41 Parc Maillol - Hadrien et Jo

10 minutes de lecture

De : Edmond VALLONE

Objet : Isolation plafond commencée.

Date : 26 Octobre 16 :54

À : Blanche MAGNAN

 

Bonjour Mila,

Pierre a donc terminé le drain et il a commencé à poser les rails dans la pièce. Il poursuivra semaine prochaine.

 

Edmond VALLONE.

Architecte, qui suit des chantiers !

Ent. Générale ROBERT

 

Mila est dans le tram à la place habituelle d’Edmond. Elle lit son livre.

Edmond arrive en trombe, souriant, manifestement de bonne humeur. Il s’assoit lestement.

— Bonsoir Mila !

— Bonsoir Edmond.

Elle lui est reconnaissante de faire diversion, sinon de faire comme s’il avait oublié le bout de soirée précédente.

— Qu’est-ce que vous lisez ? demande-t-il.

Mila a déjà rangé son livre dans la besace. Avec tendresse, elle dit :

— C’est un secret !

— Pourquoi, vous ne voulez pas me dire ce que vous lisez. Y’a quoi de si important ?

— Je ne sais pas. Connaître le livre de quelqu’un, je trouve que c’est aussi intime que de connaître son parfum.

— Moi je lis des Astérix, des Tintin. Je vous donne mon parfum ?

Mila rit, elle crie :

— NON !

— J’aime les Fred Vargas, les Karine Giebel et les Jean-Christophe Granger aussi. Ce n’est pas parce que je lis quelque chose que forcément j’aime ce que je lis et que cela me met dans une case unique ! Si, vous trouvez ?

Mila regarde cet homme. C’est comme s’il savait quelque chose qu’elle ignore.

Comme s’il avait un coup d’avance, face à elle qui anticipe tout, qui calcule tout. D’un autre côté, elle a appris quelque chose et cet élément est libérateur.

Elle est surprise en fait. Encore.

— Vous avez raison. Je n’avais pas vu les choses comme ça.

— Alors qu’est-ce que vous lisez ?

Mila soupire, elle le regarde dans les yeux, y cherche de la confiance, y trouve tout autre chose alors les baisse. Elle attrape la besace et lui montre :

— Marguerite Yourcenar, Mémoires d’Hadrien.

— C’est bien ?

— Là, vous êtes en train de me demander si j’aime.

— C’est compliqué de me dire ce que vous aimez ?

— Oui, c’est compliqué. Donnez-moi deux minutes que moi aussi je vous presse de questions désagréables.

— Pourquoi c’est désagréable de me dire ce que vous aimez ?

— Parce que… ! Parce que c’est désagréable !

— POURQUOI ?

— Parce que… parce que… Et pourquoi vous ne supportez pas les transports en commun ? Hein ? Vous, l’urbaniste des grandes Cités ?

— Pourquoi vous changez de sujet ?

— C’est le même sujet : des questions désagréables.

— J’aime bien les transports en commun… !

 

Ils sourient et laissent le temps passer.

Station Le Parc, ils sortent.

Mila traverse, Edmond aussi. Ils font quelques dizaines de mètres et Mila entre dans la boulangerie. Elle fait la queue derrière une personne qui ne sait pas ce qu’elle veut. Elle tourne la tête et voit Edmond. Il discute avec une jeune femme, mais elle est cachée, Mila ne la voit pas bien. Elle paye, range son porte-monnaie, se déplace dans la boutique.

La jeune femme est très brune, avec un gros chignon banane magnifique. Elle porte une parka avec une capuche à fourrure et des bottes à talons hauts. Ils se poussent contre la vitrine et se retrouvent de profil. La jeune femme tient, tout emmitouflé sur sa poitrine, un bébé. Elle est toute petite, Edmond paraît un géant à côté. Elle sourit mais son corps est tout raide, elle est mal à l’aise. Edmond, lui, est tout crispé, il porte sa main dans ses cheveux. Il lui pose des questions courtes. Elle répond en le regardant, caressant son petit.

Puis elle s’éloigne, mais Edmond n’a pas bougé.

 

Mila sort du magasin et le rejoint. Il est abattu et grave, alors d’une voix douce, la plus douce possible, elle dit :

— Edmond, est-ce que ça va ?

Il la regarde, lui saisit le bras, les yeux dans le vide.

— Mon ex, elle a un bébé.

Mila avance, il vaut mieux qu’il marche. Edmond s’est refermé, les bras ballants, les paupières baissées, il marche, seul.

À un moment, il ouvre ses yeux, fait papillonner ses paupières, articule quelques mots :

— On était ensemble quand je suis parti. Après un mois, elle ne m’appelait déjà plus. Je ne savais pas qu’elle m’avait remplacé. Je ne savais pas qu’elle avait un bébé. Il a quel âge, le petit ? Trois mois, quatre mois ? Elle n’a pas mis long feu !

Mila est à côté de lui. De voir ce gaillard-là abattu comme peut l’être un grand chêne, lui serre le ventre. La maman avait l’air heureux. Pour cet homme orgueilleux, se voir relayé dans le camp des souvenirs… Elle imagine sa détresse. La présence du petit être, ce petit bout d’elle sans bout de lui, doit lui être terriblement douloureux.

— Elle n’a pas voulu d’enfant avec moi.

Les yeux de Mila se voilent, elle aimerait dire quelque chose, le réconforter. Mais elle se tait. Elle n’ose pas lui prendre la main, ou le bras, ou les épaules, ou le visage et l’embrasser comme il mérite de l’être. Elle reste à côté de lui, présente dans sa chute libre.

Et puis finalement, elle enlève son gant, prend sa main, et d’autorité, elle passe ses doigts entre les siens.

Edmond se laisse emmener. Comme ça sur des dizaines de mètres. Arrivé aux portes cochères, il lève la tête, respire un grand coup, se défait, brusque, des doigts de Mila. Comme un enfant, il veut marcher tout seul. Il avance, raide, tête dressée, fier.

Des pensées dans son esprit discutent, se disputent, s’engueulent, s’étripent. Il avance, respire fort, gonfle sa poitrine pour prendre de l’air frais. Il se remet à parler.

— Le petit, il n’est même pas beau. Au moins, il est pas beau ! Les miens, ils seront beaux. Jo ! Ce n’est pas un prénom d’enfant, ça. C’est un nom pour un chien. Même pas pour un chien, pour un canari, à peine pour un canari.

Ils sont au 224.

Mila hésite à le laisser seul. Elle sait qu’il va s’en sortir. Ce soir il y a les copains. Ils sont sûrement comme lui, généreux, attentifs aux uns et aux autres. Elle aimerait les connaître, pour le leur confier.

Oui, elle peut le laisser rejoindre le club. Mais elle va continuer. Ils dépassent le 224.

Edmond s’arrête et se retourne.

— Rentrez, Magnan, je préfère être seul.

Mila se force à sourire.

— Bonsoir Edmond.

Elle aurait voulu l’aider, atténuer un peu sa peine.

C’est le deuxième soir un peu gros. Elle préférait les autres soirs, de rires et de moqueries.

Des soirs comme des entre parenthèses dans une phrase, des trêves de Noël dans les tranchées. Elle regrette de ne pas l’avoir invité, d’avoir éludé ses questions. Il lui a posé plein de questions, il s’intéresse à elle.

Putain Magnan, t’es débile ou quoi.

Et là tu chiales parce que le type a besoin de gérer tranquille. Et t’es vexée qu’il ne veuille pas le faire devant toi. Toi qui as menti sur ton adresse pendant trois semaines.

T’es qu’une bouse !

T’as un homme qui écoute toutes tes prestidigitations qui ne font illusion plus qu’à toi-même et tu te lamentes de ne pas en avoir profité plus.

T’es qu’une merde !

Et c’est quand le type est blessé au foie que tu t’en rends compte, que tu te lamentes sur ton sort. T’es complétement égocentrique. T’es pas capable de t’occuper de toi, qu’est-ce que tu veux t’occuper de lui, pour lui-même !

Ce n’est pas lui que tu veux réconforter. Ce que tu veux, c’est qu’il continue de jouer le rôle du papa, de la maman, de la bonne copine et de l’amant. C’est ça qui t’emmerde.

T’es qu’une merde !

Si tu veux faire un truc pour lui… eh bien réfléchis bien à ce dont LUI a besoin. Et arrête de te lamenter sur ton sort.

T’es à gerber !

 

Edmond robotisé, anesthésié, arrive au club. Il fonce aussitôt dans les vestiaires omettant toutes les attentions habituelles pour Lucio le patron de la salle et pour le prof Simon.

Il trouve les copains assis sur le long banc central en train de se changer. Pâle, les traits du visage tirés, un peu voûté, il se pose pantelant devant eux et dit :

— Les gars, appelez vos femmes, ce soir on sort. On n’est pas couchés.

Les gars le regardent, se regardent, surpris.

C’est la première fois qu’Edmond leur fait un coup pareil. Théâtral, arrangements pathétiques. Ils savent peut-être, aussi, ce qui peut en être la cause. Ils se rhabillent, Fabrice le tape dans l’épaule.

— Viens, je t’emmène.

— On va chez Georges, fait Christophe.

— Ouais, chez Georges.

Stéphane est au téléphone avec Victoria. Elle est compréhensive. Edmond suit Fabrice dans sa voiture, balançant les sacs sur les sièges auto des enfants à l’arrière. Ils partent.

 

Une enseigne « Cargo de Nuit » clignote en bleu et ils entrent dans le bar. La pièce est tout en longueur. Parois en briques rouges, banquettes vert foncé le long du mur, tables et chaises en bois rond et rouge. Les éclairages indirects tamisent énormément la lumière au-dessus des tables. Le bar n’est pas plein, il n’y a pas beaucoup de bruit et la musique, c’est du jazz. Melody Gardot [1].

— Pression, pression, pression, whisky, finit Edmond.

Il s’envoie la moitié de sa dose. Un grand écran est accroché au mur très en hauteur, une partie de pool, de billard américain.

— J’ai croisé Stéphanie ce soir.

Fabrice fait tourner son verre de bière, Stéphane regarde la partie, Christophe regarde Edmond.

Il a rassemblé ses mains, ses bras, ses épaules autour de son verre.

— Elle était avec son fils. Vous auriez dû me prévenir.

C’est un reproche.

Christophe :

— Ouais Léo, on a merdé.

Un asiatique et un black sont en train de se tirer la bourre sur la télé.

Christophe :

— On ne savait pas si c’était important, si t’avais digéré le fait de ne plus être avec elle. On ne voulait pas remettre un jeton.

Edmond :

— On est restés longtemps ensemble. Elle voulait qu’on se marie. Une robe avec des fleurs bleues, en mai, pour le premier jour où on est sortis ensemble. J’ai bouffé chez ses parents je ne sais pas combien de fois. Sa mère m’appelait fils. Mes parents ne m’ont rien dit non plus. Elle m’a encouragé à partir. Elle m’a dit qu’il fallait que je réalise mes rêves. Qu’elle me rejoindrait. Je lui parlais enfant, elle me disait qu’elle n’était pas prête…

Les copains l’écoutent se répandre sous Melody Gardot. Il finit son verre et le lève, bras tendu, en direction du serveur dernière le comptoir.

— C’est qui le père ?

Fabrice souffle.

— Tu ne le connais pas. Un gus qui bosse dans les bureaux.

— Pourquoi ? Tu bosses pas dans les bureaux, toi ? Moi si maintenant je bosse dans les bureaux ! C’est qui ? Dites-le-moi !

— Alain Gilbert.

— Gilbert ? Le footeux ?

— Ouais. Maintenant il est plus banquier que footballeur.

Fabrice :

— Il n’est pas banquier, il travaille dans l’administration.

Edmond cherche des bouts dans sa mémoire, des morceaux de comment ils se connaissent, de ce qu’elle lui trouve, de comment il est par rapport à lui.

Christophe :

— On ne savait pas. On a su quand on les a croisés tous les deux au printemps, elle avec son ventre. On n’a pas su comment te le dire.

Fabrice :

— On savait que tu allais rentrer. On s’est dit que peut-être tu rentrais avec une nana. Même Stéphane s’était dégoté une fille. Tu nous avais raconté que tu t’étais fait tout un tas de nanas, toutes plus blondes les unes que les autres. On s’est dit que tu en ramènerais une qui t’aurait fait oublier la petite brune.  

— Elle s’est mise avec lui rapidement après que je sois parti ?

Christophe :

— On ne sait pas, Léo, on ne l’avait pas revue avant.

— De voir ce bébé, ce soir…

Il secoue la tête, faisant toujours tourner le liquide ambré dans le verre à facettes.

Fabrice :

— Tu pensais te remettre avec elle ?

Edmond souffle, ouvre les yeux, fait une moue avec la bouche fermée, se redresse.

— Non ! Non… Avant de partir j’étais en mode Mari, Maison, Enfant. Et puis une fois là-bas, je n’y étais plus. J’étais dans autre chose. Là, je reviens et je retombe à nouveau là-dedans !

Il lève la tête, les regarde chacun.

— C’est ce que vous êtes là, tous les trois. En mode j’aime, je partage, je prends soin, je baise. En mode je construis. Une vie, un avenir. À vous, à elle, à eux. Moi, je n’ai même plus de bagnole, j’avais même dû mettre mon chat chez mes parents ! Je me sens … Je me sens tellement à côté de ma vie, ici.

Il avale une gorgée, Fabrice demande un whisky, Stéphane et Christophe une Vodka.

Christophe :

— Tu as du boulot, des chantiers, des emmerdes pour t’occuper la tête ?

— Oui. J’ai tout ça. Je fais des chantiers. Et je fais l’architecte aussi.

Il sourit et dit avec force :

— Je SUIS architecte !!! Et je fais du boulot d’ARCHITECTE !!

Fabrice :

— Ah, c’est bien ! En deux mois que tu es là ? C’est quand même bien, non ?

Edmond fait une moue.

Christophe :

— Léo, il y a dix-huit mois, ma boîte s’est faite racheter. Pendant un mois, j’ai cru que j’allais être viré. Je suis plombier, Audrey était juste enceinte. Je peux te dire que, comment tu dis, « prendre soin », « construire un avenir » ?, eh bien y’a des fois où ça fait bien baliser ! Finalement j’ai gardé mon boulot, mais j’ai paumé quinze pourcents de mon salaire, tous mes RTT, mon CE... Avec Audrey, on est obligés de confier le petit à ma mère parce que je n’ai pas assez de thunes pour lui payer une nounou.

Stéphane baisse la tête :

— Je ne savais pas.

— Ouais.

Christophe à Edmond :

— Léo, t’as fait les choses dans l’ordre. Tu t’es construit un présent fiable, assez pour toi et pour une famille. Je comprends très bien que tu trépignes. Mon fils me dit tous les jours qu’il est la meilleure chose qui ne me soit jamais arrivée. Mais il fallait commencer par ça. Maintenant tu vas pouvoir voir venir. Et puis la nana qui va se pointer, tu vas la choisir, la regarder sous toutes les coutures. Je ne me fais pas de souci. De toute façon, quand on se baladait tous les quatre, pour elles, il n’y en avait qu’un, et c’était toi.

Fabrice et Stéphane se sont accoudés à la table, ils écoutent Christophe.

Fabrice :

— Je te conseille de regarder sa mère aussi, ça te donnera une indication de ce qu’elle va devenir en vieillissant !

Ils sourient.

Christophe :

— Ah, et ne la présente pas à ta mère, des fois qu’elle te donne son avis !

— Il n’est même pas beau son gamin ! Elle aurait pu me le dire !

Fabrice :

— T’as dû rencontrer des nanas. Y’a pas un top modèle qui t’as fait de l’œil ?

— Si, dans le tram une fois, une nana avec des beaux yeux. Je ne sais plus comment elle était, belle en tout cas.

— Tu vois !

— Y’a bien une nana aussi. Mais ce n’est pas le genre top model.

Les gars tiquent un peu.

Christophe :

— Elle a certainement d’autres qualités.

— Ouais, oh ! C’est rien. Laissez tomber.

[1] Melody Gardot est auteur-compositeur-interprète et musicienne américaine d’origines polonaise et autrichienne. Elle mélange le jazz vocal, le folk, le fado et la bossa nova. https://www.youtube.com/user/MelodyGardotVEVO

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