4-Chapitre 42 (5/5)

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Chloé tremblait d’excitation. Elle avait terminé sa sculpture. Depuis une heure, elle tournait autour en songeant à tout ce que ce buste n’était pas, à commencer par L’Amour, mais ses viscères la laissaient en paix : elle était parvenue à sculpter jusqu’au bout malgré l’erreur qui aurait pu lui coûter son art.

Le vicomte arriverait bientôt pour leur annoncer les résultats de l’appel d’offres de la baronne, qui semblait en très bonne voie aux dernières nouvelles. Un sourire joyeux flottait sur ses lèvres tandis qu’elle vérifiait pour la énième fois la perfection de son polissage sur le bois de poirier. De l’autre côté de la vitre, le reste de l’équipe s’agitait également, prêtant la main aux derniers détails en guettant l’arrivée tant attendue et redoutée de leur employeur. Joël lui adressa un salut de la main en surprenant son regard, puis continua d’aider Julie. Même Hélios paraissait impatiente, elle qui avait toujours semblé imperméable aux états d’âme de l’équipe —sauf peut-être quand le désespoir de Chloé commençait à lui taper sur les nerfs—, et observait sa propre sculpture sous toutes les coutures.

Puis ce fut le coup d’envoi : le vicomte entra dans l’atelier, souriant et tiré à quatre épingles, serra la main de chacun puis se dirigea spontanément vers Benoît pour la tournée habituelle des meubles. Celui-ci entreprit de lui présenter chaque produit avec précision, aisément devinable malgré la vitre qui les séparait et son expression neutre. Professionnel jusqu’au bout des ongles, Benoît invita ensuite le vicomte dans le Bloc, suivi du reste de l’équipe qui ne voulait pas rater l’annonce des résultats.

L’aristocrate tourna autour des deux sculptures, impressionné par la qualité des finitions. Chloé éteignit les néons, puis trifouilla l’interrupteur dans le dos du buste sous les regards curieux.

Les yeux de bois s’allumèrent soudain, brillant d’un éclat bleu rêve dans la pénombre de la salle. La cicatrice sous l’œil gauche suinta doucement une lueur d’or qui s’écoula le long de la joue en une rigole lente. Lorsqu’elle toucha le menton, une goutte se suspendit, hésita à poursuivre, puis s’élança dans le vide. Alors l’eau de miel devint larme.

Agnès applaudit, Sam et Bob commentèrent l’effet qui leur avait coupé le souffle. Joël rit, les yeux étincelants d’admiration, ce qui réchauffa le cœur de Chloé. Leur chef sembla adorer l’œuvre, posant des questions sur tout au point que l’artiste en vint à s’emmêler les pinceaux dans ses réponses tout en cherchant le visage de Benoît. Impossible de lire son expression dans la pénombre, c’était tout juste si ses yeux reflétaient la lueur bleu-or de la sculpture, tout aussi lisses et songeurs.

Après avoir admiré l’œuvre tout son content et évalué l’impact émotionnel et financier sur de potentiels clients, le vicomte invita Chloé à rallumer pour leur annoncer la grande nouvelle : ils étaient sélectionnés pour la chaîne hôtelière.

Ils avaient réussi ! Leurs soirées de disputes sur les dessins de l’équipe et leurs calculs à rallonge avaient porté leurs fruits ! Tout le monde se congratula ; le vicomte se permit même de serrer de nouveau toutes les mains en remerciant chacun de ce travail d’équipe, rappelant qu’il ne fallait pas relâcher l’effort et que le plus dur était encore à faire.

Puis le vicomte convia Benoît à le suivre dans le bureau pendant que le reste de l’équipe réfléchissait au meilleur moyen de célébrer la nouvelle : quelle tourterie des Bas-Endraux serait la mieux à même de leur offrir ses services ce soir ? Agnès votait haut et fort pour sa favorite, qui était plus portée sur les boissons que sur la qualité de sa nourriture, alors que Bob voulait un petit coin calme pour papoter tranquillement. Hélios hésita longuement entre trois adresses équidistantes de son logement, ce qui aurait dû permettre une triangulation pour savoir où elle habitait, mais Chloé n’avait pas de plan sous la main et n’était pas passionnée par l’investigation. Ils parvinrent enfin à se mettre d’accord sur un restaurant, se donnant rendez-vous pour plus tard dans la soirée avant de s’éloigner prendre leurs douches.

Chloé préféra ranger sa table, ne voyant pas l’intérêt de faire la queue alors qu’il n’y avait que trois cabines de douches et déjà quatre prétendants ; Hélios et Joël avaient la même idée qu’elle. Lorsqu’elle se trouva satisfaite de son ordre, Chloé se rendit dans l’atelier contigu pour observer Joël terminer les dernières retouches de son coffret à bijoux. Ils rirent de tout et de rien, relâchant enfin la pression de ces derniers mois qui avaient semblé ne jamais prendre fin.

Puis Benoît les rejoignit, très pâle. Il s’assit sur le tabouret à côté de Joël pour le regarder travailler.

« Alors, prêt pour fêter ça ? », lui demanda son cousin, tout sourire.

« Nous avons encore perdu deux clients. Le Vicomte a très mal pris la venue de madame Lelierre pour débaucher Chloé. Je suis renvoyé. »

Joël et Chloé le fixèrent.

Benoît rit. Un son guttural, arraché à des lambeaux de chair qui ne tenaient plus ensemble que par un miracle inexplicable ; hâché, entrecoupé de silences dans lesquels on entendait l’impatience de la mort. Joël avait raison : ce rire faisait peur.

Quand la douleur sembla trop forte, Benoît cessa, s’acharna sur une respiration qui n’aurait jamais dû autant coûter, puis glissa les mains sur son visage. Lentement. Avec une lassitude extrême qu’on ne lui avait pas vue depuis un moment. Il conserva les deux mains fermées devant ses lèvres dans une prière muette. Sévère.

« Et il a pris l’oliveraie, officiellement cette fois. Il ne me reste plus que ma maison et la voiture. Sans travail, je ne vais pas pouvoir les garder longtemps. »

Benoît encaissait le choc, acceptait sans une plainte qu’on le déchiquette, une fois de plus. Exactement tel qu’elle l’avait craint : les yeux secs, durs, le visage impassible, déjà en recherche de solutions plurielles pour sauver les haillons épars de l’étendard de sa vie.

Incapable de trouver les mots qui recoudraient sa peine, Chloé le prit dans ses bras, le serra contre elle comme il l’avait tant fait, caressant ses boucles poussiéreuses du bout des doigts, sentant ses mains un peu rugueuses enlacer sa taille tandis qu’il s’accrochait doucement à elle. Puis il eut cette voix, calme, toujours, exhumée de l’outre-tombe qu’était son corps :

« Je vais faire quoi maintenant ? »

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