.

— Alors pour la récolte ?

— Quelle récolte ?

— Je vous ai aidés à l’oliveraie, nous avions dit que ce serait à rétribution différée. »

Ben haussa les sourcils, impressionnés par le sérieux dont elle faisait preuve dans un moment pareil :

« C’est vraiment le marché que tu veux passer ? Dix heures de récolte contre un sourire ?

— Tu poses vraiment beaucoup de questions ce matin. C’est au-dessus de tes forces ?

— C’est profondément déséquilibré surtout.

— Non, c’est tout à fait correct comme échange. Tes olives pour un sourire. Un vrai. »

Il secoua la tête, amusé, incrédule. L’artiste semblait retrouver une certaine légèreté, car elle avait cessé de trembler et ses doigts ne semblaient plus réclamer leurs gouges à tout prix. Aussi idiot que ce marché puisse paraître, il l’accepta.

Un vrai sourire, ça ne se préparait pas. C’est pourtant ce qu’il fit : il se plaça bien en face d’elle, posa les mains sur ses épaules, contempla l’huile pétrifiée dans ses iris. Sourire n’avait jamais paru si ardu.

« Tu es prête ? », demanda-t-il pour tromper sa gêne.

Chloé hocha la tête sans rompre le contact oculaire, accrochée à cet instant qu’il n’osait pas lui donner alors que c’était si simple une semaine —moins d’une heure— plus tôt, qu’il le faisait encore sans y penser. Il inspira profondément, se redressa de toute sa hauteur en sentant l’air envahir l’intégralité de ses poumons, réalisa qu’elle n’était pas bien grande sans ses talons, et qu’elle avait encore des éclats de bois accrochés au bonnet ; il en ôta quelques-uns d’un balayage rapide du bout des doigts. Les épaules tremblaient légèrement au creux de ses paumes ; la veine sur le front semblait accélérer un peu… ou simple effet de son imagination ? Ben se demanda soudain s’il en serait capable : un vrai sourire conscient, intentionnel, pleinement donné, et surtout payant. Aurait-ce vraiment la même valeur ? La même saveur ?

« On dirait que tu montes à l’échafaud. Je t’ai demandé un sourire, pas un baiser ; ce n’est pas la peine de te mettre dans un état pareil ! »

Les épaules glissèrent de sous ses mains, s’échappant sans qu’il parvienne à raffermir sa prise. Elle continua de s’éloigner impitoyablement :

« Allez, on a du travail.

— Mais ton sourire ?

— Ce sera pour une autre fois, quand tu seras prêt. Tu n’as pas prévu de mourir prochainement, n’est-ce pas ? »

Chloé lui adressa une moue amusée pour établir l’évidence, puis elle les guida vers l’atelier, là où ils avaient encore des tonnes de travail à abattre. Sa transformation était si brutale qu’il ne pouvait détacher les yeux de la chemise poussiéreuse qui le précédait, de cette nuque trop raide, de ce pas un peu tremblant, de ces doigts encore crispés. Elle ne réclamait plus de sculpter son naufrage ; à l’inverse, Ben se sentait encore plus bouleversé qu’à l’aller.

Il venait de contracter une nouvelle dette envers elle ; celle-ci, il n’était pas certain de pouvoir la tenir un jour. Or un marché, c’était comme un serment : ça se respectait ici. Il devait au moins tenter d’accomplir celui qui semblait le moins infaisable des deux : trouver le collier qu’elle avait vendu dans le nord. Il allait avoir besoin d’aide.

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