4-Chapitre 41 (3/5)

5 minutes de lecture

L’ambiance en ville était électrique depuis le retour de Bénédict. Chloé se rappelait à peine leur unique rencontre, dans la pénombre du restaurant de Nanie brouillée par ses larmes. Elle était à peu près certaine de ne pas pouvoir le reconnaître si elle le recroisait, mais cela lui était égal : elle avait décidé de s’enfermer chez elle pour, justement, ne croiser personne. Assez de se faire traiter d’assassin chaque fois qu’elle mettait le nez dehors.

La véritable raison de son ermitage était cependant autre. Depuis deux jours, la petite boîte tendue de velours donnée par Benoît la fixait méchamment. Dedans, le collier d’Adelphe attentait qu’elle prenne une décision sur son sort. Chloé savait bien que rendre le collier ne changerait rien à la déception de sa tante, mais elle ne pouvait s’empêcher d’imaginer les pires scènes pour ce rendu. L’un des scénarios se soldant par Adelphe l’étranglant de rage à cause de toutes les souffrances qu’elle lui avait infligées jusque là ; chose hautement improbable quand on connaissait sa tante, mais que l’esprit de Chloé trouvait tout à fait plausible ce soir.

La loupiotte de son téléphone s’éclaira. Trop heureuse d’avoir une excuse pour se distraire de la décision, l’artiste tendit le bras vers le paquet de vêtements au pied du fauteuil à bascule, et saisit l’appareil. Elle en profita pour consulter certains messages qu’elle n’avait pas eu le courage de regarder.

Benoît (la veille au soir) : Le Vicomte souhaite s’entretenir du dossier avec nous demain. J’apprécierais que tu sois présente.

Benoît (à dix heures ce matin-là) : Est-ce à cause du collier que tu joues à cache-cache ?

Benoît (trente minutes plus tard) : Le Vicomte veut te voir.

Benoît (douze minutes plus tard) : Décroche quand j’appelle.

Joël (pendant les appels manqués de Benoît) : Tu boudes ? Ben est sur les nerfs, ça s’est mal passé avec le vicomte.

Benoît (à l’instant) : Je sors du travail si tu ne réponds pas je viens chez toi pour vérifier que tu es encore en vie

Benoît : , ,.

Joël : on arrive, t’as intérêt à avoir une bonne excuse parce que Ben est hors de lui.

Joël : (ça veut dire qu’il pianote sur le volant au feu rouge, ne t’inquiète pas, il conduit bien)

L’image d’un Benoît glacial fixant un sémaphore un peu trop lent lui remua aussitôt les entrailles. Chloé releva les yeux vers la maudite boîte qui la mettait dans cette situation impossible. S’ils sortaient tout juste, ils seraient là d’ici un gros quart d’heure, ce qui lui laissait à peine le temps de filer se cacher ailleurs pour échapper à leurs remontrances. Après juste ce qu’il faut d’hésitation pour se convaincre que cette débandade était tout à fait légitime, Chloé enfila un sweat informe, attrapa la boîte du bijou, son sac, puis fonça dans les escaliers sans prendre le temps de respirer. Elle enfourcha son vélo et pédala à vive allure jusqu’à disparaître à l’angle de la rue. Le trajet jusqu’à la maison d’Adelphe sembla durer une seconde bien qu’elle prit soin de faire un long détour pour éviter de croiser une certaine voiture qui fonçait chez elle dans les respects des limites de vitesse et la plus grande prudence. Sa tante ne rentrerait pas avant deux ou trois heures.

Le salon semblait crouler sous la chaleur combinée de l’ensoleillement et de l’enfermement. Les rideaux multicolores se prenaient pour des vitraux et dessinaient des formes joyeuses sur la nappe en coton ciré de la table. Ave, songea l’artiste, appareil photographique déjà en main pour immortaliser l’inspiration fugace.

Une odeur de poisson grillé aux herbes flottait encore dans l’air. L’estomac de Chloé lui signala qu’elle avait encore sauté un repas. Pourtant, le silence rendait l’endroit lugubre. D’habitude, chez Adelphe, c’était le calme ; pas l’immobilité.

L’artiste hésita à monter voir les chambres, mais elle craignait d’y trouver son lit sans draps, la rayant définitivement de la vie d’Adelphe. Elle se contenta donc de faire le tour de la table en contemplant les décorations qui n’avaient jamais changé, la facture du bois sculpté sur les meubles, étonnée de cette patte familière sur les bas-reliefs. Elle caressa le noyer du bout des doigts, suivant les feuillages figés qui lui donnaient un semblant de vie. Qui avait sculpté ce meuble, déjà ? La mémoire lui faisant défaut, elle poursuivit son pèlerinage dans la pièce à vivre.

La sonnerie de son téléphone mobile fit chantonner sa poche ventrale, Chloé sortit l’appareil en sachant pertinemment quel nom s’afficherait. Les deux ébénistes devaient s’énerver devant la porte fermée de son appartement vide. Elle haussa les épaules et coupa le son. L’appareil chanterait en silence jusqu’à ce qu’ils comprennent qu’elle ne voulait voir personne. Une ancre plongea au creux de son ventre lorsqu’elle rangea le téléphone dans son sweat. Chloé mit cela sur le compte de ce qu’elle s’apprêtait à faire.

Après de longues tergiversations, la conclusion était simple : elle avait perdu Adelphe. Ce n’était pas la peine de chercher à se faire pardonner ni de s’accrocher à elle en attendant que le désespoir l’engloutisse jusqu’à l’étouffement. Comme tous les autres échecs de sa vie, elle survivrait à celui-ci. Il fallait juste l’accepter. Lâcher prise, comme disaient les livres de développement personnel. Elle allait lâcher plus d’une prise, ce soir.

Chloé ouvrit le tiroir du buffet où s’entassaient toujours des blocs-notes et des stylos. Il fallut quelques essais pour en trouver un qui fonctionne encore correctement. Elle jeta les autres, sachant à quel point ça agaçait Adelphe de devoir en essayer plusieurs avant de pouvoir écrire. Après réflexion, Chloé s’assit à la table du salon avec une page A5 quadrillée. Elle sourit en songeant à l’époque des culottes courtes où elle forçait sa tante à acheter ces petits carreaux pour ne pas avoir à dessiner les lignes au crayon afin d’écrire droit. Adelphe avait cédé en lui disant que ce n’était pas le papier qui faisait la plume. Comme souvent, elle avait eu raison.

Quand elle termina son message, l’artiste contempla longtemps le médaillon de bronze, puis posa la boîte sur la table et coinça sa petite feuille de papier dessous. Elle sortit son porte-clé, décrocha les tiges métalliques qui cliquetèrent sombrement lorsqu’elle les laissa à côté du mot.

Chloé quitta la maison d’Adelphe sans un regard en arrière. Il lui resterait toujours les photos. Elle laissa le vieux vélo adossé au mur de la maison et enfila son sac à dos. Puis la jeune femme s’éloigna d’un pas léger, presque guilleret. Dans son ventre, l’ancre continuait de couler sans trouver le fond de l’océan qui l’ensevelissait.

À présent qu’elle avait fait le plus dur, il ne lui restait plus qu’à terminer selon son plan : en finir avec cette vie.

Annotations

Vous aimez lire - Kyllyn' - ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0