61 Brocéliande - St Ex

18 minutes de lecture

L’ascenseur s’ouvre sur le hall de l’hôtel, Mila s’approche de la réceptionniste.

La jeune femme souffle, surexcitée :

— AH !! Bonsoir ! Qu’est-ce que je suis contente de vous voir debout… !

Mila, un peu sur la défensive :

— Bonsoir.

— Vous nous avez foutu une de ces frousses… !

— Je suis désolée.

— Je suis allée chercher du sucre et j’ai essayé de vous déshabiller mais j’étais tellement stressée… ! Ensuite on était tous dans la chambre, Loïc, Luc, Will…, à regarder monsieur Vallone s’occuper de vous... Et puis il nous a tous mis dehors. Il m’a rappelée après pour que je vous garde le temps qu’il prenne une douche mais vous dormiez bien, alors…

Un homme sort de derrière une porte.

— Mademoiselle Magnan, bonsoir ! Je suis Loïc Lavigne, directeur de l’hôtel. Ravi de vous revoir consciente !

— Bonsoir monsieur. Je suis désolée !

— Vous avez mis un peu d’animation dans notre hôtel tranquille ! Vous avez tout ce qu’il vous faut ?

— Oui. Merci.

— Je vous en prie. Nous avons fait tout ce que nous avons pu pour aider monsieur Vallone. Il a piloté la situation comme un expert en catastrophe !

Il rit.

— Je suis désolée, je ne me souviens de rien.

— Monsieur Vallone ne vous a pas expliqué ?

Mila pince ses lèvres.

— Peut-être pas dans les détails !

 

Mila est debout au téléphone devant une fenêtre du restaurant, la clé de sa chambre posée juste à côté d’elle, sur une petite table ronde à deux couverts où elle a été placée. Une trentaine de personnes plus âgées mangent sur de grandes tables un peu plus loin.

Elle porte un jeans plus propre que les autres avec sa ceinture tressée, un pull col V kaki et ses bottines en cuir marron. Elle a coiffé ses cheveux. Elle n’ose pas s’assoir, préfère être dans l’action lorsqu’il arrivera plutôt qu’assise et passive à ne pas savoir que faire de ses mains, de son corps. Elle est heureuse, c’est comme un rencard. Sauf que tout à l’heure Edmond était comment dire…, un peu sur les dents.

D’un autre côté, elle est comme une idiote plantée là. Ouais, il va falloir qu’elle s’assoie.

Elle tergiverse, réfléchit. Trop. Comme d’habitude. Elle s’assoit. Elle est en avance ou bien est-ce Edmond qui est en retard ? Elle regarde son téléphone. Il est en retard.

Un serveur arrive.

— Vous voulez boire quelque chose en attendant ?

Mila réfléchit. Soupire. Se jette.

— Oui ! Qu’est-ce-que vous avez comme vin rouge au verre ?

— Je peux vous proposer un Bordeaux, un vin de Loire ou un Bourgogne ?

— Un Bordeaux.

— En Bordeaux, nous avons de très bons Saint-Emilion, des Pessac Léognan, ou un Moulis.

— Un Moulis. S’il vous plaît.

— Un Moulis, très bien Mademoiselle.

Il disparaît.

 

Mila, les doigts posés sur le pied du verre de vin, regarde dehors par la fenêtre.

— Bonsoir.

Edmond ricane.

Il s’est rasé, ses cheveux sont à nouveau mouillés, il porte une chemise crème, tous boutons fermés : ceux des poignets, ceux sur le torse et dans le cou - un seul tout en haut est ouvert - sur un jeans avec sa ceinture noire, large. Ses yeux sont simplement merveilleux. Sa bouche sourit doucement, mystérieusement. Son visage est avenant, séducteur aussi un peu, mais fermé.

Mila, d’une voix blanche :

— Bonsoir.

— Vous attaquez direct au rouge ?

Mila sourit, les joues rosies :

— Je le humais en vous attendant. Vous êtes en retard !

Edmond s’assoit au fond de la chaise. Il examine le visage de Mila : ses yeux brillent et sont vifs, sa bouche est rouge et pleine de mimiques, ses pommettes sont roses et ce rose se déplace sur sa peau autour de ses joues, de son nez, sur son cou. Toutes ses taches de rousseur sont à nouveau de la bonne couleur, et sa peau est… eh bien sa peau est frémissante.

Il hausse les sourcils et soupire profondément.

— Vous avez meilleure mine !

Mila secoue la tête et le regarde avec sincérité.

— Je suis désolée.

Edmond ne se lasse pas de la regarder.

Son pull est décolleté, sa poitrine oscille sous sa respiration. Ce n’est pas le même soutien-gorge que celui qu’il a enlevé. Tant mieux ! La peau de son cou est claire et donne plus sur l’orange que sur le vert. Elle n’est plus bariolée de toutes ces vilaines veines.

Edmond :

— C’est assez impressionnant. C’est quelque chose qui vous arrive souvent ?

— Non ! D’ordinaire j’ai toujours du sucre sur moi ou dans la voiture.

— On aurait dû prendre l’Express !

Mila rit.

Elle le regarde fort. Il semble vraiment ailleurs.

Le même serveur s’approche.

— Monsieur, vous désirez boire quelque chose ?

Edmond s’adresse à Mila :

— Qu’est-ce que vous buvez ?

— Un Moulis.

— La même chose s’il vous plaît. Vous êtes amateur, amatrice, comment dit-on ? De Bordeaux ?

— De vin rouge. Je ne sais pas apprécier les blancs, ni les champagnes d’ailleurs.

Edmond est sonné.

— Edmond ?

Edmond ricane.

— Mila !

— Je n’ai pas fait le Paris-Dakar.

Mila attend sa réaction. Elle arrive. Edmond soupire et sourit avec tendresse. Il pose son coude sur l’accoudoir, appuie sa tête sur le pouce et l’index.

— Et je voulais vous remercier de ne pas vous être énervé, vous êtes resté calme. Merci de nous avoir ramenés à bon port. Merci de m’avoir ramenée !

Edmond la considère, pensif. Il détaille ses yeux, sa bouche.

Mila :

— Vous tenez bien la pression, en fait !

Edmond sourit. Il s’avachit sur la chaise, les mains posées sur les cuisses, les coudes écartés.

— Oui, vous êtes bien réveillée ! Vous êtes tombée dans les pommes il y a un peu plus d’une heure. Vous êtes restée inconsciente quarante-cinq minutes et vous me parlez avec plus de liberté et de détachement depuis trois minutes que vous ne l’avez fait depuis trois mois. Ça fait quand même beaucoup !... De vous voir comme ça… !

Il secoue la tête, hausse les sourcils, souffle.

Le serveur amène le verre d’Edmond et leur donne les cartes. Ils choisissent en silence.

Edmond regarde Mila tendue mais souriante. Elle s’est parfumée, ses cheveux ont retrouvé leur brillance et leur douceur, son soutien-gorge lui fait un sein en cône et laisse une petite marque horizontale à l’endroit le plus proéminant sur la pointe.

Il fait tourner le vin dans le verre, le porte à son nez, puis le goûte.

Mila est agitée. Elle relâche ses épaules, respire amplement, lève son menton pour se donner du courage. Elle dit :

— Je n’aime pas quand vous boudez.

Edmond porte le vin à ses lèvres et fronce les sourcils. Calmement, il parcourt le visage de Mila, comme si elle était une survivante de Games of Thrones qui lui raconte la dernière saison de Blacklist.

Ou l’inverse.

Mais Mila est sérieuse. Ce n’est effectivement pas son actualité à lui mais c’est la sienne. Il se rappelle de ce qu’elle vient de lui dire. Il dit :

— Je n’aime pas que vous me fuyiez.

Mila baisse la tête, serre les mâchoires, coupable.

Le serveur relève leur commande et disparaît.

— Edmond, je suis désolée. En fait je suis une cérébrale, je réfléchis beaucoup, je…

Edmond, la tête penchée dans sa main, regarde Mila déverser sa tirade, un sourire énigmatique en coin.

— Qu’est-ce qu’il y a… ?

— Mila, on ne s’est pas bien compris ! J’en ai rien à faire de vos secrets, de vos mensonges. Je m’en fous ! Tout ce que je veux c’est que quand vous êtes là physiquement, avec moi, que vous avez fait ce choix, eh bien que vous le soyez aussi mentalement. Cérébralement, psychiquement, comme vous voulez. Je me contrefous de vos excuses, de ce que vous avez fait ou dit, hier ou avant-hier. Ce qui compte c’est ici et maintenant. Est-ce que vous saisissez ?

Mila est comme une petite fille qu’on gronde pour avoir fait une mauvaise action qu’elle n’a jamais pensé être une mauvaise action.

Et ce n’est pas le moment, Edmond le sait, mais c’est plus fort que lui, il dit :

— J’en ai marre de vos « je suis désolée ». Il la caricature avec une grimace. Marre de vos excuses, de votre retenue, de votre contrôle, ou pseudo contrôle !

Mila a croisé ses bras.

Edmond :

— Je vous propose un jeu.

— Je n’aime pas les jeux !

Il ricane, sourit en coin.

— D’accord, alors pas un jeu. Un exercice. C’est plus dur, plus difficile, ça vous plaît plus, ça, un exercice… !

Mila boude.

Edmond la provoque.

— Eh ! Vous n’allez pas commencer… ! Un exercice, un « ni oui ni non » mais avec des mots imposés et des mots interdits.

Mila, le visage fermé.

— Lesquels ?

— Aucun « je suis désolé », aucun « je n’aime pas ».  Et toutes les phrases commencent par « j’aime » ou « je voudrais ». Ou équivalent, « j’adore, je kiffe ». Comme vous voulez.

Mila est surprise. Elle se repousse au fond de sa chaise et regarde Edmond. Elle soupire, fronce les sourcils et le voit pour la première fois depuis un moment, serein et maladement magnifique. Il n’y a que cette chemise tellement fermée qui pose problème en fait. Et plus pour lui, là en face d’elle, que pour ce qu’il vient de lui dire, elle répond :

— D’accord.

 

Le serveur dépose les plats. Edmond déplie sa serviette sur les genoux, il se penche vers l’assiette de Mila et dit :

— Qu’est-ce que vous avez pris ?

— Ravioles en bouillon de foie poêlé aux cèpes. Et vous ?

— Tournedos Rossini et petits légumes.

Edmond mange calmement, soupirant beaucoup. Il regarde comment Mila mange son plat à la cuillère à soupe. Il hausse les sourcils.

Mila, joueuse, les yeux brillants :

— Je voudrais savoir à quoi vous pensez.

— Je vous vois vous envoyer vos pâtes avec du foie gras à la grosse cuillère, et il n’y a pas si longtemps, je vous ai crue morte et j’ai versé de toutes petites doses de sucre dans votre bouche.

Mila baisse sa cuillère :

— Je ne savais pas que c’était vous qui l’aviez fait.

— Quand je vous ai déshabillée, votre peau était glacée, elle était transparente. Verte presque.

Mila porte la main devant sa bouche, ses yeux se mouillent.

— Et puis vous avez commencé à respirer plus profondément, votre peau a changé de couleur.... Je savais que c’était gagné, mais…

Il sourit avec un rictus et baisse les yeux.

 

Mila déglutit et pose ses mains sur ses genoux. Elle ne se rappelle pas ce morceau de soirée. Ses souvenirs se sont arrêtés avant. Elle se refait le puzzle avec les propos de la réceptionniste et ceux du directeur de l’hôtel. Edmond a pris tout cela en charge. Et là, elle est en train de lui expliquer qu’elle ne veut plus qu’il boude.

— Qu’est-ce que je peux faire pour vous changer les idées ? Est-ce que je peux vous mettre en colère ? Qu’est-ce que je pourrais dire pour que vous vous remettiez à bouder ?

Edmond sourit et se détend physiquement.

— Mangez pendant que c’est chaud. Vous me mettrez en colère bien assez tôt !

— Pourtant je suis bien décidée à ne plus vous mettre en colère. J’ai horreur que vous boudiez. Mais on commence à s’éloigner méchamment de l’exercice… !

— Ah ! Et comment comptez-vous vous y prendre ?

— Pour quoi faire ?

— Pour ne plus me mettre en colère.

— Ah ça, c’est un secret !

— Ah ! Ça y est ! Vous n’avez pas mis longtemps… !

Elle lui fait un gros clin d’œil.

Edmond sourit. Ils mangent encore un peu chaud. Edmond sert de l’eau gazeuse à Mila. Ils poursuivent leur discussion sans importance.

— Mila, je voudrais savoir…. Il baisse la tête d’un air entendu… si vous avez un lien affectif….

Mila s’est dressée.

— Avec votre voiture ?

Il éclate de rire.

Elle sourit, les paupières mi-closes.

— Pourquoi ?

— Parce qu’elle est toute pourrie !

— Non ! Quoique ! C’est ma voiture, c’est moi qui l’ai achetée avec mes sous, qui l’entretiens. Et c’est vrai qu’elle me ressemble. Pas de suspensions de tracteurs, non. Mais elle passe partout, je peux tout faire avec, je n’ai pas peur de l’abîmer. Elle a des heures de vol et elle est invendable. Ça me plaît.

— Et donc vous avez des heures de vol et vous êtes invendable ?

Ouais. D’accord.

Le serveur les débarrasse et porte la carte des desserts.

Edmond :

— Qu’est-ce que vous prenez en dessert ? Barbe à papa ?

Mila sourit.

— Non. Ce soir j’ai envie d’une crème brulée. Vous savez s’il y a du monde dans l’hôtel ?

— Je crois qu’il y a un groupe de retraités, ceux qui étaient sur les grandes tables derrière nous. Et un couple en lune de miel. Mais j’ai cru comprendre qu’on ne les verra pas beaucoup ! Ça vous dit qu’on travaille demain ?

— Oui. J’ai appelé Pepito, il sait que demain je ne serai pas au boulot. Vous avez des nouvelles de l’incident ?

— Non.

Le serveur vient relever leur commande de desserts.

Edmond, avachi, la tête dans sa main :

— La première fois que je vous ai vue, en fait, ce n’est pas sur le chantier du Palais.

Mila est surprise.

— C’était au garage Brugnant. Vous deviez passer le contrôle technique de l’Express, et le gars ne voulait pas vous prêter une voiture.

Mila écarquille les yeux puis sourit en baissant la tête. Edmond poursuit :

— Alors vous lui avez passé un savon.

Mila secoue la tête, acquiesçant. Puis elle raconte :

— Ces espèces de cons. Un jour j’avais de l’eau dans l’habitacle sur tout le côté droit. Il y en avait quinze centimètres ! Je les ai appelés pour qu’ils m’aident. J’en avais enlevé beaucoup, j’avais désossé les caches plastiques pour sortir les fils électriques. Le gars m’a demandé de lui amener la voiture. J’étais convaincue qu’ils avaient des trucs pour récupérer l’eau qui avait tout imbibé. Le chef d’atelier m’a dit…

Elle mime la scène du gars sûr de lui, la tête droite, les paupières closes, la voix grave, la main dressée : « Ne vous inquiétez pas, on va éponger ça avec du papier journal. » 

— Alors je lui ai expliqué que je venais d’enlever un tiers de brouette. Une brouette faisant quatre-vingt litres, ce n’était pas avec du papier journal qu’il allait pouvoir enlever le reste de flotte. Mais le gars n’en a absolument pas tenu compte. Le soir quand j’ai récupéré la voiture, il m’a dit qu’il y avait beaucoup d’eau dedans ! Ben tu m’étonnes ! Espèce de con, va ! T’as raison, une nana n’y comprend rien en bagnole et en brouette.

Edmond rigole à peine. Mila reprend.

— Et vous, vous dessinez des voitures !

Edmond dit oui des yeux. Mila lui pose une question personnelle. Il est bien. Il se détend. Ses paupières se ferment un peu, son regard devient plus mystérieux.

— Oui.

— Moi aussi, j’aime les voitures. J’aime les PGO, les voitures de sport aussi, les jaguars en particulier.

Edmond n’a pas l’intention de prendre la parole. Il l’écoute.

— Si j’avais des sous, je m’achèterais une fiat 500.

Elle regarde en l’air, rêveuse.

— Une fiat 500 foncée. Noire, bleue marine ou aubergine… Décapotable… !

Edmond, de sa voix enjôleuse :

— Ce n’est pas une voiture de sport mais c’est la voiture de fille par excellence.

Mila songeuse, d’une voix plus calme :

— Oui.

Edmond, caressant :

— Parce que c’est ce que vous êtes.

Mila, le regard baissé :

— Oui.

— Un objet sexué, féminin surtout.

Mila détourne le regard vers la fenêtre :

— Mmh.

Edmond tourne aussi la tête vers la fenêtre.

— Le Range est bien, mais il est un peu tape à l’œil.

Il la regarde en coin. Mila dit :

— Non, c’est la couleur… elle rit. Vous aimez bien les choses clinquantes, qui pètent ... !

Edmond fronce les sourcils, soupçonneux.

— Qu’est-ce qui vous fait penser cela ?

— Mmm ! N’empêche. Elle est très confortable.

Edmond s’anime soudain sur sa chaise.

— Ah ! Je n’y ai pas pensé ! À regarder si vous aviez pris un coup de soleil sur les fesses !

Mila rougit. Edmond enchaîne.

— Moi, j’aime les Aston Martin.

— Ah ! oui !

— Vous aimez ?

— Oui ! La One 77 en particulier !

— La One 77 [1], la Vanquish [2] aussi ! Même la Dbs [3] plus sage, elle est belle aussi.

— Humm !

Mila regarde sur sa droite par la fenêtre. Edmond se lève, prend sa chaise et s’approche de Mila, surprise, et se rassoit.

Mila baisse la tête et murmure :

— Parfois il est plus aisé de regarder dans la même direction que de se regarder dans le blanc des yeux.

Ce n’est pas tout à fait la citation de Saint-Exupéry, mais Edmond ne la connaît peut-être pas…

— C’est ça…

Le serveur amène les desserts : deux crèmes brûlées. Ils commencent à manger.

Edmond :

— D’où ça vient Mila, ça a un rapport avec la musique ?

— Ma petite sœur, Fanny, lorsqu’elle était petite, disait Mila. Cela n’a rien à voir avec la musique. J’aime bien la musique. J’aime Ben Harper que vous avez mis dans la voiture.

Elle incline la tête sur le côté, charmeuse.

— Et vous ? Je voudrais savoir quel genre de musique vous aimez ?

Edmond sourit, se vautre à nouveau sur sa chaise.

— J’aime la musique, j’en ai besoin. Je ne travaille qu’en musique. Je ne mets pas la télé, je mets de la musique. J’aime un peu tout, la pop anglo-saxonne, la pop française, le jazz, le blues. En ce moment j’adore Jack Johnson [4]. J’ai une question à vous poser… !

— Suivez l’exercice alors !

— Je voudrais savoir… comment est-ce que vous savez que je me rase sous les bras.

Mila regarde droit devant elle. Elle rougit, s’éclaircit la voix.

— Eh bien, monsieur Piacenza m’avait donné une clé du Palais. J’y allais entre midi et deux pendant que les gars étaient au resto. Et une fois, je vous y ai vu.

Edmond scrute le visage de Mila. Une onde rose s’est propagée de ses joues vers sa gorge. Edmond ne dit rien, se rendant bien compte qu’elle est repartie dans ce moment-là et que cela la trouble.

Il balance la tête en arrière, les mains croisées sur le haut du crâne.

Mila :

— Vous vous êtes coupé !

Edmond ramène son bras et de sa main, il se caresse sous le menton.

— Oui, je n’ai pas mon rasoir préféré.

— Je voudrais vous poser une question… ! Comment vous-êtes-vous fait cette blessure ?

Elle indique le dos de sa propre main droite.

Edmond se rapproche, pose sa main droite entre celles de Mila, à plat sur la table. Son bras s’est posé sur le sien. Il balaye la cicatrice du doigt.

— Une pelle en kayak. Même pas dans l’eau, en sortant. J’ai glissé.

Il approche son buste près du sien, le doigt pointé vers elle.

— Je ne veux aucune remarque !

Mila éclate de rire.

Edmond se délecte de sa vibration, il pose son bras sur le dossier de la chaise de Mila.

Elle revient vers la table, se calme. Elle sent la chaleur d’Edmond sur son côté. Elle attrape sa main, la prend dans ses mains en coupe, l’examine. Edmond se laisse faire, son autre bras, ne demandant qu’à se refermer sur sa taille.

— Vous vous êtes bien abîmé dans les fourrés tout à l’heure !

Edmond ne répond pas, Mila fronce les sourcils.

— Ça mériterait que vous dormiez avec de la crème cicatrisante. Ils doivent avoir ça à l’hôtel !

Edmond pouffe, secoue la tête.

— C’est la ressuscitée qui fait l’infirmière avec le secouriste !

— Vous êtes secouriste ?

— Eh bien, il fallait au moins ça ce soir ! Secouriste et sportif de haut niveau pour vous porter jusqu’à la chambre.

— Vous m’avez portée… ?

 

Edmond ramène sa main autour de son assiette et tous deux finissent leur dessert. La salle est vide, il n’y a plus qu’eux.

Un serveur s’approche.

— Je vais vous demander d’aller dans la salle du bar, s’il vous plaît.

Edmond et Mila se regardent et se lèvent, direction le bar, un bar faiblement éclairé avec quelques tables, toutes vides.

Ils avancent et tirent deux chaises, la pièce est baignée de notes de Blues, du David Gilmour [5].

Edmond :

— Vous voulez un café ?

— Euh… une verveine ou un tilleul. S’il vous plaît.

Edmond passe commande auprès du barman qui essuie ses verres et rejoint Mila.

Le barman revient avec leurs consommations. Mila ajoute du sucre.

Mila :

— Regardez ! Il neige !

— Ah eh bien, ça va être beau sur les chantiers !

— Vous n’aimez pas la neige non plus ?

Edmond la regarde. Non il n’aime pas la neige, ça mouille, c’est le bordel pour conduire, personne ne sait conduire sur la neige. Lui comme les autres.

Mila se moque.

— Vous n’aimez pas la neige, pas la pluie, vous n’avez pas le pied sûr. Pourquoi avoir choisi une Range ?

Elle sourit de toutes ses dents, avec cet espace si sexy entre les deux incisives du haut.

— Parce que, comme vous l’avez dit, les hommes sont des gros cons de machos arrogants !

Mila soulève les sourcils et fait une moue d’un air assuré.

— Arrogant est suffisant, vous concernant !

Elle sourit, Edmond aussi. Puis ils ne disent plus rien.

Mila a pris la tasse entre ses doigts, Edmond boit un café, ou un déca, leurs chaises sont côte à côte devant la fenêtre et le spectacle de la neige qui tombe. Il étend son bras sur le dossier de la chaise de Mila et ils restent comme cela tous les deux, sans canapé, sans télé, sans peau de bête ni feu crépitant.

Et puis Edmond a fini son café. Sa respiration s’est raccourcie. Il est agité. Mila a fini sa verveine, ses bras croisés contre sa poitrine.

Et puis tous les deux, séparément.

Soit à cause du froid, de leurs émotions de la journée, de cet endroit où ils n’avaient pas prévu d’être ce soir.

Soit à cause de ces dernières semaines, de leur vendredi en commun, ou de cette première neige.

Soit à cause du foie gras poêlé, ou du Moulis peut-être.

Ils ont la trentaine tous les deux, chacun, pourtant ce soir ils en ont quinze. Treize peut-être. Des Roméo et Juliette.

— Mila, dansez avec moi...

Il a détourné sa tête.

— Le barman a fini d’essuyer ses verres. Il est parti il y a dix minutes. Le comptoir est éteint. Nous sommes seuls. La musique a changé, c’est le troisième slow. Il a dû mettre une playlist. Dansez avec moi !

Mila a ouvert la bouche, elle ne respire plus.

— Y-a-t-il un bouton off sur Ariane ?

Mila dans un murmure :

— Il suffit que je ferme les yeux.

— Vous savez ce qu’en dit Saint-Exupéry, de l’essentiel et des yeux…

 

Stand by me [6]de Ben E. King.

Edmond se lève et s’écarte de la table.

Mila se lève à son tour, et les paupières mi-closes, s’approche de lui.

Tout près.

Comme la Terre s’approche du Soleil et ensuite se laisse emporter par les lois immuables de la mécanique.

Edmond prend sa main et l’emmène sur la piste du bar, bien au milieu, une place pour tous les deux, tout seuls. Il saisit son autre main et les amène sur son torse. Et doucement il bascule leurs corps à tous les deux au son de la mélodie.

Mila sent son parfum de menthe, la tiédeur de la chemise, la rondeur de ses épaules sous chacun de ses doigts. Elle sent l’énergie fantastique de ce torse. Le perçoit chaque fois que son corps qui respire trop fort est stoppé net par le sien.

Edmond ne la porte pas. Mila ne s’appuie pas sur lui. Juste le touche à la poitrine quand elle respire. Alors elle ferme ses yeux. Elle pose sa tête sur son épaule et ses cheveux baignant dans son cou, elle fusionne sa respiration avec la sienne. Ses mains descendent le long de son torse flamboyant, caressant ce corps tout vivant contre le sien.

 

Edmond fait courir ses mains sur son pull, loin de sa peau et Mila frissonne. Doucement, insensiblement, il remonte son étreinte jusqu’à sa nuque. Il respire son odeur de bébé, froisse ses cheveux, les mélange, il les fait glisser entre ses doigts, et enivré par cette sensation, il pose sa tête contre la sienne et se laisse aller à recueillir sa chaleur.

Il la caresse, l’enlace, la serre. Il sent sa respiration saccadée, son corps vibrant, parcouru d’émotions excessives, pris d’assaut par les sensations qu’il induit chez elle.

Et comme les pétales d’une tulipe, leurs corps s’enchevêtrent.

Envoûtés tous les deux, il n’y a aucune urgence, la musique sonne son rythme, elle a arrêté le temps.

Mila se repousse un peu dans les bras d’Edmond scellés autour d’elle. Elle rehausse ses épaules, étire tout son dos et le lui l’offre tout entier. Elle dépose son souffle sur son cou, pose ses lèvres. Et lentement, emmenant la main d’Edmond dans son sillage, emmenant le pouce et les doigts qu’il a posés sur sa gorge, elle redresse son visage. Sa bouche remonte, cajole, effleure. Avec ses lèvres, avec l’intérieur humide de ses lèvres. Elle prend son temps, la musique la bride. Elle embrasse le coin de sa bouche et petit à petit se retrouve captive de ses bras, toute face à lui.

Il a baissé sa tête et l’a rejointe à leur rendez-vous promis, là, sur sa bouche.

Ils s’embrassent doucement.

Edmond regarde Mila, ses paupières closes, tantôt froncées, tantôt lissées. Il la laisse venir à lui, protège son cortège, ses mains dans ses cheveux.

Il se retrouve tout emmitouflé de ce corps qui le respire, qui l’occupe. Il ronronne, le torse emmuré, le ventre pressé et le cœur chuchotant.

 

Leurs visages se caressent. Leurs nez, leurs joues, leurs fronts. Autant de paumes, de doigts subtils. Autant de galbes et de cambrures sensuelles. Autant de poils et de peaux exquises. Autant de mous doux et de raides cuisants.

Leurs visages tantôt s’érigent, comme deux plaques tectoniques, tantôt glissent, s’esquivent et se cherchent.

Il n’y a plus quatre dimensions, non plus le haut le bas, non plus la gauche la droite, non plus le temps. Il y a la musique, métronome de leurs respirations. Il y a leurs corps, caisse de résonance de leur fièvre, vibrants de désir comme deux instruments à l’unisson.

[1] L’Aston Martin One 77 : https://ninerouve.wordpress.com/la-maison/le-monde/les-elements/#one77

[2] L’Aston Martin Vanquish : https://ninerouve.wordpress.com/la-maison/le-monde/les-elements/#vanquish

[3] L’Aston Martin DBS est celle des James Bond (Casino royale et Quantum of Solace) https://ninerouve.wordpress.com/la-maison/le-monde/les-elements/#dbs

[4] Jack Johnson est guitariste, compositeur, interprète, producteur. Son genre musical est Surf music, acoustique. https://www.youtube.com/user/jackjohnsonmusic

[5] David Gilmour est un musicien britannique, l'un des acteurs majeurs du succès de Pink Floyd à la fin des années 1960 et dans les années 1970 par sa qualité de jeu à la guitare, et par son chant. En 2011, le magazine Rolling Stone le classe comme le 14e meilleur guitariste de tous les temps, arrivant en tête devant d’autres musiciens de légende tels que Jimi Hendrix ou Eric Clapton. https://www.youtube.com/user/DavidGilmour

[6] Stand by me de Ben E. King https://www.youtube.com/watch?v=dTd2ylacYNU

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 7 versions.

Vous aimez lire Nine Rouve ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0