16 Palais - Fin de Chantier

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Mila marche.

Naturellement et sans s’en rendre compte, elle fait le tour du bâtiment et du chantier.

Comment retourner là-dedans ?

Quoi dire ? Quoi être ?

Le tour des parkings, le un, le deux. Elle croise des couples cachés, des amis joviaux et bruyants, des gens pressés, des fatigués. Elle se calme doucement.

Elle reprend des forces, du courage. Et se décide à reprendre le fil de la soirée avec Edmond, avec Pepito, avec Abigaëlle.

Même si tout est mélangé dans sa tête, qu’elle ne sait plus rien sur rien, elle ressent une chose. Un truc est sûr, c’est que près d’Edmond, c’est con, mais tout va bien. L’œil du cyclone. Elle rit. Alors puisque rien n’est su, rien n’est perdu.

 

Elle pousse la grande porte vitrée, espérant tomber rapidement sur l’un ou l’autre.

À peine quelques mètres et elle aperçoit Abigaëlle dans les bras d’un type, tendrement enlacée. Elle rit.

C’est quand même pas possible !

Elle s’approche pour voir si le moment est opportun de la déranger ou s’il vaut mieux attendre un peu.

Mais déjà les deux se séparent et le garçon la tient par le bras.

Non !

Pas lui.

Pas elle.

Mila recule.

 

Partir. Les quitter, quitter cet endroit.

Rentrer chez elle, le seul endroit sûr.

Comme un automate, elle passe aux vestiaires, récupère son sac.

Et sans se retourner, Mila quitte le Palais des Congrès.

 

Chez elle, entrer, fermer la porte, bloquer la porte, couper le téléphone.

Jeter tout ce qu’elle a acheté. Les fringues d’avant, d’aujourd’hui, les jeter toutes. Vite arriver, se déshabiller, se laver de toute cette mascarade.

Abigaëlle. C’est écrit. Tous ceux qu’elle aime. Tôt ou tard.

Elle a eu raison de se protéger. Mais finalement, elle ne l’a pas assez fait. Il fallait ajouter Abigaëlle aussi.

Tous les hommes et Abigaëlle.

Tout le monde.

Elle pleure. Elle marche si vite qu’elle court. Sa respiration est coupée par l’émotion et par l’effort.

Son ventre se révulse. Elle y a cru.

Elle a cru que cette amitié jamais ne serait touchée, par rien. Le départ de chez elle, le fait de quitter leurs amis communs, le départ de Guillaume - l’amour d’Abi - et le départ de son amour à elle. Elles avaient résisté à tout cela.

Et voilà que Vallone apparaît, lui si loyal, si propre sur lui.

Deux temps trois mouvements, hop, la petite Blanche n’y verra rien.

J’ai acheté des soutifs en pensant à cet homme, je me suis sentie belle.

Elle crie de rage, de dégoût.

Se fermer. Et Abigaëlle qui trouvait qu’elle l’était trop, fermée.

Je ne l’étais pas assez. Je ne l’étais pas assez. J’aurais dû me méfier plus encore.

Elle pleure, crie, les sanglots lui secouent la poitrine.

Son sac à la main, sa démarche de folle, elle longe la route découpée par les phares des voitures.

Soudain une voiture klaxonne, et la Guilletta d’Abigaëlle s’arrête derrière elle. Mais Mila continue, elle ne peut plus lui parler. C’est terminé.

La voiture redémarre et s’arrête à une vingtaine de mètres plus loin, les warnings se mettent à clignoter et une silhouette sort.

— Mila qu’est-ce que tu fais, je me suis inquiétée ! Qu’est-ce qu’il se passe ?

— Abigaëlle, va-t’en. C’est terminé maintenant. Va-t’en.

Abigaëlle s’arrête tandis que Mila poursuit sa marche de l’enfer. Elle la rejoint au petit trot sur ses chaussures à talon aiguille.

— Qu’est-ce qu’il y a ? Qu’est-ce qui s’est passé ?

— Oh s’il te plaît, fait Mila la tête baissée comme une furie. Ne me prends pas pour une gourde. Arrête ton cinéma et va t’amuser à te faire sauter par tout ce qui bouge !

Abigaëlle est hébétée.

Elle retourne à sa voiture, rattrape Mila et se gare trente mètres devant elle. Adossée, les bras croisés, elle l’attend.

Mila avance toujours, elle cherche à contourner la voiture mais Abigaëlle harangue.

— Mila, je veux comprendre !

— Ne m’appelle plus Mila. Mes amis m’appellent Mila ! Les autres m’appellent Blanche, Blanche Magnan !

Mila hurle :

— Je t’ai fait confiance. Pendant toutes ces années, je t’ai fait confiance. Je t’ai parlé de lui, je me suis mise à poil devant toi. J’ai acheté des trucs, je n’avais pas fait ça depuis quatre ans. Quatre ans… !

Elle pleure, crie de rage, de colère.

— Tu m’as dit que j’étais jolie ! J’ai passé la journée avec toi. Tu t’es occupée de moi, mais je n’étais qu’une poupée. Une poupée !

— Je ne comprends pas, j’ai aimé faire ça avec toi !

— Ah oui ?

Mila est tout près d’Abigaëlle, elle la bouscule. Abigaëlle trébuche, elle crie :

— Mais qu’est-ce qu’il y a, putain… ?

— Je t’ai vue. Alors c’est un bon coup, monsieur Vallone ? Il baise comment, hein ? C’est comment avec lui, il a en une grosse de 4x4 ?

— Quoi… ?

— Tu m’expliques que je suis accro à c’type et tu t’le tapes dès que j’ai le dos tourné !

Elle jette son sac par terre et commence à défaire les boutons de sa blouse.

— Non Mila, ce n’est pas ce que tu crois, on te cherchait. Je te cherchais…

— Arrête ! N’en rajoute pas ! Va-t’en maintenant. Je ne veux plus te voir. Jamais !

Mila pleure. Abigaëlle attrape les bras de Mila. Mila crie :

— Ne me touche pas !

— Il m’a dit que tu étais partie. Je m’inquiétais.

Abigaëlle crie :

— On ne sait jamais avec toi, s’il faut te chercher ou te laisser tranquille. Personne ne sait comment s’y prendre avec toi !

Abigaëlle pleure aussi.

— Il m’a dit que c’était de sa faute si tu étais partie. Qu’il t’avait prise dans ses bras et qu’après tu étais partie. Je lui ai demandé si tu l’avais giflé ou si tu lui avais gueulé dessus. Il m’a dit que non ! Que tu t’étais excusée ! Je n’ai rien compris à ce qu’il me disait. Je lui ai demandé qu’il m’explique ou qu’il me montre ! Je voulais savoir si tu avais pu te défendre, ce que tu avais pu faire… !

Abigaëlle est bouleversée.

— Je ne me suis occupée que de toi. Et ce mec, il est à toi et à personne d’autre. Je voulais juste savoir si c’était un salaud... Je n’avais pas l’intention de blesser ma meilleure amie !

Elle pleure.

— Tu t’es enfermée depuis quatre ans. Depuis quatre ans, on ne peut plus te parler, tu ne ris plus, tu ne sors plus. Tu t’es emmurée vivante ! Je supporte ta mauvaise humeur, ton égoïsme, ta haine de la vie, de tout. Je supporte tes sautes d’humeur, tes colères, tes méchancetés. Tu crois te protéger mais tu te protèges de que dalle ! Tu fais souffrir les gens qui ont la débilité de rester près de toi !

Plus doucement :

— Et ce type il est à toi. Il est pour toi. Il ne sait rien, il comprend rien. Mais il est là. Tu n’as pas le droit de douter de lui. Tu n’as pas le droit de douter de moi !

Elle reste là, à pleurer face à Mila.

 

Alors Mila s’assoit sur le bord de la route dans l’herbe mouillée. Elles sont éblouies par les phares des voitures, parfois le son des klaxons s’éraille. Mila pleure.

— Je vous ai vus… J’ai cru que tu étais avec lui. Il avait l’air tellement… et toi aussi !

Abigaëlle s’assoit aussi, par terre, avec sa robe et ses talons embourbés.

— Tu es jalouse Mila, parce que tu ressens quelque chose pour cet homme, parce que tu l’as entendu te parler de ce que tu représentes pour lui et que ça te terrifie.

Mila tend ses bras sur ses genoux et la tête baissée, elle sanglote.

— Tu as essayé de te blinder, de tout faire pour que cela n’arrive plus jamais. Mais c’est arrivé. Et c’est ce qui t’est arrivé de meilleur depuis longtemps. Ce n’est pas grave comme maladie, ça ne mord pas, on n’en meurt pas ! Ça s’appelle le désir. Le désir entre un homme et une femme : un putain de zgeg et une putain de chatte qui ne demandent qu’à prendre un canon ensemble !

— Mila, j’ai deux gamins, un boulot prenant, un mec qui m’a plaquée, des aventures d’un soir, de deux. Avoir du désir pour un mec, ça fait du bien. Je sais que tu ne veux pas en entendre parler. Mais une femme qui ne mouille pas, c’est pas une femme heureuse. Ton prince aux doigts épais, même si ce n’est qu’un plan cul, prends-le, Mila. Tu verras bien où ça te mène. Tu ne peux pas tout contrôler. Mettre des check points et des cadenas partout. Putain, tu peux pas imaginer combien c’est une bonne chose, combien je suis contente pour toi. Il est bien, ce type, et même si ça dure qu’une semaine, même si ça devait mal se passer, tu ne mourras pas, Mila. Faut juste que tu acceptes de vivre. Imagine que ce soit le pied total, des orgasmes tous les quarts d’heure, des cris à gorge déployée. Imagine qu’il te trouve intelligente, même pas chiante ! Imagine que vous fassiez du scrabble ensemble, du bridge en équipe tous les deux. T’en sais rien !

Abigaëlle poursuit, elle a des choses à lui dire :

— C’est comme pour ta formation. Regarde ce que fait Pepito pour toi. Tu crois qu’on est des mères Teresa ? Des remerciements sur l’estrade du Palais des Congrès le jour de l’inauguration et toi tu te planques !

Mila :

— Je ne suis pas prête. Je fais de gros efforts. Cela ne se voit peut-être pas.

Ses mots se perdent dans ses larmes.

— Je ne le fais pas contre vous, c’est juste que j’ai la trouille, quoi. C’est tout ! dit-elle.

Abigaëlle :

— Tu as de grandes possibilités. Et le monde du bâtiment, c’est raide. Mila, tu sais parfois, j’ai l’impression que tu fais exprès de choisir des choses difficiles. Dures. C’est comme si tu voulais détourner ton attention, détourner ta propre attention sur un truc dangereux mais complètement inutile. Comme pour t’empêcher de trop réfléchir. C’est comme si tu voulais te punir un peu aussi. Le mode guerre, tu sais, c’est pratique : ça évite de se recueillir, ça évite de pardonner et ça évite de se pardonner à soi aussi.

Un temps.

— Je voudrais que tu te pardonnes. C’est la vie et la vie c’est plusieurs vies, je voudrais que tu quittes la précédente. Et jamais. Jamais, je ne te prendrai ton mec. Il n’est même pas mon genre ! Il est trop mince, et il est trop grand. Et puis il est trop sensible. Il le sait même pas qu’il est sensible…

 

Elles pleurent tout à fait toutes les deux. Mila, la tête posée sur ses bras croisés sur ses genoux et Abigaëlle les jambes allongées par terre, les bras tendus derrière elle.

— À cause de tes conneries, j’ai salopé mes godasses.

— T’en rachèteras d’autres !

Mila enlace Abigaëlle.

— Je. Suis. Désolée. Tellement désolée !

 

Mila rentre chez elle et s’enferme à clé. Dans la salle de bains, elle fait couler l’eau très chaude, se déshabille et balance tout. Elle se glisse sous l’eau longtemps. Assise par terre, la pomme contre son cou, les bras croisés, elle pleure.


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