40 Parc Maillol - Blanche et Mila

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Mercredi 25 Octobre.

Mila arrive sur le parking, elle coupe le contact, sort.

À quelques mètres dans la pénombre, Edmond, adossé contre une voiture, l’attend, son manteau ouvert sur le haut, une écharpe marine autour du col, les mains dans les poches, un pied croisé sur l’autre.

Il doit décider lequel des projets choisir et la date à laquelle partir. Sachant que dans un des cas, c’est dans deux mois. Et c’est un problème parce qu’il n’est pas prêt. Il sent bien qu’il n’est pas prêt. Et c’est insupportable pour lui cette sensation.

Il veut inviter Magnan à boire un verre, à jouer à la Wii, à passer une nuit avec lui, à faire n’importe quoi, juste être avec elle et ne penser à rien d’autre l’espace d’un moment.

Il l’attend, elle s’approche de lui, il la détaille. Ses cheveux se nappent de reflets doux ce soir. Comme chaque soir en fait. Elle remonte son col, il sort une main des poches, la rentre aussitôt.

— Bonsoir Edmond !

— Bonsoir Blanche.

— Vous allez bien ?

— Je vous attendais.

La bouche d’Edmond est vissée en mode neutre. Ils montent dans la rame et s’assoient côte à côte. Edmond a croisé ses bras sur sa poitrine, le regard dans la vitre, il surveille Mila du coin de l’œil, elle fixe ses propres mains.

 

Mila a pris une décision.

Plusieurs en fait.

Elle sait qu’il ne faut pas qu’elle tarde, parce qu’après elle se dégonflera et elle ne pourra pas finir et omettra donc, de commencer.

Elle frissonne, respire fort, essaie de garder les deux pieds au sol et les deux fesses sur le siège.

Mais c’est trop dur. Elle se dit que dehors à l’air libre ce sera plus facile. Elle pourra se tourner vers lui, ou lui tourner le dos d’ailleurs. Oui ce sera mieux, dehors ce sera mieux.

Elle s’appuie contre le dossier du siège et sa respiration se régule.

 

Mais l’ambiance est trop chargée. D’ambition, de projets pour elle, pour cette soirée. Et de quelque chose pour lui qu’elle ne sait pas.

Mila :

— Vous avez frappé quelqu’un sur un chantier ?

Edmond rigole mais ne répond pas.

Station le Parc. Ils sortent. Mila prend la direction des commerces. Edmond la suit, à distance, les mains dans les poches. Ils traversent la voie de tramway, la route. Mila frissonne de nouveau.

Edmond ricane :

— Vous n’avez pas pris votre goûter ?

— Je vais prendre du pain.

 

Elle entre dans la boulangerie, en ressort rapidement.

Ils marchent un peu le long du trottoir. Tout cela est très intense pour Mila. Elle se souviendra de tout ce qui se sera passé ce soir et qui n’est pas encore arrivé.

— Vous voulez un morceau ?

Edmond la regarde, ses yeux en mode pénétrant, puis détourne la tête.

— Non merci, Blanche.

Elle devrait tenir compte de son état à lui, de cette humeur sombre. Il est tellement particulier ce soir. Mais elle est tellement championne au jeu de « je me trouve des excuses pour ne pas faire ce qui doit l’être » qu’elle exclut toute fuite.

— Edmond ?

Mila s’est arrêtée, elle a baissé la tête, elle se lance.

— Euh… est-ce que vous voulez bien m’appeler Mila ? S’il vous plaît. Je n’aime pas mon prénom.

Edmond est un peu surpris, mais ravi qu’elle fasse un bout de chemin dans son sens. Il souffle, et avec un sourire en coin et sa voix caressante, il dit :

— Et pourquoi ça, Mademoiselle Magnan ?

— Euh… je n’en sais rien. Il est trop euh… explicite. Je ne suis en rien… propre.

Edmond ne comprend rien à cette histoire de propreté et il s’en fout. Il dit :

— Est-ce que cela me fait changer de case ?

Mila reprend sa marche, Edmond la suit.

Elle savait que ça allait être difficile parce que le bonhomme est intelligent, et focalisée sur son effort à elle, elle a oublié sa part à lui. Elle ne sait pas quoi répondre à cette question. Elle s’arrête à nouveau et sans se tourner vers lui, elle dit :

— Je crois que j’ai créé une case Edmond Vallone assez grande pour que vous puissiez vous y promener librement.

Edmond acide :

— Pepito, Bruno, Abigaëlle. Pourquoi ont-ils un traitement privilégié, pourquoi vous avez confiance en eux ?

Mila arrête de respirer. Pourquoi, comment cet homme est-il aussi direct ? Pourquoi ses questions sont-elles toujours aussi dérangeantes ? Pourquoi est-ce toujours des choses auxquelles elle n’a pas pensé et qu’elle n’a pas eu le temps de préparer ?

De toute façon pour ce soir sa décision est prise, elle parlera. Elle ouvre la bouche. Cela devrait sortir tout seul.

— Vous avez besoin de réponses monsieur Vallone ? Pourquoi ?

— Parce que vous couvez vos secrets comme un chien de berger garde ses moutons. Vous n’êtes pas toujours là, présente avec moi. Comme avec les autres d’ailleurs. Cela arrive, mais j’aimerais assez que ça soit un peu plus fréquent !

 

Pour Mila, la familiarité de leur promenade du soir, l’attirance mécanique qu’elle ressent pour cet homme, son rire, sa générosité, la dépendance qu’elle ne peut plus éluder désormais pour leurs échanges, l’écart entre le rôle qu’elle joue depuis ces dernières semaines et celui qu’elle a envie, contre toute attente, désormais de tenir, font qu’elle parle. Et c’est toute réunie, la synthèse d’elle, qui s’adresse à Edmond ce soir et pas seulement un bout ici, un bout là. C’est pour cela qu’elle dit :

— Vous êtes quelqu’un d’étrange, Edmond. Avec vous je m’oublie complètement. Mes barrières tombent ; quelques heures de plus avec vous et la totalité s’écroulerait. Je me sens à poil chaque fois que vous me parlez. Je vous dis des choses que je n’ai jamais dites. Au début j’avais peur, chaque fois que vous me parliez je me sentais vidée d’une partie de moi-même. Comme si je n’étais remplie, pleine, que de mes secrets, de choses que personne ne sait, pas même Abigaëlle. Et puis maintenant, j’ai la sensation que je peux tout vous dire et qu’en plus, ensuite, je me sentirais en sécurité. C’est complètement délirant. Je ne comprends rien !

Ils se regardent. Edmond voit la femme en face de lui s’ouvrir comme Vénus sortant des eaux. Elle est bouleversée, il se tait, il lui parlera demain.

Mila :

— Mon intuition me dit de lever tous les voiles. Ma tête me dit de ne rien changer, de ne pas m’emballer. Je suis partagée, monsieur Edmond Vallone. J’ai des secrets et des mensonges. Et ce soir, je voulais lever mes mensonges. Mais je vais répondre à votre question.

Elle respire, et comme un coquelicot exposé à l’orage de grêle, elle dit :

— Pepito, Abigaëlle et Bruno, ils me prennent comme je suis, toute tordue. Ils n’attendent rien de moi. Ils n’attendent pas que je sois quelqu’un d’autre, que je les satisfasse. J’ai le droit de les décevoir, le droit de les surprendre aussi. Ils me regardent comme je me propose. Avec eux, je n’ai pas besoin de me travestir. Et oui, vous aussi, j’ai le sentiment que vous pourriez vous promener dans cette case.

Ses yeux se mouillent, sa lèvre supérieure se gonfle, ses joues rougissent, elle cache ses yeux, elle se livre.

— J’habite au 224, dans un immeuble pile en face de la porte Giono, dans un petit appartement.

 Elle hausse les épaules.

— Sans prétention mais j’y suis bien. C’est mon chez moi. Je n’ai pas besoin de plus. J’avais besoin que vous ne sachiez pas où j’habite, ni vous, ni personne. Je ne voulais pas vous y inviter, je ne suis pas quelqu’un qui invite. Voilà ! Edmond Vallone. Je suis désolée ! Pour tout.

Edmond soupire, il fait une moue de dépit avec la bouche. Et face à Mila, les mains dans les poches, il lui dit à voix basse :

— Mila, on ne vous a pas assez dit que vous étiez belle.

Alors que Mila ne gère plus du tout, qu’elle respire fort, se détourne de lui, essuie son nez avec sa manche, il lui dit d’une voix forte :

— Allez Magnan, amenez-vous !

Chacun avec son sac, ils marchent côte à côte sur le trottoir. Les boutiques se sont échappées, les portes cochères les ont remplacées. Ils passent le 216, et au 224 Mila s’arrête.

 

Edmond s’approche de Mila, de son visage. Il pourrait l’embrasser, prendre son visage dans ses mains, chercher ses lèvres, les caresser, les ouvrir. Lui dire qu’elle est belle, qu’elle n’a rien à craindre de lui, qu’il ne la forcera à rien sauf si elle est d’accord. Mais il remballe son invitation, ses mots, ses mains, ses baisers. Comme ça, sans bouger, sans rien dire, sans fléchir, ni le buste, ni la tête, dans un prolongement de sa voix, il pose ses lèvres sur sa tempe, longuement, une, deux respirations. Secouées pour elle, tranquilles pour lui. Puis il dit :

— Dormez bien, Mila. À demain.

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