13 Palais - Miroir ou Couloir

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La vitrine de la boutique de lingerie est d’un autre âge.

Des blouses de femme d’intérieur sans manches, bleu roy avec des motifs, bordées de galons roses délavés. Des soutiens-gorge Playtex affreux. Des culottes de grands-mères grandes, larges, des caracos chinés beige clair tout pas beaux.

Mila est surprise.

— C’est ici que tu achètes tes sous-vêtements ?

— Non, plus maintenant. Abigaëlle rit. J’ai une boutique à côté de mon boulot. Mais avant je venais ici. Il y a tout ce que tu peux espérer.

Elles entrent. La boutique est étroite, toute en longueur. À l’entrée un comptoir, des robes de chambre, rose pâle, bleu ciel. Que des trucs de mamies. Plus loin, une marche plus bas, la pièce se resserre encore, et là, le long du mur des dizaines de petites boîtes blanches rectangulaires avec un dessin de trois centimètres sur trois pour le modèle de la pièce. Soutien-gorge, balconnet, emboîtant, corbeille, ou slip, string de luxe, string tout court, culotte, culotte haute, gaine...

Elles entendent un râle.

— Oh, ça va pas… ! Oh là là ! Regarde comme ça déborde, je te l’avais dit que c’était pas ta taille… !

À chaque phrase, on entend une inspiration oppressante.

— Tiens, c’est ça qu’il te faut...

La voix chante.

— Boonnjour mesdames. Je suis aux cabiines.

Abigaëlle sourit.

— Viens.

Elles descendent les marches.

Madame la tenancière est maigre, avec des lunettes aux verres en cul de bouteille, des cheveux courts blancs et bleus. Ses yeux clairs sont tout petits, son visage est très pâle.

Il y a deux cabines. La première est vide. Dans la seconde, une femme d’une soixantaine d’années bien sonnée arrange son sein dans un balconnet orange vif.

Les rideaux ne sont pas fermés. Les deux femmes ont l’air très à leur aise.

— Bonjour mesdames, répète la dame.

Sa voix est très grave, elle inspire bruyamment.

— Qu’est-ce que je peux faire pour vous ?

Encore ce bruit.

Abigaëlle répond, désignant Mila, elle dit :

— Nous aurions besoin d’un soutien-gorge invisible.

— Invisible comment ?

Mais comme Mila ne comprend pas la question, la dame précise : sans bretelles, avec bretelles, balconnet, soutien-gorge… ?

— Euh… avec bretelles, je préférerais quelque chose de… simple, dit Mila timidement.

— Hum. C’est quoi ta taille, ma fille ? fait-elle en la regardant plus bas que les yeux.

Mila lui répond et du tac au tac, la dame dit :

— C’est trop grand, tu aimes les choses confortables.

Elle s’en va, revient puis dit dans un crissement :

— Tiens, essaie ça.

Elle lui tend des bouts de tissus compliqués avec des lanières, dans une couleur laide, moitié beige, moitié orange avec tout un tas d’étiquettes épaisses emmêlées dans des cordelettes de cuir. Mila entre dans la cabine et ferme le rideau.

 

Elle se déshabille et cache son soutif sous son pull. Elle fait passer une première pièce autour de la taille, ferme les deux agrafes et fait tourner l’ensemble.

Elle bascule les armatures, passe ses bras dans les bretelles, l’un puis l’autre, mais elle n’a pas fini, que déjà le rideau s’ouvre en grand et qu’elle entend :

— Alors ! Qu’est-ce que ça donne ?

Les yeux dans le miroir, la dame aux culs de bouteilles règle la tension de ses bretelles et la fait tourner face à elle. Elle appuie sur son sein du bout de ses doigts d’un geste expert et le fait rentrer dans le bonnet. Et sans rien lui demander, elle fait pareil avec l’autre.

Satisfaite, elle tapote le haut de son sein gauche :

— Et oui, y en a toujours un plus gros que l’autre. Alors, qu’est-ce que t’en penses ? demande-t-elle dans une inspiration bruyante.

La couleur du tissu, effectivement, n’est pas belle comme ça, mais elle rend bien sur la peau. Le soutien-gorge est à sa taille, il est très agréable à porter. La dentelle dessine un motif cachemire sur le dessus du sein.

— Soutien-gorge en dentelle de Leavers sur le dessus, microfibre et satin sur le dessous. Qualité de maintien irréprochable, confort inégalé.

— La dentelle me plaît beaucoup, dit Mila en caressant pudiquement la lisière du bonnet.

Elle sait que celle-ci ne la démangera pas. Les bretelles sont assez larges, elles ne lui cisailleront pas non plus les épaules. La sensation est très douce, le maintien est effectivement particulièrement agréable.

— Alors ?

— Je trouve mes seins plus gros.

C’est tout ce que Mila réussit à dire.

— C’est normal ! dit la dame d’un ton évident. Tu mets que des brassières de sport. Ça t’écrase tout et en plus, ta brassière, elle est « distroyed ».

Mila est contrariée. L’Asthmatique n’a pas vu ce qu’elle portait mais elle le sait pertinemment.

— Ça, c’est un soutien-gorge ! Renfort latéral, bonnet qui centre tes seins : ça met ta poitrine en valeur. Tout le sein est dans le bonnet et les deux sont centrés devant. Tes mamelons, tu vois, sont bien hauts. T’es belle, ma fille, dit-elle. Allez, essaie les autres !

Et elle disparaît sans fermer le rideau.

Mila regarde Abigaëlle, hébétée. Elle lève le bras, ferme le rideau et se tourne vers le miroir, défait les agrafes dans le dos, retire le soutien-gorge, délicatement pour ne pas l’abîmer, d’abord une bretelle puis l’autre, et l’accroche sur une patère esseulée. Elle attrape un autre soutien-gorge, le cintre autour de sa taille, le crochète. Une fois, deux fois, le fait tourner, bascule les armatures. Elle passe les bras et déjà la dame a tiré le rideau et lui règle les bretelles.

Elle la fait tourner et suivant le même rituel, du bout des doigts, place un sein puis l’autre.

Celui-là aussi lui va parfaitement.

— Humm, fait la dame, très très bien aussi. Qu’est-ce que t’en penses ?

Mais elle enchaîne :

— Soutien-gorge en microfibre préformée, elle laisse respirer ta peau. Il lifte et centre ta poitrine. La forme du sein fait un galbe rond et naturel.

La vieille dame le décrit cliniquement. Le soutien-gorge n’a pas de coutures, il ne fera effectivement aucune démarcation. Elle poursuit :

— Sous un vêtement un peu transparent, on ne voit rien et on ne peut que penser que tu es nue dessous.

Elle dit ça d’un air coquin, avec sa voix grave et sifflante et ses lunettes de science-fiction.

— Mais, en contrepartie, le sein est plus étalé, ça te fait une poitrine plus petite et le maintien est plus souple.

Mila se tourne vers Abigaëlle, les yeux écarquillés :

— Qu’est-ce que t’en penses ?

Abigaëlle répond comme si tout ce cinéma était normal :

— Moi je prendrais les deux.

Mais Mila n’en sait rien. Mais alors rien du tout.

— Allez, le dernier, dit l’Asthmatique.

Mila tend la main pour fermer le rideau, puis se ravise. De toute façon ce rideau n’est pas assez souvent fermé. Elle se tourne devant le miroir.

Elle retire le soutien-gorge, le remet sur la patère avec les autres et saisit le dernier. Et suivant le même rituel, elle l’attache autour de la taille, le fait tourner, bascule les armatures. Madame la dame est déjà là, ajustant les bretelles, le regard dans le miroir.

— Modèle couture. Balconnet en dentelle élastique sur le dessus, tulle sur le dessous. Comme les autres, le bonnet lifte et centre la poitrine mais sa découpe de bonnet en cœur te fait un très joli décolleté.

Comme dans un restaurant chic le maître d’hôtel raconte le plat, l’Asthmatique raconte le soutien-gorge.

C’est un soutien-gorge de princesse. Mila le pense mais ne le dit pas. Cette couleur est pourrie. De la dentelle aussi fine en orange pas beau, c’est du gâchis.

— Encore impeccable !

La dame a l’autosatisfaction facile. Mila demande :

— Est-ce que vous en auriez un autre, juste pour que je me rende compte de ce qui me va ou pas, pour voir…

L’Asthmatique la regarde.

— Non. Aucun ne t’ira mieux que ceux-là.

— Euh… je voudrais avoir le choix, ose timidement Mila.

— Dans une autre couleur ? propose la dame.

L’asthmatique s’en va. Puis revient.

— Tiens, essaie ça.

Elle lui tend deux soutiens-gorge. Un de couleur chair équivalent aux deux précédents et un blanc en dentelle. Et elle disparaît de nouveau.

Mila passe le premier. Se regarde dans la glace, la dame surgit, règle les bretelles.

— Alors ? dit-elle sèchement.

La dentelle s’avachit d’un côté, bâille de l’autre. Le tissu la gratte.

— Bof, dit Mila.

— Qu’est-ce que je t’avais dit ? La dame bougonne, vexée. T’as passé l’autre ?

— …  euh... pas encore.

Mais la dame a disparu.

Mila passe le blanc, bascule les bonnets, passe les bras.

Il lui plaît beaucoup celui-là. Tout le bonnet, les bretelles et le tour sont en dentelle et rubans, très finement ciselée, transparente, avec un voile très doux sur le dessous du sein et des bretelles.

L’Asthmatique est encore là qui lui règle les bretelles, la fait tourner, tâte le sein droit, le gauche.

— Alors ? dit-elle d’une voix satisfaite. Il est beau, hein ! Je suis sûre que c’est ton style. Dentelle et ruban de satin. Et en plus renfort latéral, bonnet très échancré, lifte et centre le sein. Il fait un décolleté de princesse.

Mila le trouve très beau effectivement, elle a du mal à se reconnaître dans la glace. Le soutif ne va pas avec le jeans qu’elle porte et inutile de mentionner la culotte dessous.

— Vous avez les bas assortis ? demande Abigaëlle à la dame repartie vers la cliente en fluo.

— Qu’est ce qui faut ? String simple, string à dentelle, string de luxe, shorty, slip, culotte, culotte haute ? Pour quel modèle ?

Abigaëlle répond.

— Ben pour tous. Tu veux quoi Mila ?

Mila sait ce qu’elle veut, mais là, les choses… les mots… il y a un peu trop de monde pour les dire. Alors l’Asthmatique prend les devants.

— Je sais ce qu’il te faut.

La dame réapparaît. Elle n’a pas demandé la taille. Ce n’est pas nécessaire, elle sait.

Elle lui donne les petits bouts d’étoffe et ferme le rideau.

Mila dans la cabine, enlève son jeans et passe le premier.

En microfibre, elle est assortie au soutien-gorge sans couture. C’est une immense culotte. Grande comme ça, elle n’en a pas. Elle se regarde. Se sent bizarre. Elle pouffe.

Elle l’enlève, passe une seconde de forme culotte haute jusque sous le nombril. Elle est assortie au soutien-gorge en dentelle de Leavers. De couleur chair, en tissu uni devant et derrière, avec de grandes échancrures en dentelle reproduisant le dessin cachemire caractéristique. Elle est très agréable à porter. Elle la retire, l’accroche sur la patère encombrée désormais.

Prend une troisième, blanche assortie au modèle à balconnet essayé en dernier. Elle ressemble à la culotte précédente : taille haute, tissu blanc opaque, fluide, tout doux sur le devant mais toute de dentelle transparente derrière et sur les échancrures. Portée par-dessus sa culotte défraîchie, elle a honte. Ça fait un peu aguicheur. Mais c’est très beau.

Elle l’enlève et passe la dernière, blanche également, de la même ligne que le balconnet.

Elle cherche le sens. Elle rit. Il n’y a pas de tissu, uniquement de la dentelle et des coutures. C’est un string. Elle soupire pensant à la cocasserie d’être dans une cabine de lingerie à acheter des fringues en or pour une soirée où elle va rester une demi-heure.

C’est complétement délirant !

Elle passe le string, une grande bande de dentelle élastique qui couvre sa peau de la taille au milieu de ses fesses.

Elle se dit que sa culotte dessous est plus que défraîchie, c’est une horreur, la scène est pathétique. Seul un petit triangle devant n’est pas en dentelle, tout le reste est transparent, ciselé. Il est très agréable à porter. Et évidemment, les quatre sont à la bonne taille.

— Alors, qu’est-ce qu’elle en pense, la p’tite ? exige la voix derrière le rideau.

— J’ai fini, je sors.

Mila se rhabille et ouvre le rideau.

Abigaëlle et la dame la dévisagent.

— Alors… ?

Sans explication, Mila file vers le comptoir.

Elle dépose des bouts de tissus à gauche, des bouts de tissus à droite.

— Je vous prends ça, s’il vous plaît, désignant l’un des tas.

La dame sourit.

La dame respire, son corps siffle, elle range les pièces dans leur petite boîte et met le tout dans une pochette en carton rose avec un ruban blanc.

— Bonne journéééée mesdammmes, chante la voix redescendant déjà vers les cabines.

Abigaëlle est toute excitée.

— Tu ne vas quand même pas me cacher ce que tu as pris… ?

Mila sourit.

— Oh non Mila pas ça, dis-moi, dis-moi, dis-moi.

— Moi ! Moi ! Moi !

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