58 Brocéliande - Face Nord

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— Vous devez retourner vers chez nous, à la maison, et retraverser le petit pont. Un kilomètre après le pont, vous trouverez une route forestière qui s’appelle « la Traverse du Vieux Chêne ». Ne vous trompez pas ! Il y a le « Chêne Vert », « le Chêne Blanc », « le Chêne l’Abbé », et « le Vieux Chêne ».

— Vous filerez le long de cette route pendant une vingtaine de kilomètres. À vol d’oiseau, il doit y avoir sept ou huit kilomètres, mais vous allez serpenter. Je vous donne les indications GPS au cas où, parce qu’une fois là-bas vous n’aurez plus de réseau.

— La route va s’arrêter et vous aurez un panneau qui vous indiquera : « Forêt Domaniale de Ste Radegonde ». Il vous faudra laisser la voiture là, et poursuivre à pied vers l’est. Edmond, vous avez une lampe torche ?

— Laissez toutes vos affaires dans la voiture, j’ai deux apprentis qui sont des champions de raid. Dès que vous arriverez à l’hôtel, donnez-leur vos clés, ils viendront chercher vos affaires. Ça va les amuser, ils connaissent le coin comme leur poche.

— Au panneau, vous devriez voir un GR [1] balisé rouge et blanc. Il faudra le suivre jusqu’à ce que vous aperceviez les lumières de l’hôtel. De toute façon si vous continuez, vous passerez derrière, vous n’aurez qu’à descendre à l’aplomb.

— Et ne vous inquiétez pas pour la voiture, avec la couleur qu’elle a, on saura la retrouver… !

 

Edmond démarre et ils reprennent la route dans l’autre sens.

L’ambiance est plus sombre encore. La température a chuté, dès les premiers mètres, la voiture glisse. Edmond ralentit.

Mila :

— J’ai confiance en vous, vous conduisez bien.

— Je mets un peu de musique.

Edmond pianote sur son téléphone et une voix d’homme douce en anglais diffuse un air tranquille dans la voiture. Edmond s’est un peu décollé du siège, plus nerveux. Les « cling cling » de ses clubs de golf ont repris dans le coffre.

— Ben Harper [2] ? demande Mila.

— Mmm.

La voiture fait des embardées, parfois parce qu’elle glisse, parfois parce qu’Edmond évite les crevasses et les rivières sur la route. Ils sont vraiment secoués.

Au bout d’une demi-heure, ils atteignent le petit pont. Edmond poursuit, essayant d’estimer la distance d’un kilomètre donnée par Henri. L’habitacle s’embrume et se givre à l’intérieur, il appuie sur des boutons et la ventilation se met à ronfler dans un bruit fort. Il coupe la musique. Sous la pluie et la nuit, plus rien ne se distingue.

Mila :

— Là ! Regardez !

Ils découvrent une espèce de clairière avec un panneau indiquant « Traverse du Chêne Vert ».

Edmond fait une boucle et Mila repère le « Chemin du Vieux Chêne ». Ils s’y engouffrent.

Le chemin est d’abord rectiligne et très accidenté. Edmond s’agrippe au volant autant qu’il le dirige ; Mila s’accroche à la poignée au-dessus de la vitre et à l’accoudoir entre eux. La voiture les brasse et de grandes gerbes foncées jaillissent sur les côtés. Tout est noir autour d’eux.

Le chemin s’incurve et se met à monter en lacets. Les phares ne découvrent pas le tracé des courbes. Le chemin est large, Edmond promène la voiture de gauche à droite, sans pouvoir gérer la meilleure trajectoire.

Mila, d’une voix douce, demande à Edmond :

— Est-ce que ça va ?

— Vous voulez me remplacer ? Vous savez passer les vitesses… ?

Mila pince ses lèvres.

— Après tout, peut-être qu’effectivement vous avez fait le Paris-Dakar ! Que votre Express c’est un 4x4 avec des suspensions de tracteur ! Peut-être que ça aussi vous le cachez… ! Et pour le sucre, ça va aller ou il va falloir que je vous porte sur huit cents mètres… ?

Ils poursuivent en montant. La voiture est sûre, l’adhérence suffisante. Leurs corps sont balancés. Ce noir extérieur est oppressant à la longue, il donne l’impression d’être dans un sous-marin à des centaines de mètres de profondeur, si hors de repères qu’on ne sait plus si on reste ou si on avance, et dans quel sens.

Une heure et ils arrivent sur une plateforme sommairement damée par des engins à grosses roues, Mila regarde dehors, tremble, serre ses jambes, se cache.

Edmond murmure :

— « Forêt Domaniale de Ste Radegonde ». On y est.

Il avance sur la placette et repère le sentier. Il coupe le contact, se rapproche du volant et se détend un peu. Puis il s’adosse de nouveau et décroche son téléphone, il active le mode GPS et situe le point indiqué par Henri. Il laisse les feux allumés et ils sortent. Le froid les empoigne. Le froid, le vent, la pluie horizontale, glacée.

Assis chacun de leur côté dans la voiture et sans se parler, ils se couvrent, enfilent un sac à dos. Mila cherche l’est sur sa boussole, Edmond ferme le coffre et fait chanter la voiture avec le « clunnng ». Les feux meurent doucement. Ils partent. Mila devant.

 

Elle active la lampe de son téléphone qui, à bout de bras, éclaire un halo de quarante centimètres de diamètre, maximum. Juste suffisant pour voir où poser le pied. Edmond la suit, procédant de la même façon. Elle claque des dents, manque de lucidité mais la forêt cache tout cela à Edmond.

Ils avancent sur le sentier entre les arbres plus sombres encore, trempés par les paquets d’eau croulant des branches, leurs mains, leurs visages sont lacérés par le froid.

Le sentier est plat et assez linéaire. Ils rencontrent des petits ruisseaux, prennent appui sur les pierres gelées et les enjambent. Le chemin descend brutalement parfois, et remonte de façon tout aussi soudaine.

À la lumière du jour, toutes ces rencontres vécues à bout portant seraient passées inaperçues pour leurs cinq sens. La vue les aurait perçues, le corps les aurait anticipées : les bras auraient géré l’équilibre, les jambes la propulsion ou l’amortissement, leur esprit s’occuperait des couleurs, des mouvements, des perspectives. Mais pas là. Là, toutes leurs capacités sont focalisées sur ce qu’ils distinguent demi-mètre par demi-mètre à leurs pieds, pour faire face, pour rester debout, pour avancer avant de se transformer en pierre.

Mila essaie de respirer, avec calme et méthode. Elle sent que la limite est proche, elle sait pertinemment qu’Edmond n’est pas dans une zone de confort ici, à cause de la pluie, à cause de son manque d’habitude, et aussi plus concrètement, à cause de la hauteur de son centre de gravité. Si elle devait s’effondrer, la tâche serait impossible pour lui. Elle réfléchit que dans le pire des cas, les deux jeunes de l’hôtel pourraient venir les tirer de là. Elle se rassure comme cela et continue pas après pas de se concentrer sur sa respiration. Elle frotte ses mains, souffle dessus. Comme Edmond certainement, les gants sont dans ses poches, trempés.

La boussole indique toujours la direction de l’est. Mila redresse la tête et aperçoit des lumières. Elle crie : on y est ! Elle se retourne, mais Edmond n’est pas là.

La peur la prend à la poitrine, elle revient sur ses pas, elle court, pointant la lumière à l’horizontale. Mais il n’y a rien à voir. Elle avance encore. Affolée.

Elle finit par le repérer, avançant, valide, le visage crispé, à tâtons, une main de chaque côté. Un équilibriste sur une corde.

Elle crie :

— Edmond… !!!

Elle l’éclaire, la puissance de la lampe est faible, elle ne l’éblouit même pas. Il la regarde, calme, les pupilles dilatées. Elle pose sa main sur sa joue, le pouce près de ses lèvres. Mais Edmond semble calme, en colère toujours, pour plein de raisons désormais, mais calme.

— Ça va ! Je n’arrête pas de glisser.

Il attrape son poignet, et serre sa main glacée entre les siennes chaudes. La poitrine de Mila se serre.

C’est un soleil ce type. Un soleil.

Elle avance de nouveau, vérifiant sans cesse qu’Edmond est là, juste derrière. Le coup de fouet de la peur et cette sensation de chaleur lui font avaler les derniers mètres jusqu’à l’endroit où les lumières de l’hôtel sont visibles.

Elle le touche encore, sur sa veste, appuyant sur sa poitrine pour lui faire lever les yeux vers ces lueurs. Une pression dans le bas de son dos, Edmond y a posé sa main.

— Oui. Allons-y.

Elle quitte le sentier par un passage entre deux fourrés probablement tracé par des sangliers et elle descend, genoux très fléchis, sur cinq ou six mètres. Elle s’arrête en bas et attend Edmond qui descend, maladroit, s’accrochant à des genêts, à des cades. Il tombe en trombe et Mila l’intercepte en l’attrapant par la taille.

En bas, l’arrière de l’hôtel est éclairé. Un espace décaissé dans la pente apparaît à une dizaine de mètres en contrebas, avec des palettes de livraison et des utilitaires stationnés. Ils longent les murs de soutènement par leur sommet, enjambant les arbustes inhospitaliers, Mila toujours devant.

Edmond ricane :

— C’est la première fois que j’arrive dans un cinq étoiles par la face nord !

Ils descendent encore et parviennent sur le parking de l’hôtel.

Le contraste est surréaliste.

 

Marchant sur les espaces verts aménagés avec soin, copeaux de bois, bordures en béton, bitume de couleur. Des endroits que dans la vie courante on n’emprunte pas, par respect, par inconfort ; aux éclairages extérieurs diffusant leur douce lumière, disposés régulièrement, posément, le long de la courbe arrondie de l’entrée de l’hôtel dessinée pour des clients attendus. Et devant eux, la réception, éclairée, chaleureuse, où des personnes civilisées et souriantes vont les prendre en charge, enfin.

Edmond baisse la tête et respire profondément.

Croûteux, trempés jusqu’aux os, ils passent les portes vitrées et avancent escortés de « chpilt » et de « chlpoc » jusqu’à la réception. La lumière, la chaleur les cueillent tous les deux. Edmond plus enthousiaste, découvre Mila livide, claquant des dents, les yeux sans expression.

La réceptionniste disparaît et reparaît avec, à ses côtés, un homme en costume et deux jeunes hommes rayonnants d’une vingtaine d’années portant bonnet, lampe frontale, gants, chaussures semi-montantes à gros crampons et vêtements noirs avec des bandes jaune fluo.

— Bonsoir, nous vous attendions !

Edmond sourit, pose son téléphone dégoulinant sur le comptoir et la clé de la Range.

Derrière lui, Mila, dit d’un filet de voix :

— Edmond…

Et elle s’écroule par terre.

[1] Chemin de Grande Randonnée.

[2] Ben Harper est guitariste, auteur, compositeur et chanteur américain, son genre mélange les influences folk, blues, gospel, rock, funk et reggae. https://www.youtube.com/user/benharper

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