55 Brocéliande - Fraise et Champagne

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La voiture monte quelques minutes le long d’un chemin de terre et Edmond se gare derrière un gros 4x4 BMW X6 bleu nuit.

Une femme d’une soixantaine d’années les attend devant une grande porte d’entrée blanche. Brune, les cheveux longs et épais, petite, assez forte et habillée de façon très raffinée, elle est très maquillée et porte une énorme bague brillante à l’annulaire.

— Entrez, je vous en prie ! Je suis Émilie, la compagne d’Henri.

Edmond se présente, Mila également, ils se suivent dans une entrée cérémonieuse, passant près d’un piédestal et d’une grande princesse de papier mâché.

Henri embrasse sa compagne tendrement et ils pénètrent dans la maison.

La pièce est immense sur un sol carrelé de très grands carreaux gris ciment. Il n’y a aucune cloison, uniquement des murs donnant sur l’extérieur. Le vitrage court sur la totalité de la pièce, laissant se dérouler la vallée en contrebas, avec le petit pont traversé précédemment et sur la gauche au fond et sur une estrade en bois foncé, la cuisine où trône un très grand îlot, portant plaques de cuisson et éviers.

Henri laisse Mila découvrir cet environnement.

— C’est beau, n’est-ce-pas ?

Mila sourit, écarquille les yeux.

— Oui.

Émilie défait Mila et Edmond, de leur manteau, elle dit :

— Asseyez-vous, je vous en prie.

L’espace est structuré autour d’une grande table basse carrée en bois très foncé et d’un ensemble de trois énormes canapés blancs à capitons sur pieds métalliques.

Edmond et Mila posent leurs sacoches, s’assoient sur le même canapé, chacun à un bout, Edmond étalé, Mila sur le bout des fesses. Henri, face à eux, avec Émilie, assise très élégamment sur l’accoudoir à ses côtés.

— Blanche, c’est Edmond qui a dessiné tout cela ! Émilie et moi, nous voulions absolument, Edmond, vous remercier pour la conception de cette maison. C’est un endroit où nous aimons vivre, où nous sommes heureux avec nos enfants.

Henri s’adresse encore à Mila.

— Maintenant, nous avons une autre parcelle à côté d’ici, à deux kilomètres environ sur le même versant, alors toujours grâce à Edmond, nous allons faire une nouvelle construction là-bas.

Il se tourne vers Émilie et lui met la main dans le bas du dos.

— Une définitive, cette fois-ci. Celle-ci sera vendue, ou louée, on verra. Donc Edmond connaît tout cela et il planche depuis qu’il est rentré sur notre nouvelle cabane de jardin…

Il rit de bon cœur, et fait un signe à Émilie qui disparaît et elle revient avec des documents qu’elle pose sur la table basse. Henri continue d’expliquer la situation :

— Donc Edmond, cette fois, ne nous a pas fait une proposition, mais deux. Et Émilie a des questions.

Il se tourne vers elle.

— Je te laisse la place.

Henri se lève et Edmond prend sa place aux côtés d’Émilie. Ils commencent à discuter tous les deux autour d’un des deux lots de documents. Mila se lève à son tour, mal à l’aise, Henri la rejoint.

— Blanche, nous allons travailler ensemble. C’est sûr ! J’ai vu comment vous golfez, je sais que apprécierais de travailler avec vous. Alors détendez-vous ! Avez-vous vu les esquisses d’Edmond ?

— Non, je ne connais pas son travail d’architecte. Je ne le connais qu’en tant que chef de chantier.

Henri fronce les sourcils.

— Venez !

Ils se posent sur le canapé perpendiculaire à celui où Émilie et Edmond travaillent. Henri attrape le jeu d’esquisses restant. Edmond jette un œil vers eux, suspicieux.

Henri chuchote :

— Nous avions donné quelques consignes à Edmond. Nous voulions une maison comme celle-ci mais plus petite, plus intime, moins grandiloquente en fait. Et il nous a fait deux jeux. Celui-ci et l’autre qu’ils sont en train de regarder. Celui-ci est donc ce que nous avions demandé.

Mila observe les dessins à main levée d’Edmond.

Elle est bouleversée par ses tracés. Les lignes, les points, les hésitations. Les cercles non refermés, les trop fermés, les hachures, ces traits nombreux reportés les uns aux côtés des autres par sa main. Toucher ce papier est d’une telle émotion, d’une telle sensualité. Chaque fil, barre, tracé, dessiné de sa main lui parle de lui, de sa tête, de son corps. Elle l’imagine touchant, caressant ce papier, tenant le feutre, laissant des marques, de lui, de son esprit, de sa vision. Elle mesure les lignes sûres, les dures, les certaines, les appuyées, les maîtresses, et les proposées, les inexactes, les sans importance, les groupies négligées. Les bavures de noir où la main s’est attardée ou a hésité, les lignes plus franches, les cercles exacts, les parallèles parfaites et les incohérences sans importance.

Ce dessin lui fait l’effet de caresses. Elle met sa main devant la bouche et sa respiration se coupe.

Henri :

— Cette maison est très comme la nôtre. Et l’autre ne l’est pas du tout !

Edmond lorgne depuis un moment sur Henri et Mila. Il ne comprend pas ce qu’ils font. Pourquoi regardent-ils ce dessin tous les deux. Pourquoi Mila est-elle aussi troublée. Qu’est-ce qu’il y a dedans. Qu’a-t-il écrit. Les Niel ont-ils vu quelque chose, ont-ils ajouté quelque chose.

Henri emmène Mila derrière Émilie et Edmond qui discutent toujours autour de l’autre esquisse.

Mila y retrouve les tournures, les fins de traits, les levées de sa main. Les marques franches dominantes et celles plus ébauchées, plus patientes, abandonnées. Ce dessin a plus de détails. Les lignes sûres sont moins nombreuses, la quasi-totalité sont proposées, offertes sans ambition, livrées sans prétention. Elles sont fines. Aucune parallèle, aucune perpendiculaire, aucune exacte, toutes renforcées, épaulées, étayées.

Ce n’est pas une esquisse, c’est un rêve effleuré des doigts, tracé avec les poils, la barbe de la plume plutôt qu’avec la tige creuse.

Elle a plus d’écritures, de mots. Des bracelets de mots entrelacés sur des horizons penchés. Les lettres sont légèrement inclinées sur la droite. Les f, les p, les l ponctuent, donnent du rythme à chaque guirlande de mots par des élans plus prononcés. Comme les cyprès ponctuent l’allée d’une grande demeure toscane. Les lettres petites remplissent la trame lisiblement. Les accents sont des oiseaux dans ce paysage raconté.

Puis l’objet tracé apparaît à Mila. Une maison en pierre, étagée sur la pente, l’épousant, se fondant dans le paysage. Ce n’est pas une soucoupe volante. Elle observe les détails de la treille jusqu’aux lampions accrochés, les chaises ouvragées, les photophores posés sur la table de jardin en fer forgé. Mila muette, se tourne vers Henri qui lui pose une main sur l’avant-bras et l’invite à le suivre.

— Est-ce que ça va ? Vous semblez bouleversée.

— Je n’avais jamais vu le travail d’Edmond.

Henri la regarde fort à la fois inquisiteur et empathique.

— Cette maison ressemble à la vôtre, n’est-ce pas ?

Mais Mila n’a pas pensé à ça. Elle a juste vu une maison de prince et de princesse.

— Ce n’est pas du tout son style habituel. J’ai été très surpris quand il me l’a proposée. Puis quand à midi, vous avez expliqué le chantier de votre maison, cela m’a paru évident ! Je vous ai observée sur le parcours ce matin. Je ne connais pas vos blessures, Blanche, mais je sais qu’il est des promesses qui n’ont aucune raison d’être tenues. Ne cherchez pas à tenir coûte que coûte des frontières, des batailles qui ne servent à rien, si ce n’est à souffrir davantage.

Il ouvre grand ses yeux, mais Mila ne répond pas, ses yeux s’embrument.

— Venez, je vous fais un café !

Il l’emmène dans la cuisine, Mila accrochée à son bras.

— Monsieur Niel, oui, effectivement, j’ai une certaine réticence à laisser s’échapper certaines choses.

Elle désigne Edmond.

— Je ne sais même pas pourquoi je vous parle de ça ! Vous êtes comme lui, deux phrases et je me déshabille...

Elle baisse les yeux.

— Excusez-moi, je n’ai pas à vous parler comme ça.

Henri se pose face à elle, il lui prend les deux bras. Il dit :

— On peut se cacher des autres, mais on ne vit pas en se cachant à soi-même. On se ment. N’ayez plus peur, accrochez-vous !

Il regarde par en-dessous son visage qu’elle a baissé. Il sourit, les yeux brillants de la sagesse de douleurs traversées.

— Blanche, vous n’avez pas le choix, vous y arriverez forcément !

Il sourit et avec tendresse, il dit :

— Vous me faites tellement penser à ma femme !

 

Émilie rejoint son conjoint et posant sa main sur son poignet, elle dit :

— Henri, nous avons terminé.

Edmond zieute en coin Mila. Il sait que quelque chose ne va pas. Mais il ne la regarde pas, dédaigneux, préférant endosser un heaume de chevalier plutôt que des questions d’enfant.

Henri à Émilie :

— Alors qu’as-tu décidé, soucoupe volante ou bergerie dans la colline ?

— La bergerie dans la colline.

— Sûre ?

— Oui.

Ils s’embrassent sans pudeur devant Edmond et Mila contrits.

Émilie :

— Je suis sûre que les enfants seront bien ici aussi.

Edmond rejoint aussi la cuisine, Henri avance vers lui, tendant sa main.

— Edmond, je crois que nous partons sur la maison en pierre. Il va vous falloir refaire l’implantation !

Ils se serrent la main.

Henri :

— Je suis content d’avoir à nouveau une relation client-fournisseur qui soit aussi riche que peut l’être le partenariat entre un artiste et son mécène.

Ils se serrent la main longuement. Henri souhaitant marquer ce moment très solennellement.

— Ça ressemble aussi beaucoup à l’association d’une fraise et du champagne ! Ou bien de la poire et du chocolat, ça aussi c’est pas mal… !

Il rit, et regardant ensuite Edmond et Mila, il dit.

— Ou encore entre un homme et une femme. Ou entre un artiste et sa muse.

Edmond et Mila ne comprennent rien.

Henri :

— J’ai trois enfants et cinq petits-enfants. Ma femme est morte il y a sept ans maintenant. Il regarde Émilie toujours accrochée à son bras et l’embrasse sur le front.

— Elle était décoratrice d’intérieur. Elle peignait aussi. Elle a eu beaucoup d’influence sur mon travail. J’ai toujours suivi ses choix pour la maison, la déco, les couleurs, mais aussi pour les décisions importantes notamment dans ma vie professionnelle. Elle a été ma muse. Pas moins.

Il regarde Edmond, la tête penchée sur le côté.

— Pour la soucoupe, Émilie n’était pas encore tout à fait dans ma vie, nous avons fait cette maison entre hommes, Edmond ! Et ça se voit ! Elle est formidable, mais elle est un peu « bling bling ». Avec Émilie, nous avons envie d’autre chose.

Il regarde Mila intensément.

— Parce qu’il faut continuer à aimer, après avoir aimé ! Et maintenant que ça c’est fait, il nous faut discuter des espaces extérieurs, parce qu’il y a l’architecture du dedans et l’architecture du dehors. Qu’on n’ait pas fait venir Mademoiselle Magnan juste pour nous humilier, Edmond et moi, au golf ! Blanche, Émilie, voyez cela s’il vous plait, je prépare du café.

 

Mila prend son carnet tout abîmé dans sa sacoche et s’approche d’Émilie près des grands vitrages. Elles commencent à discuter. Mila prend des notes. Émilie commence par de petits gestes, pudique. Elle désigne des choses dehors. Ses mains, ses doigts peignent, racontent : tantôt fillettes hésitantes et sages ; tantôt curieuses, envieuses, adolescentes excitées ; tantôt mûres, moulant une sphère ou un galbe. Le pouce et l’index se frottent aussi, souvent, pour exprimer une texture ou une odeur, puis ses mouvements prennent de l’amplitude, sa tête se redresse et ses yeux s’illuminent.

 

Henri sert le café, il s’adresse à Edmond :

— Je ne sais pas comment vous avez fait Edmond… Enfin, si je sais… ! En tout cas celle-ci, il désigne les dessins de la maison en pierre, nous a plu tout de suite ! Ce sera notre bébé à tous les deux, Émilie et moi ! J’espère que vous resterez assez longtemps pour assurer le suivi du chantier.

Edmond observe Mila.

— Henri, je ne peux pas m’engager à cela avec vous.

— Hum ! J’espère que vous restez un peu. C’est une écorchée, il va vous falloir être patient… !

Edmond dévisage Henri sans comprendre.

 

Henri :

— Mesdames, approchez-vous ! Un petit café avant de vous retrouver sous la pluie, Blanche ! Parce que je crains que vous n’y échappiez pas cet après-midi !

Mais Mila et Émilie poursuivent leur conversation. Mila pose des questions courtes et Émilie répond longuement avec les mots, avec le visage, avec le corps.

Tous autour de l’îlot de la cuisine.

Les femmes finissent de discuter, les hommes se saluent. Et Edmond et Mila quittent la maison des Niel et remontent dans la voiture.

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