15 Palais - 54

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Mila finalement émerge. Elle reprend possession de ses esprits, des évènements de la soirée, de la journée. Elle avait souhaité la syncope, elle a été exaucée.

Elle quitte la cuisine, le restaurant, et redescend dans le grand hall.

Pepito, un pied sur la première marche de l’escalier :

— Ah ! J’allais monter ! Comment tu te sens ?

— J’ai raté ton discours ?

— Non. Juste à temps !

 

Ils sont rejoints par Abigaëlle, accompagnée d’Edmond, sereins tous les deux.

Pepito est tout excité, il l’emmène dans la grande pièce et dit :

— Tu restes par-là, hein ?

Il s’en va.

Une voix au micro :

— Mesdames et messieurs, nous tenons à remercier toutes les personnes qui ont contribué à faire se réaliser ce fabuleux projet. En tout premier lieu, la Communauté Urbaine…

Edmond s’est penché vers Mila :

— Vous voulez boire quelque chose ?

— Hein ? Euh… non rien. Merci.

Edmond ne bouge pas.

— Vous n’y allez pas ? demande-t-elle.

— Non ! Il n’est pas bon leur champagne.

Elle sourit, se détend. Tout cela sera bientôt terminé.

 

Tout un tas de gens défilent, des notables de la cité, plus ou moins importants, plus ou moins à l’aise aussi. Certains envahissants, ne quittant plus la scène.

Mila se rend compte du nombre de personnes, d’interactions, de décisions nécessaires à l’achèvement d’un tel projet. Il est clair qu’il faut être au moins pugnace. Le maire est mégalo mais il est aussi pugnace.

Le speaker :

— Maintenant je souhaiterais remercier celui sans qui cet espace de vie ne serait pas totalement terminé. Il s’agit de mon ami Philippe Dubois pour la contribution de son entreprise.

Le speaker applaudit tandis que Pepito le rejoint sur l’estrade. Ils se serrent les mains, la salle applaudit. Le speaker reprend :

— Merci, Philippe. Alors, mesdames et messieurs pour vous expliquer la démarche de Monsieur Dubois, c’est assez simple : faire le maximum avec le minimum.

Il se tourne vers Pepito :

— En effet, Philippe, votre entreprise a proposé davantage que des parterres de fleurs. Vous nous avez convaincus que nous pouvions aménager tout ce nouvel espace de la cité avec des végétaux sans que cela ne nous coûte les yeux de la tête en achat et en entretien. Vous nous avez aussi expliqué que, dans la famille des végétaux, il n’y a pas que le gazon et qu’il existe des plantes superbes l’année durant, qui survivent surtout si on ne s’en occupe pas. Ceci nous a beaucoup plu effectivement…

La salle rit.

— Et vous nous avez montré combien nos concitoyens seraient bien plus heureux dans un environnement… et il ouvre les mains à plat vers le ciel… beau. Donc pour tout cela, Monsieur Dubois, merci.

Pendant que la salle applaudit, Edmond se penche vers Mila, et sans la regarder il lui dit, ironique :

— Magnan… merci !

Mila lui donne un coup de coude.

Elle sent sa chaleur, son odeur aussi maintenant. Elle sent le froissement de sa veste quand il croise les bras. Il est attentif, il écoute. Il est bien ici, près d’elle. Après ce qu’il s’est passé en entame de match, les choses sont quand même bizarres. Elle l’a blessé, il était particulièrement en colère, ils ont parlé, ils ont réussi à parler et il est à nouveau là et calme. Ce type est vraiment quelqu’un de bizarre.

Pepito :

— Merci, merci Beaucoup. Je tiens vraiment à remercier toute mon équipe pour sa contribution.

Il scrute l’assemblée, Mila se redresse brusquement.

— Merde, pouffe-t-elle.

Elle tourne la tête à droite, à gauche puis se met brusquement derrière Edmond. Qui, ne comprenant pas la manœuvre, commence aussi à bouger pour lui faire face.

Elle l’attrape par les flancs et le remet face à l’estrade. Elle se glisse derrière lui, cachée, les mains à peine posées dans le haut de son dos.

Il est grand. Elle savait qu’il était grand, mais elle n’avait pas vu qu’il était grand comme ça. Ses yeux dans son cou, juste sur la tranche de peau entre les cheveux et les vêtements.

— Oui, je voudrais remercier mon équipe de conception pour ses projections, sa vision des choses, son esprit de rupture...

Pepito continue de la chercher. Edmond penche la tête sur son épaule et murmure :

— Hum, j’ai bien envie de vous dénoncer…

Elle pose son front contre son dos, ne respire plus, connectée physiquement à lui.

— Il s’en va, monsieur Dubois quitte l’estrade, chuchote Edmond sur son épaule.

Le speaker reprend sa fiche et poursuit ses remerciements. Mila se détache lentement. Edmond est amusé :

— Je ne pensais pas qu’un ours pouvait avoir peur des honneurs.

— Je suis certaine que vous auriez eu beaucoup moins de mal que moi !

Edmond plisse les yeux.

 

— Où tu étais ?

Monsieur Dubois apostrophe Mila.

— Euh… par-là.

Il bougonne. À Edmond, il dit :

— Vous lui faites passer un bon moment, d’accord ? Qu’elle ne s’évapore pas trop vite.

— Ouh… je pense que Mademoiselle Magnan est une fleur d’autant plus parfumée qu’elle pousse là où ça lui chante !

Monsieur Dubois lui tapote l’épaule.

— Vous avez tout compris aux femmes !

Edmond fait une moue sceptique. Un homme interpelle monsieur Dubois :

— Pepito, comment vas-tu ?

Pepito s’éloigne.

Une serveuse passe avec un plateau, elle décroche un sourire attrape-cœur à Edmond, qui lui sourit généreusement, Mila baisse la tête.

 

Soudain, un bruit criard avec un souffle puissant se répand dans la salle. Du verre se brise.

Le grand panneau d’affichage a basculé sur plusieurs tables de verres.

Les femmes crient. Un mouvement de foule gonfle auprès d’eux. Un bruit sourd de voix d’hommes gonfle, alors que les gens se pressent en désordre dans une vague noire.

Edmond attrape Mila par la main.

— Venez !!

Il la fait reculer avec lui jusque dans le fond de la salle près d’un mur. La main d’Edmond est chaude et directive. Mila est sonnée par toutes ces sensations.

Le son continue de monter, étouffant, oppressant. Les gens trébuchent et s’agglutinent en un mouvement plus dense encore et commencent à les bousculer avec violence.

Edmond tire Mila à son côté. Il l’attrape par la taille et l’enlace contre lui, plus que fermement, l’épaule en avant.

Mila a plié ses bras, instinctivement elle a placé ses mains devant son visage.

Edmond est malmené, chahuté par les autres personnes. Il perd l’équilibre et s’accroche à Mila, qui trébuche, et le repousse un peu pour les récupérer tous les deux. Edmond se rétablit, il desserre son étreinte et Mila retrouve un peu de liberté.

Du dos de sa main pendante, elle sent la toile du pantalon d’Edmond. Son corps contre le sien, la sensation de leurs jambes emmêlées, l’image de cet homme grand, solide, l’enlaçant, tout s’arrête autour d’elle. Les sons se font feutrés, les mouvements engourdis, les bousculades deviennent l’effet du vent.

Sa main s’ouvre et se pose sur le derrière de sa cuisse. Cette sensation est trop puissante, plus rien n’existe que ce corps qui la retient. Elle sent sa vie, la force de ses appuis et sa main continue son voyage extraordinaire.

Edmond s’est raidi, comme un arbre battu par le vent, il s’est planté dans le sol à distance des murs autour d’eux et les maintient dans un équilibre guerrier de nouveau.

Du bout des doigts et sous la veste de son costume, la main de Mila suit l’inflexion de sa fesse. Puis elle revient, pressante. Comme un chat, elle tâte la matière. Du bas vers le haut, à pleine main, elle pelote sa chair puis elle remonte jusqu’au seuil de la ceinture. Dessinant le bas de sa cambrure, elle quitte la texture rêche de la toile de son pantalon pour celle plus douce, plus tiède de la chemise. Mila écrase sa main dans le bas de son dos et termine sa caresse au plus haut le long de sa colonne vertébrale. Tout son bras et son épaule aussi, moulés désormais au corps d’Edmond.

Elle regarde sa propre main gauche, l’ouvre, la tourne et vient la poser sur la poitrine d’Edmond, contre son cœur qui frappe.

Comme un coquillage, elle reçoit les battements de son cœur à lui. Elle sent ses poils dessous qui empêchent sa main d’accéder à sa chaleur vraie, elle sent le déplacement rapide de sa poitrine. Elle voit la main d’Edmond sur le haut de son bras, incrustée. Elle sent cette poigne, et l’autre aussi, chaude, sur le haut de sa taille. Ses mains immenses, ses bras, ces lianes qui l’enserrent.

Elle ressent sa propre enveloppe, son corps à elle, sa limite, son royaume, protégé par ses bras, par son corps à lui.

Edmond est tout dédié, aux aguets dans la direction de la foule, de la menace, pour les abriter tous les deux.

Mila lève alors les yeux vers son visage : la peau de son cou est tendue, ses tendons bandés, il est très inquiet.

Cinquante-quatre respirations.

 

Cette île hors du temps aura duré cinquante-quatre respirations. Durant lesquelles Mila était possédée. Possédée par le corps d’Edmond, dépossédée de son esprit.

 

Soudain, Edmond tourne la tête, son regard caresse sa bouche, il déglutit, entrouvre ses lèvres. Ses yeux trouvent alors les siens et, doucement, il la libère.

Il desserre ses prises et Mila s’écarte de lui.

La réalité, à son tour, les bouscule.

— Pardon, dit-il à voix basse, je n’aime pas les foules.

L’animalité de sa force, de son corps.

Et maintenant son retrait si délicat.

Il n’a rien senti.

Ce sera donc un secret entre son corps et le sien.

— Excusez-moi, dit Mila en un murmure.

Elle s’éloigne.

 

Elle a besoin de sortir, de sentir le froid, l’air, le vent.

Dehors, elle peut se répandre, se mélanger, dans une rencontre qu’elle connaît.

En pensée, elle remercie Abigaëlle de lui avoir fait changer ses sous-vêtements, de lui avoir dit qu’elle était belle.

Il n’a rien senti.

Pour elle, cela aura été un voyage fabuleux, d’une volupté terrible.

Des émotions trop grandes et contradictoires.

Elle regarde ses mains, ses bras. Ils étaient contre lui. Son odeur, la machine vivante de cet homme, elle l’a sentie vibrer, ronronner sous ses doigts, dans la réalité. Ce n’était pas un rêve.

Mais comment se nourrir de cela, alors que lui n’a rien senti ?

Elle se dégoûte. D’avoir volé cela.

Ce n’est pas un secret en fait. C’est un vol, une caresse prise.

Elle a besoin de savoir pour lui, ce qu’il a ressenti, s’il a partagé ce trouble.

Mais elle ne le saura pas. Parce que si elle a eu le courage de prendre ça, c’est que du courage n’était pas nécessaire.

Il était préoccupé par autre chose. Il n’y avait aucun risque. C’est ça qu’elle a fait, dérober une étreinte sans avoir à subir la moindre crainte.

Ce vol est minable. Elle est minable.

Elle ne saura jamais s’il aurait partagé cela avec elle, parce que jamais elle n’aurait pris le risque de le lui demander.

Elle n’a pas ce courage. Elle le sait.

Elle sait que c’est plus facile de dire non que de dire s’il te plaît. Que c’est plus facile de dire je n’ai besoin de rien que de dire tant pis.

Il est beau, sociable. Il n’a aucune raison de passer du temps avec elle, si tordue, si ambivalente.

Mila sort et marche.

 

À l’intérieur, Abigaëlle interpelle Edmond.

— Vous avez vu Mila ?

— Non.

— Vous savez où elle est ?

— Non, je crois qu’elle est sortie.

Il est penaud.

— Il s’est encore passé un truc ? demande Abigaëlle.

— Il y a eu un mouvement de foule… répond Edmond, sur la défensive.

Sa voix se fait plus faible.

— Je l’ai attrapée… ensuite elle est partie.

Abigaëlle tique un peu.

— Alors c’est normal qu’elle soit partie. Elle vous a giflé ?

— Non.

— Elle vous a injurié, hurlé dessus ?

— Non.

— Mordu… ?

Edmond s’énerve.

— Non ! Je vous dis que non !

— Vous êtes sûr qu’elle n’a pas crié quelque chose du genre « putain de merde fait chier abruti sale con » ?

— Je vous dis que non !!! Elle a juste dit : « Excusez-moi ».

— Excusez-moi… ?

Abigaëlle fronce les sourcils.

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