4-Chapitre 39 (1/3)

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L’épisode de la série allait commencer quand Chloé ressortit de la salle de bain. Joël et Benoît s’étaient assis chacun à un bout du canapé, lui laissant la place du milieu, celle avec la rigole entre les deux coussins. Elle ne s’en formalisa pas et s’assit, les genoux emprisonnés entre ses bras, le menton posé dessus, fixant le générique d’ouverture avec une impatience croissante.

Deux ans qu’elle n’avait pas regardé la télévision ! Adelphe en avait une, mais débranchée, et Chloé n’avait jamais rien compris aux câbles, ce dont sa mécanicienne de tante n’hésitait pas à se moquer doucement à l’époque : « tu galères avec le moindre équipement électrique et je suis supposée croire que tu sais utiliser un sonar en apnée ? ». Penser à ces moments lui serra un peu le cœur, elle s’appliqua à lire les noms qui défilaient sur l’écran.

La chaleur de la soirée était encore pesante, c’est pourquoi ils avaient gardé les fenêtres ouvertes. Cela n’empêchait pas de fines rigoles de se former à la racine de leurs cheveux et dans leurs dos. Chloé s’essuya le front en jetant un regard aux deux cousins très légèrement vêtus qui ne semblaient pas plus frais qu’elle. Leurs tricots de coton se collaient là où le tissu buvait lentement leur transpiration. Ils irradiaient de chaleur l’un et l’autre ; l’artiste se recroquevilla un peu plus sur elle-même pour tenter d’échapper à ces degrés supplémentaires de part et d’autre de ses flancs.

Puis l’émission commença : c’était une télénovela parue depuis peu, sur laquelle Joël avait zappé par hasard la semaine précédente et qu’il trouvait drôle à souhait même si elle était très mal jouée. Après les heures qu’ils venaient de passer penchés sur le dossier de la baronne, ça ne leur ferait pas de mal de rire un peu.

Les décors intérieurs étaient en carton-pâte, mais, très vite, les personnages partirent en mer sur un voilier de plaisance —un modèle qu’elle avait souvent vu au port même si ce n’était pas le même que son père— et l’écran ne montra plus que l’eau. Malgré la distance, le virtuel, la qualité discutable de l’écran cathodique, les personnages toujours au milieu du pont dans des tenues inadaptées (ce bikini était tout sauf pratique ; et cette paire de tennis dernier cri n’aurait jamais dû se trouver aux pieds du capitaine), l’artiste se laissa subjuguer par le jeu des vagues, par les envolées de l’écume, par la polka de la lumière sur la surface ondulée de l’eau. Elle prit ses cheveux pour les coincer en masse sous son nez, se plongeant dans l’odeur de son shampoing Alta Mare. Il ne manquait plus que la plainte du ressac, coupée au montage chaque fois que les personnages parlaient (en quasi-permanence), et elle aurait pu se croire retournée sur le pont de ses étés.

À un moment, les acteurs descendirent tous dans la cale et l’écran devint si sombre qu’on ne distinguait plus l’action : Joël en profita pour leur présenter le ramequin d’olives vertes, Benoît tendit le bras pour en piquer une de la pointe de son cure-dents, une tige en métal surmontée d’un insecte en bois, effleurant ses genoux au passage. Joël piqua une olive avec sa cigale mignonne à croquer.

« C’est Ben qui les a sculptés.

— ça ne doit pas être pratique pour la vaisselle. »

Les cousins rirent, puis lui montrèrent qu’on pouvait dévisser la statuette pour éviter qu’elle prenne l’eau. Le plus jeune lui laissa choisir la pique qu’elle voulait dans le godet en bois ciselé qui en contenait une dizaine. Les minuscules sculptures étaient toutes différentes, représentant des insectes de la région avec une précision candide qu’elle aima aussitôt : une abeille, une sauterelle, un scarabée rhinocéros, une coccinelle, des papillons multiples, une fourmi… Elle choisit la libellule, admirant le détail, le poli, la courbe un peu étrange, les motifs dessinés par le grain du bois… la facture lui sembla familière sans qu’elle puisse retrouver l’œuvre qu’elle lui évoquait. Puis la mer apparut de nouveau sur l’écran et elle retourna à son hypnose salée.

Benoît tendit le bras derrière elle pour toucher l’épaule de son cousin et lui parler d’un truc qu’ils devaient faire pour la grange, sa voix s’emmêla à celle des dialogues, ce qui donnait quelque chose d’assez étrange :

« C’est toi qui as, mais le cadavre derrière la ferme accrochée à l’ancre !

— Appelons la police ou l’échelle pourrait toujours servir, mais si le tueur était encore là ? »

L’attention de l’artiste fut de nouveau accaparée par les vagues dans le levé du soleil, oublieuse de toutes les paroles qui gâchaient la mer. Les voix se turent bientôt dans le salon, rendant aux dialogues leur sens pas toujours très logique non plus. Les gros plans sur les personnages se succédaient, cachant la beauté de l’eau.

Chloé se pencha pour boire quelques gorgées du cocktail préparé par Joël —sans alcool parce que ce n’était pas très bienvenu dans cette maison—, qui se révéla bien meilleur qu’elle ne l’avait craint, puis retrouva sa position. Benoît avait laissé son bras sur l’arrête du canapé derrière elle, dérangeant parfois ses cheveux quand ses doigts s’agitaient d’impatience devant les scènes un peu longues. Joël était bon public et riait à tout en commentant les réactions à l’écran. Elle finit par se détendre assez pour répondre à ses remarques. Ils se trouvèrent bientôt tous les deux à parler presque autant que les personnages, entraînés par l’enthousiasme surjoué des acteurs.

L’épisode se termina sur un cliffhanger, annonçant aussitôt la suite juste après une page de publicité d’une bonne quinzaine de minutes. Les deux bavards se levèrent pour ravitailler les ramequins en olives et changer la carafe de cocktail maison bien frais tout droit sortit du frigidaire. Le barman en profita pour refaire un mélange à titre préventif sans cesser de commenter l’intrigue qui se dessinait. Le troisième convive était resté à sa place, sans bouger de sa position, à contempler pensivement le cure-dents qu’il faisait tourner entre ses doigts.

« Tu n’aimes pas la série ? », lui demanda-t-elle en revenant au salon, plaçant les petits récipients de céramique vernie sur la marqueterie Vritz de la table basse —une pure merveille, ce tableau du terroir—.

« Ce n’est pas vraiment mon genre de prédilection.

— Tu regardes quoi d’habitude ?

— Des documentaires animaliers. »

Il releva la tête pour plonger ses yeux entre bleu et vert dans les siens, à peine souriant, comme imperméable à la bonne humeur générale.

« Si ça t’embête tellement, cette série, pourquoi tu te forces à la regarder ?

— J’aime vous entendre rire. »

Puis il se leva pour rejoindre la salle d’eau. Joël reprit sa place à droite de Chloé, toujours aussi heureux :

« C’est ça qui est bien avec lui : je peux regarder ce que je veux, inviter qui je veux, le faire jouer à n’importe quoi, il dira toujours oui du moment que c’est dans la joie et la bonne humeur. Quand ça le gonfle, il s’en va. Je ne connais personne d’aussi facile à vivre.

— ça fait longtemps que vous habitez ensemble ?

— Six ans. Il s’est installé ici quand il a eu assez d’argent pour s’acheter sa maison, et je venais juste de commencer à travailler dans l’entreprise. Au début, il me récupérait chez mon père le matin et me déposait tous les soirs. On s’est dit que ce serait plus simple de vivre sous le même toit pour lui éviter le détour. Vu qu’il cuisine comme un pied, il était très content que je m’installe.

— Alors c’est sa maison, sa voiture, son oliveraie…

— Ses meubles, son abonnement internet et télévision, ses impôts, son frigidaire, ses cure-dents… oui, c’est bizarre, mais je n’ai rien à moi. Tout est chez mon père.

— Ce n’est pas possible, ça fait six ans que tu vis ici, tu dois bien avoir quelque chose !

— Bien sûr, j’ai le truc le plus précieux de tous les Bas-Endraux : j’ai Ben. »

L’intéressé se rassit à gauche de Chloé sur cette réplique, reprenant sa position précédente, avec le bras derrière sa tête sur le canapé :

« évidemment », soupira-t-il en réponse à la tirade de Joël. Ce qui signifiait ici : « Ne dis pas n’importe quoi, mon grand, tu sais bien que c’est complètement faux et en plus tu vas lui mettre des idées idiotes dans la tête ».

Son cousin se contenta de lui décerner son plus beau sourire alors que l’épisode suivant démarrait. De nouveau, la mer reprit son emprise sur l’esprit de Chloé ; elle replongea le nez dans ses cheveux pour se laisser transporter par leur odeur iodée.

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