90 Cité Fondée - L'Origine du Monde

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De : Blanche MAGNAN

Objet : Le Marais de Shrek

Date : Vendredi 8 Décembre 13 :15

À : Edmond VALLONE

 

Edmond, ce soir je vais arriver tard.

Merci d’arriver qu’après 20 h.

 

MM.

 


Assis dans son bureau de l’entreprise Robert, Edmond lit le message de Mila et fronce les sourcils.

 

De : Edmond VALLONE

Objet : Re : Le Marais de Shrek

Date : Vendredi 8 Décembre 13 :17

À : Blanche MAGNAN

 

C’est que tu as peur que je ne fournisse pas, que tu veux y pourvoir avant ?

 

Il clique fort sur « envoyer ».

 

14 h. 15 h. Mila n’a toujours pas répondu.

15 h 05. Edmond l’appelle.

— Magnan !

— C’est moi ! Pourquoi tu ne veux pas que je vienne plus tôt ?

Il entend Mila pouffer au bout du fil. Il l’imagine en train de secouer la tête.

— J’ai eu ton message, Edmond, et je ne savais pas quoi te répondre. Je ne sais toujours pas d’ailleurs.

— Pourquoi tu n’es pas dispo plus tôt ?

Il écarte son téléphone de son oreille parce que Mila crie :

— Je dois passer chez moi, je dois faire des courses mais avant, j’ai du boulot et je vais partir tard ! Ça vous va, Vallone !

— T’aurais pu faire tout ça hier soir !

— Hier soir j’ai quitté le boulot aussi très tard. Non, t’as raison ! En fait, j’étais sûre que t’allais m’appeler au dernier moment pour me dire que t’étais pas dispo et que tu ne viendrais pas. Alors pour éviter d’avoir trempé ma petite culotte pour rien, j’ai loué les services de deux grands blacks intelligents qui vont s’occuper de moi sans me poser de questions à la con ! Maintenant j’ai du boulot ! À plus, Vallone !

Mila lui a raccroché au nez.

Edmond regarde son téléphone comme s’il pouvait l’attraper par le bras.

Mais non, pas d’issue de ce côté-là.

Il est en colère, il ne comprend pas comment elle a fait pour s’organiser aussi mal. Il la croyait mieux organisée que ça.

 

17 h 45. Mila arrive à la maison, sur le coteau de Saint-Julien.

Elle décharge la voiture, allume une flambée dans la cheminée. La maison est glaciale. Le thermomètre indique 10 °C. Elle augmente les consignes sur les vieux convecteurs de la salle de bains et de la chambre, et sort chercher du bois dehors par le froid qui pique. Un voyage, deux voyages. Elle ajoute deux grosses bûches dans le foyer.

Du coffre, elle tire une palette de transport en bois. L’objet est lourd et encombrant. Une et puis les autres.

18 h 40. Elle file dans l’atelier. Au bout d’une heure, tout est regroupé, bâché, enseveli sous des plastiques et des draps. Elle ferme la porte à clé, hésite, et finalement, laisse la clé sur la porte.

19 h 40. Elle range tout ce qu’elle a ramené pour dîner, pour petit-déjeuner, puis s’attèle au repas, prévu sommaire ce soir.

19 h 45. Les arbres de la forêt sont éclairés d’une lumière criarde, un bruit de graviers écrasés puis de moteur suit. La grosse voiture s’arrête, une portière claque.

— « Toc toc. »

Edmond tape au carreau d’une des portes-fenêtres, il regarde au travers dans la pièce, et Mila lui ouvre.

— Je ne sais pas si c’est par là qu’on rentre chez toi.

— On rentre par la porte d’entrée, mais par là, ça marche aussi.

Mila émue, s’écarte pour le laisser passer.

Edmond pénètre dans la maison, immédiatement saisi par la chaleur et la douceur qui y règnent.

La pièce est vide ou quasiment. Il y a les mêmes meubles que lors de sa dernière et unique visite, mais quelque chose le touche profondément dans cet espace. Quelque chose de chaud, de rond, d’enveloppant. Les couleurs, les matières, ou les formes et les volumes. Difficile de dire, étrange est tout ce qui lui vient.

De longues flammes s’agitent dans le foyer sur un lit épais de braises bouillonnantes. Le foyer est profond, il ne l’avait pas vu comme ça, aussi profond. La chaleur rayonnée irradie jusqu’à lui à près de quatre mètres.

Et Mila près de lui, embarrassée.

— Je suis désolée, c’est un peu spartiate.

— Non ! Non, c’est très bien !

Il se penche vers elle, l’embrasse.

— Bonsoir, Miss Magnan.

Edmond observe la pièce, Mila devine qu’il s’interroge. Elle lui prend son manteau et le pose sur l’unique cintre accroché à une patère près de la porte d’entrée. Elle joint ses mains l’une contre l’autre.

— Il ne fait pas très chaud et le sol est très froid, il faut que tu gardes tes chaussures ou que tu mettes des pantoufles.

Edmond réalise alors qu’il était pressé d’entrer dans cette maison et qu’il a oublié certaines choses. Il ressort et Mila retourne à la préparation du repas.

Quand il entre de nouveau, il referme bien correctement derrière lui et s’essuie les pieds sur la serpillère. Il dépose son baise-en-ville par terre contre le mur de pierre et rejoint Mila. Il dit d’une voix caressante :

— Je peux faire quelque chose ?

Mila observe ses yeux doux et sincères, l’un après l’autre, ses yeux extra-ordinaires. Elle sourit.

— Non, merci. Ce soir ce sera du tout prêt. Je n’ai pas eu le temps de faire mieux.

Il avance tout doucement son visage vers le sien, pose ses mains sur sa taille et saisit sa lèvre du haut entre les siennes. Déjà Mila a fermé ses yeux et stoppé sa respiration. Edmond s’écarte, ne la touche plus ; elle a baissé sa tête, chamboulée par ce baiser.

— Bonsoir ma Princesse.

— Bonsoir Edmond.

Remarquant la petite valise, elle dit :

— Prends ton baise-en-ville. Si tu le laisses par terre, tout va être très froid dedans. Viens !

Elle emmène Edmond dans le couloir sombre et ouvre la troisième porte à droite. Elle allume la chambre.

Elle est telle qu’Edmond s’en souvient. Des livres empilés en colonne, les cintres toujours vides sur le portant, l’armoire en noyer toujours superbe, mais le lit a quatre oreillers et le matelas posé sur… des palettes !

La pièce est très humide. La chaleur générée par les convecteurs électriques fait planer une désagréable odeur de poils mouillés brûlés. Les meubles semblent particulièrement froids. La pièce contraste durement avec le séjour.

Mila lâche :

— Je n’aurais jamais dû te faire venir ici ! C’est froid et c’est tout humide. Et ça pue. Non ! C’est pas possible !

Elle fronce le nez.

— Je ne veux pas que tu dormes ici !

Elle repousse Edmond dans le couloir, la main sur la poignée de la porte, mais il s’y oppose.

— Eh Mila ! Où tu dors, toi, quand tu viens ici ?

Mila ne répond pas et passe sa main sur le front.

— Bon… ! Qu’est-ce que je peux faire. Merde. Je n’aurais jamais dû… Merde !

Elle se pince l’arête du nez, puis frotte son front, son sourcil.

— Edmond, je suis désolée. J’aurais dû y penser.

Edmond sourit de toutes ses dents.

— On peut mettre le matelas devant la cheminée !

— Hein ?

— Ça fera comme une peau de bête !

Il observe son visage durci, où ses yeux commencent à s’animer, ses pommettes à s’arrondir. Edmond est tout excité soudain, il réalise qu’avec ce qu’il a ramené, le tableau sera vraiment bien. Et alors qu’il est dans ses pensées chevaleresques, Mila se colle contre lui et l’enlace. Elle murmure :

— Merci.

Elle s’écarte, la tête baissée, ses yeux s’embuent.

Edmond :

— Je m’occupe du matelas !

Ils repoussent le canapé cognac près de la bibliothèque métallique. Edmond ramène le matelas, la couette, les oreillers tandis que Mila finit de préparer le repas.

Il se régale, s’excite tout seul à déménager les meubles de Mila.

Il se sent comme dans les soirées de colonie de vacances où l’on prépare les bivouacs dans les bois au bord d’un lac. Il se dit que si tous les week-ends avec Magnan sont comme ça, des excursions en terres inconnues, ça lui va pas mal, c’est super dépaysant.

Cela lui rappelle aussi leur week-end à l’hôtel du golf où ils avaient raté de peu le chalet et la peau de bête. Finalement un mois après, ça va faire tout pareil. Sauf que cette fois, il sait qu’elle est amoureuse de lui et il a la certitude qu’elle restera ce soir, cette nuit, et demain matin, au moins.

Dans sa lancée et son ego consolidé par toutes ces certitudes, il ajoute une grosse bûche dans le foyer de la cheminée. Il la place bien comme il faut sur les braises avec la pique métallique et sort chercher un grand fagot dehors.

Quand il a terminé tout ce qu’il pense être pertinent de faire par un homme dans une maison dans les bois, la table est mise, la casserole est couverte sur les plaques éteintes, et un saladier est posé sur la table.

Mila, à nouveau, tient sa tête dans sa main.

Edmond :

— Qu’est-ce qu’il y a ?

— J’ai oublié la bouteille de vin.

Elle frotte son visage et soupire.

— Je n’ai rien fait comme il faut.

Edmond rigole, la prend dans ses bras, il appuie sa tête dans son cou. Il la berce.

— Eh ! C’est rien. Tout va bien ! Ce qui m’impressionne le plus, ce sont les palettes. Tu les as trouvées où ? Lames fines assez rapprochées et surtout nickel propres !

— Ce sont des palettes de sacs de terre de bruyère que j’ai nettoyées.

Edmond s’est écarté mais Mila est restée accrochée à lui. Il lui parle tout bas.

— Oh ! C’est bien la première fois que tu me réclames quelque chose !

Mila retire ses bras.

— Ah non, non. Reste là ! Si je peux enfin faire quelque chose pour toi !

— T’es con !

— Pourquoi ? Tu ne me demandes jamais rien. J’aimerais bien que tu aies besoin de moi.

— Tu déconnes ?

— « T’es con, tu déconnes ». Tu écoutes ce que je te dis ?

— Mais je n’arrête pas de te demander des choses !

— Par exemple… ?

— Ben ce soir je t’ai demandé de venir ici, demain au golf avec moi. Je t’ai demandé tout ça !

— Mais me demander ça et rien, c’est pareil ! C’était évident que j’allais t’accompagner au golf et que je viendrai ici !

Mila s’énerve.

— Il n’y a rien d’évident là-dedans. Je ne sais pas, moi, si tu veux faire ça avec moi !

— On est ensemble depuis un mois. OK ? Donc tu peux poser tes valises !

— Écoute-moi bien, toi aussi monsieur Vallone. Je ne voulais pas m’installer dans ta vie. Je ne voulais pas déballer mes affaires dans ton placard et avoir un jour à refaire mes valises en pleurant, je ne voulais pas, mais….

— T’es tellement convaincue que je vais te larguer que tu le fais avant moi !

— Oui ! C’est ça ! Sauf que… sauf que, j’ai décidé, y’a pas longtemps, une petite semaine, que je… que je… de prendre le risque de rester avec toi et de faire comme… de m’imaginer que j’allais … qu’on allait … qu’on resterait ensemble… un certain temps ! VOILÀ !!!  Donc. Je vais finir par te dire… te demander des choses…, mais pour l’instant je ne sais pas où mettre le curseur car, comme tu le sais très bien, toi, l’homme sensible qui se planque derrière le beau mec suffisant à la plastique sublime, demander quelque chose, je ne sais pas encore faire ! Alors arrête de me le reprocher parce que quand je vais m’y mettre je t’assure que tu vas être débordé… !!!

Edmond sourit, Mila se frotte les yeux, de la fatigue apparaît sur son visage. Elle dit :

— Ce soir ça risque d’être moins bien que sur les toits.

— Ce serait difficile de faire mieux… sur certains points. Par contre sur d’autres, ça va être plus facile !

Il regarde la pièce.

— On est au chaud et abrités, et on n’a rien à redescendre par une échelle verticale !

— C’est vrai que de ce point de vue-là, c’est nettement plus simple.

— Ouais, nettement plus simple, plus tranquille !

— Hum.

— C’est trop tranquille… pas ton genre ! Qu’est-ce que tu me caches ?

— Rien ! Elle rit. Je suis désolée, il n’y a rien d’autre. Elle regarde la pièce : tout est là !

Il l’embrasse.

— Allez, je vais prendre une douche vite fait…, dit-elle.

— C’est obligé ?

— J’ai nettoyé les palettes cet après-midi…

— Tu as fait ça aujourd’hui ? Mais comment tu dors d’habitude ?

— Fais comme chez toi !

 

Mila disparaît. Edmond se retrouve seul dans la grande pièce.

Il regarde par le vitrage des portes-fenêtres. On ne voit rien dehors, la lumière intérieure éblouit les vitres, elle en fait deux miroirs. Il regarde sur le manteau de la cheminée. Il y a toujours des bougies sur le dessus des cheminées. Mais pas là. Il ne se rappelle pas non plus en avoir vu dans son appartement en ville. Elles sont sur le toit !

Il se lève et entend le téléphone de Mila vibrer sur la table, puis faire « bip bip bip ». Il cherche l’interrupteur pour éteindre cette lumière trop forte du plafond, l’actionne et tout s’éteint. Seules les flammes dansent et font vaciller la pièce. Il n’y a aucune lumière. La seule est à l’intérieur, dans la cheminée. Il profite de cette vision. Les flammes éclairent beaucoup. Il ne savait pas ça que les flammes éclairaient autant.

Il regarde alors dehors, intrigué. La lune n’est pas là, mais tout n’est pas tout à fait noir. Il actionne à nouveau l’interrupteur et par curiosité, pour une raison qu’il ne connaît pas, il manipule le téléphone de Mila et lit alors le message.

— « Ma nine, Je voudrais tellement te voir pour Noël. Dis-moi que tu viens un peu. Mamie Gil. »

Il sourit et caresse l’écran du téléphone de chantier. Il est touché que Mila ait des attaches dont elle ne lui a pas encore parlé. Des gens de sa famille, de son sang qui l’aiment comme lui peut avoir. Il est rassuré aussi de savoir qu’elle n’a pas que lui. Que lui, Pepito et Abigaëlle. Que les gens sur lesquels elle peut s’épancher soient quelques-uns.

Il éteint la lumière. Sort.

Dehors, il vérifie et sourit.

Les étoiles sont encore là. Les étoiles et lui, ici devant la maison. La salle de bains projette sa lumière. Il s’assoit sur le perron de la porte fenêtre. Les coudes sur les genoux, les mains jointes, il regarde les étoiles. Reconnaît Orion à l’est un peu caché encore dans les arbres, les Pléiades et Cassiopée au zénith, et le Cygne. L’Aigle n’est pas encore levé. Il est bien.

La rivière en contre-bas ne fait aucun bruit, le vent souffle un peu dans les arbres. Aucune voiture ni aucune route. Aucune maison. Personne. Que la perspective, les étoiles, et les flammes du foyer qui répandent un pâle halo autour de lui. Et Mila à côté de lui dans la salle de bains allumée.

Deux points verts le fixent alors, et se déplacent. Un chat avec les mêmes yeux que lui passe, trottant devant la maison. Il traverse et disparaît dans la forêt.

Là-bas, il sait la vallée, il voit des étoiles. Mila ne les lui a pas expliquées, celles-ci. On ne les voit pas depuis les toits. Il se demande si elles sont visibles aussi dans l’autre hémisphère, celui du sud, ou dans les nuits d’Abu Dhabi.

La lumière de la salle de bains s’est éteinte. La porte-fenêtre s’ouvre et Mila sort de la maison, une couverture dans les bras. Elle s’assoit près de lui et enveloppe leurs épaules.

— Il faudra que tu me racontes les étoiles là-bas.

— Oui.

Ils restent ainsi un moment puis Mila rentre. Edmond s’attarde. Il est bien.

Quand il entre à son tour, Mila est assise un livre à la main, elle l’attend en souriant. Son visage est apaisé. La douche, un peu de temps pour elle toute seule lui ont fait du bien, elle s’est recentrée sur la soirée, et sur son homme avec elle dans sa maison.

Le matelas finit de se réchauffer lentement tandis qu’ils mangent tous les deux sur la table ronde.

Edmond :

— Fabrice et Lynda ne peuvent pas venir demain soir, il faudrait qu’on reporte au week-end prochain.

— Ah.

— Tu pourras être avec moi ?

Elle sourit.

— Oui.

Mila :

— Est-ce que… ça s’est bien passé entre vous ?

— Oui.

Chacun replonge dans son assiette.

Edmond :

— Mila, demain soir on est libres tous les deux. Je vais au resto et je voudrais que tu m’accompagnes.

Elle pouffe, sourit, rougit, ne le regarde pas.

Edmond :

— Hum. Ouais ! Je ne savais pas si tu dirais « oui » si je disais un truc simple comme : « je t’invite dans un grand resto ».

Elle ouvre grand les yeux sans le regarder, avec l’air idiot d’une petite fille intimidée.

— Ouais, la version longue, je préfère, dit-elle.

Edmond sourit et la regarde en coin. Il dit :

— Tu peux aussi te dire que cette semaine, tu m’as nourri au moins six fois et que tu m’as invité au « Château ».

Mila a baissé sa tête, limite dans son assiette, écarlate.

— J’irai à la Tour de l’Horloge. Alors, tu viens ? demande-t-il.

— Oui. Je préfère que ce soit moi plutôt qu’une autre !

— Ah ! … intéressant !

Mila débarrasse, Edmond a levé ses bras, les mains derrière la tête, il étire son dos et soupire. Elle découpe un gâteau au chocolat et donne à Edmond un petit bol où le morceau a coulé à pic dans de la crème anglaise.

— Merde !

Il se lève brusquement et sort de la maison.

Il revient souriant comme un enfant, une bouteille de champagne à la main.

— Tan lan ! J’ai failli l’oublier !

Il regarde Mila, les yeux sages.

Ce n’est pas l’Edmond tonitruant de « toc toc badaboum c’est moi ». Mila secoue la tête et la penche sur le côté, touchée. Edmond n’a pas bougé, la bouteille levée. Elle ramène deux verres à vin rouge et il les remplit.

Mila :

— Merci.

— De rien.

— L’avantage avec le champagne, c’est qu’il reste toute la vie à inventer avec.

— Comme toutes les bonnes choses.

— Oui. Comme toutes les bonnes choses.

 

Edmond avale une gorgée, repose son verre. Il lui fait un clin d’œil et Mila se sublime.

Sublimation : se dit d’un fluide. Transformation, passage de l’état solide à l‘état gazeux.

 

Ils mangent leur gâteau, discutent. Mila sourit. Elle enroule sa serviette autour de son doigt et essuie une goutte de crème qui coule le long du menton d’Edmond tout piquant de sa barbe. Il a des gestes brusques et Mila rit. Elle prend sa cuillère et le fait manger tranquillement, se moque de lui. Il fait pareil et ne peut s’empêcher d’ouvrir la bouche quand il glisse la cuillère dans la sienne. Mila rit, ses yeux se plissent, ses joues se pomment. Ils finissent leurs verres de champagne et Edmond les remplit de nouveau.

Il caresse le bord des lèvres de Mila prétextant une goutte de crème. Il grimace, Mila gigote, amusée par sa maladresse. Les bols sont vidés, il ne reste plus que les verres.

La tête dans les épaules et voûté, Edmond masse sa nuque.

— Tu es fatigué, dit-elle doucement.

— Un peu. Comme toi.

— Mmh. Tu veux te déshabiller, prendre une bonne douche ?

— On va finir nos verres, je ferai ça après.

Edmond, la tête penchée en avant, joue avec son verre. Mila repousse le sien, son bol, le bol d’Edmond. Comme ça, l’air de rien. Elle a remarqué la montre au poignet d’Edmond.

Elle approche sa chaise au plus près de la sienne, pose sa main sur son avant-bras, et sans le regarder dans les yeux, elle prend sa main et la tourne, paume vers le haut. Elle défait sa montre et la pose sur la table derrière les bols, derrière les verres. Elle déboutonne la chemise sur son poignet, ouvre les pans, la retrousse, et elle masse son poignet, sa peau, la paume de sa main.

— Tu as les mains froides.

— Pardon !

Mila retire ses mains.

— Donne.

Edmond prend sa main droite dans les siennes et l’amène sur sa cuisse. Elle a de petites mains, elle est grande pourtant, mais ses mains sont petites. Ses ongles sont des ongles de femme mais, et il pouffe à cette idée, ils ne sont pas limés correctement, pas vernis. Leur bout est plus clair, les peaux qui remontent sont irrégulières mais elle a de jolies mains.

Il la masse. Sa peau est fine. Il passe son pouce entre son pouce et son index, caresse l’entre de ses doigts et le dos de sa main. Ses mains sont sèches, elle a une plaie sur l’index et une ampoule au creux du pouce.

— Tu refais des chantiers ?

— Oui.

— Pepito est d’accord ?

— Il n’a pas le choix. Son entreprise marche bien.

Il porte la main de Mila à ses lèvres et la repose sur sa cuisse à elle.

Il prend alors sa main gauche. Mila a une autre ampoule. Il sourit, caresse la petite bosse.

— C’est quoi l’outil qui t’a fait ça ?

— La pioche.

— La pioche… ! T’as pas un homme sous la main pour faire ça ? Ouais. J’crois que je préfère encore que tu aies des ampoules.

Il caresse sa main, la masse et la pose sur sa poitrine à lui, avançant son visage pour baiser ses lèvres. Puis il libère sa main et la pose sur sa cuisse.

 

À son tour, alors, et de nouveau, Mila prend sa main droite et défait le bouton au poignet. Elle ouvre les pans de la chemise, la retrousse, et elle masse sa peau remontant en une caresse jusqu’au creux de son coude.

Elle place les mains d’Edmond sur ses cuisses à lui. Elle s’approche pour embrasser sa joue et défait les boutons du col de sa chemise. L’un après l’autre. Résistant au désir de le toucher. Elle tire sur la chemise pour la sortir du pantalon mais celle-ci résiste. Edmond s’est adossé à la chaise, les jambes écartées, les mains sur les cuisses, il soupire.

Mila ferme son visage comme on plaque un masque de carnaval. Elle défait la boucle de sa ceinture. Il n’y a pas de bosse derrière la braguette d’Edmond. Ce soir, il la laisse faire, passif, les deux mains sur les cuisses, il ne l’empêche pas de le toucher comme les autres soirs de cette semaine qu’ils ont passé tous les deux. La boucle cède et Mila défait le premier bouton de son pantalon. Elle a fermé ses yeux. Elle tire sur sa chemise et la lui retire. Elle chuchote.

— Je vais te masser, mets-toi à califourchon sur la chaise, avec tes mains sur la table. Je reviens.

— Mila, tu n’es pas obligée de t’occuper de moi.

— J’en ai très envie.

Elle débarrasse rapidement, met tout dans l’évier et disparaît dans la salle de bains.

Quand elle revient, il est bien installé, quasiment couché sur la table, il bâille.

Elle pose sa main dans son dos, doucement et lui donne un oreiller pour poser son front. Elle place un flacon d’huile sur la table et il perçoit le bruit de ses mains qu’elle frotte l’une contre l’autre.

Alors les mains chaudes de Mila se posent sur sa nuque, il ferme les yeux et soupire profondément.

Mila s’applique à façonner sa peau et sa chair.

Du pouce, des doigts, du plat de la main, elle écrase, pétrit son dos. Et sous ses mains généreuses, Edmond s’abandonne.

Ensuite, tout doucement, elles deviennent plus caressantes, Mila dit :

— Je vais te déchausser et défaire ton pantalon, ensuite tu t’allongeras sur le ventre, sur le matelas.

— Tu n’es pas maladroite.

— Merci.

— Tu l’as déjà fait ?

— Non.

— Ce n’est pas une technique de séduction.

— Tu sais bien que j’en suis incapable ! Je veux te masser sans salir ton pantalon. Et je voudrais que tu me laisses faire. C’est une demande.

— Ce sont des demandes où je suis en action que je veux, pas des demandes où je suis passif. Regarde !

Il montre son pantalon. Mais Mila dit :

— On a encore beaucoup de temps tous les deux, n’est-ce pas ?

Elle embrasse sa joue.

— Tu m’as sauvée, je voudrais m’occuper de toi un peu.

 

Rapidement et sans se poser de question, Mila s’accroupit, défait les lacets de ses chaussures et les lui retire. Elle déboutonne son pantalon et ses doigts s’attardent. Il a perçu le rythme plus rapide de sa respiration et l’auréole rose qui s’est répandue sur son cou. Mais il ne dit rien. Il l’aide à retirer son pantalon et Mila le pose, plié, sur une chaise à côté. Edmond passe le pouce dans l’élastique de son boxer.

— Je l’enlève ?

— Garde-le. J’ai peur que tu aies froid !

Il ricane.

Elle a posé un oreiller sur le bord du matelas du côté de la cheminée et étendu une très grande serviette.

— Viens t’allonger s’il te plaît, mets ta poitrine sur l’oreiller et la tête là.

Edmond s’allonge et Mila couvre tout son corps d’une couverture en tissu de doudou d’enfant. Elle éteint les lumières et disparaît quelques minutes dans la salle de bains. Il entend l’eau couler.

Puis elle revient et s’installe à ses pieds. Elle retrousse un peu la couverture et retire ses chaussettes. Et avec un gant de toilette et de l’eau très chaude, elle lui lave les pieds autant qu’elle les masse.

— Monsieur Vallone, vous avez de très beaux pieds.

Mais Edmond ne répond plus.

L’un après l’autre, Mila lave ses pieds, les sèche puis avec l’huile les presse, les masse et Edmond ronronne.

À un moment, elle constate qu’il commence à transpirer au niveau des tempes, elle repousse alors la couverture du haut de son corps jusqu’au haut de ses fesses.

Elle travaille chacun de ses orteils, glisse ses doigts entre, écrase sa voûte plantaire, malaxe le plat de son pied et la peau épaisse de son talon, elle remonte ainsi en modelant sa cheville et le bas de son mollet. Elle redescend, roulant ses pouces, l’un après l’autre sur son cuir, et puis elle quitte son pied en une caresse.

Elle l’enveloppe et découvre le second pied pour un même attouchement.

Edmond ne s’est pas endormi. Il est dans un état qui ressemble à celui d’un après-baise, mais qui dure. Où le contact et les caresses sont encore fort agréables et même où le corps paraît plus puissant, plus présent, plus important.

Le massage de Mila sur ce pied est différent, il en profite davantage, il lâche des soupirs plus profonds. Ses bras, ses épaules se sont déliés. Il s’est un peu avancé sur le bord du lit et sa nuque s’est alanguie.

Il sent les déplacements de Mila sur le matelas, son souffle qui accompagne l’effort qu’elle fait pour placer chaque parcelle de ses mains sur son corps noué.

Elle pétrit une dernière fois le bas de son mollet, assouplit une dernière fois la plante de ses pieds et le quitte.

La séparation est douloureuse, comme un courant d’air froid. Elle rabat la couverture et à voix de velours, elle dit :

— As-tu assez chaud ?

Edmond, les yeux fermés, articule avec effort :

— Oui.

Mila se hisse au niveau de ses hanches.

— Laisse-toi faire, s’il te plaît.

Elle passe ses doigts dans l’élastique de son boxer et le lui retire.

Elle s’assoit sur lui, sur l’arrière de ses cuisses, et ses mains chaudes reprennent leur travail, en haut de ses fesses, laminant ses chairs, étirant ses muscles loin de sa colonne vertébrale. Elle recule un peu, presse ses muscles fessiers, écrase les dernières tensions.

Puis elle remonte, mâchouillant sa peau, décontractant chacun des muscles de son dos. Elle adoucit à nouveau sa nuque et les muscles trapèzes jusqu’à ses épaules.

 

Edmond est groggy.

Le toucher de Mila et l’huile, réchauffée encore par la chaleur des flammes du foyer, connectent son corps au temps présent. Cela l’apaise mais aiguise ses sens et le stimule en même temps. Cela le recentre sur ses sensations, sur le souffle de Mila, sur ses sourires à elle quand lui soupire, sur le contact de ses doigts, sur son corps à elle qu’il imagine nu, les jambes écartées et les seins libres dansant sous les mouvements de son buste. Ses sens exacerbés mélangent le corps de Mila et le sien. Il transpire.

Mila remonte la couverture jusque sur ses fesses. Elle s’assoit à côté de lui et délicatement, elle prend sa main, celle opposée à son visage tourné.

Et à nouveau, elle s’occupe de lui. De chacune de ses phalanges. Elle façonne la paume de sa main, moud chacun de ses muscles courts et contractés. Elle malaxe son poignet large, son avant-bras vigoureux, son bras fort, jusqu’au rond de son épaule, assouplis désormais. Leurs mains reprennent leur dialogue silencieux, et puis Mila repose sa main délicatement sur le matelas.

Elle change de côté et ses doigts reprennent leur travail de force et de volupté. Sur son épaule, son bras, sa main. Puis elle soupire, profondément. Elle glisse ses doigts entre les siens et dans un ultime adieu, elle dépose sa main près de son visage.

Mila ramène la couverture jusqu’à sa taille, elle murmure :

— Mets-toi sur le dos, et éloigne-toi du bord du lit, je vais terminer.

 

Mais le Edmond d’il y a deux minutes n’est plus là.

Des étoiles ont plongé, des lignes ont filé.

Il est désormais étranger à lui-même et otage de cette femme.

Il ne peut pas rester allongé plus longtemps à se faire manœuvrer comme ça sans pouvoir agir.

Il est frustré. Il a envie de baiser avec elle et pas d’être son jouet.

Le traitement de Mila a fait son effet, les symptômes ont disparu, il n’a plus besoin qu’elle le masse. Il ne supporte plus de se sentir aussi fragile.

Il roule sur le côté opposé, s’assoit.

La couverture a glissé sur le matelas.

Il prend la serviette et se frotte les pieds et les mains. Et il se lève, avance vers la table. Il prend le verre de champagne, le lève haut et avale une longue gorgée.

Puis il se retourne, le sexe dressé, debout face à Mila, assise, les jambes nues repliées sur le côté, la chemise d’Edmond sur les épaules tombant jusqu’à ses cuisses, un bouton unique fermé au niveau de sa poitrine nue.

Mila détourne les yeux, surprise, puis aligne son regard sur le sien.

— Je vais prendre une douche, dit-il froidement.

 

Le massage l’a rassemblé, la raideur de sa nuque a disparu, la douche brûlante finit l’ouvrage de Mila, de l’huile et des flammes.

Il se frictionne fort avec le gant de toilette, et l’huile achève de se retirer.

Quand il sort, dans son bas de pyjama gris foncé, l’unique lumière n’est toujours que celle rayonnée par les flammes. L’eau chaude, la serviette, le récipient d’huile ont disparu, les oreillers ont été remis à leur place et Mila est assise sur le matelas, appuyée contre le bas du canapé, les jambes nues repliées contre sa poitrine, un verre de champagne à la main, sa chemise boutonnée pareil. La table basse a été approchée et le verre d’Edmond est posé dessus.

 

Il s’accroupit devant le foyer et balance une grosse bûche dans les flammes. Elle cogne la plaque en fonte et des charbons incandescents ricochent. Il la replace aussitôt, exactement, précisément, avec la pique en fer. Il écrase les braises, disperse les cendres.

Le fer cogne le fer, le fer cogne la pierre.

Puis il se redresse et contourne le lit vers Mila. Il la pousse, retire d’autorité la couverture et l’oreiller qu’elle a placés contre elle, il la tire entre ses jambes, et puis il ne bouge plus.

Mila porte le verre à ses lèvres.

— Je ne savais pas que tu ne voulais pas. J’aurais aimé que tu me le dises, dit-elle.

— Je n’aime pas me faire materner. Tu le sais très bien.

Il retire le verre de Mila de ses mains et le vide.

Cul sec.

Il le pose derrière lui par terre.

Bruit du verre grinçant sur les tommettes mates de terre cuite.

Il tire Mila contre lui, plus contre encore. Il la serre. La respiration agressive, le souffle bruyant.

L’insatisfaction.

Il est tendu.

La colère et la confusion battent dans ses veines.

Il coince Mila contre lui. Ses bras s’impriment dans son ventre. Ses pieds se crochètent à ses jambes.

 

Mila pose ses mains froides sur ses avant-bras tressés, et elle le touche. Doucement.

 

Son corps est imbibé de violence. Sa main est énervée, elle caresse la cheville de Mila et remonte impatiente sur son genou.

Ses sens flanchent et il ferme les yeux.

Le désordre et l’exaspération le ramassent.

Il est trop tard.

Son corps apprêté n’a qu’une seule cible : exploser et se libérer de sa charge.

Il repousse Mila brutalement. La place face à lui, assise.

Il souffle fort, laid, la bouche vrillée.

Il empoigne sa nuque, et avec les épaules et avec tout son dos, avec toute cette puissance désenchaînée et lancée sur cette prise, il baise sa bouche, les sourcils froncés, les yeux fermés.

Il grogne.

Il a pris son corps, et l’a tiré mou contre lui.

Affranchi, un bras d’honneur claqué à sa conscience.

 

Mila essaie de lui rendre ses baisers. Doucement. Elle caresse son visage, touche ses mains. Elle pose son front contre le sien.

Mais ce n’est pas suffisant. Edmond ne pourra plus endiguer le désarroi qui le déborde.

Ses mains se posent autour de son cou, il l’embrasse plus fort encore et Mila bascule, clouée au matelas par le poids d’Edmond et par la raideur de ses prises.

La culpabilité et le froid seront pour après.

Mais après c’est loin.

Il n’y a que maintenant qui existe.

L’instant présent. Sa force. Son éclat. Sa brillance.

Ses cuisses, la soie de sa peau, sa chair claire et tiède.

Il n’y a que ça. La réalité c’est ça. Le vrai c’est ça.

Le délire l’étrangle.

Ses doigts crispés s’agrippent aux fesses de Mila. Il les écarte et reconnaît le fin ruban d’un string.

Mila le laisse faire, passagère de cette drag race, les yeux dans les siens comme dans un tunnel.

Le regard brûlé, les traits du visage déformés dans une grimace de dément, Edmond lui fait ouvrir la bouche et y glisse deux doigts. Il s’échoue contre son front un instant.

Mila suce ses doigts, le cajole. Essaie.

Il a fermé ses yeux. Il embrasse son cou, la mord, l’aspire.

Il articule, d’une voix terne et métallique :

— Tu es ma femme, Blanche. Je veux te toucher… !

Il pose ses mains sur l’intérieur de ses cuisses, les ouvre. Il écarte le futile bout tissu qui s’inscrit comme un garrot sur sa peau, il applique sa poigne autour de sa gorge et ses doigts humides s’avancent.

Et aussi violemment que le cœur de Mila cogne dans sa poitrine, aussi violemment alors, il devient doux, calme. Comme une machine lancée à tout bourlingue, qui, brutalement, atteint son rythme de croisière, constant, à 1000 km/h, ses baisers se font caressants et voluptueux. Ses doigts glissent dans ses cheveux, ses lèvres et sa bouche cajolent son visage. Il déploie sur elle une tendresse sale.

Il murmure à bout de souffle :

— Je veux que tu viennes, Blanche. Je veux savoir que c’est moi qui te fais ça.

Le liquide sourd entre ses doigts, et son poignet et son avant-bras font le travail.

— C’est ça Princesse. Ma Princesse…

Et puis finalement, dans un feu d’artifice minable, de pétards mouillés, de fusées crapotantes, sans déflagration, sans bouquet, sans couleur et sans éclat, le corps de Mila ondule un peu, ses jambes se ferment sur le bras d’Edmond et son ventre ressent du plaisir.

 

Edmond halète. Son visage est émacié, sa tête baissée. Il retire ses doigts lentement, et serre Mila contre lui. Il apporte sa tête dans le creux de son cou et la tient comme cela, longtemps.

Il confie sa respiration à ses cheveux et suivant le mouvement oscillant de ce corps bercé contre le sien, il s’apaise peu à peu.

 

Et puis il déplie ses bras. Roule sur le dos, les ouvre sur le drap, et la laisse.

Faire et vivre ce qu’elle veut.

Il ferme les yeux.

Il a transpiré, son sexe est mou, il est essoufflé.

Paumé.

Fauché par ce qu’il vient de faire.

Le foyer, la maison, les étoiles.

Capable que de ça.

Le bras armé de ça.

Transpirer cette violence, la mener.

Pure. Absolue.

Cette fille n’a pas mérité ça.

Cette fureur pour survivre à quoi ?

La honte, la brûlure.

Sa chemise.

Il serre ses paupières comme on serre les poings.

Et le string.

Il souffle fort.

 

Dépasser la faute. Quitter le corps.

Comment.

Il respire.

Pas de douleur.

Toutes les couleurs.

Mila est là. Il la sent.

Telle qu’il l’a posée.

Le matelas n’a pas bronché. Personne n’a bronché. Tout est tel qu’il les a laissés.

Mila est là. Elle respire. L’air entre dans son corps, en sort.

Près de lui.

Elle est sa quille, ce soir. La quille de son bateau aux trop grandes voiles,

Lacérées.

Dessalé [2].

La tête à l’envers.

Elle et sa maison. La lumière dans la cheminée. La chaleur, le foyer.

Et demain ensemble.

 

Il ferme les yeux, ramène ses bras le long de son corps et ouvre ses mains.

Elle aurait poursuivi son massage dans cette position, ses caresses d’elle pour lui. Et elle serait allée ailleurs, ensuite, avec le string et la chemise entre-ouverte.

Sa respiration est blessée, le corps allongé, la nuque étendue, il sent la chaleur des flammes sur sa peau. Il n’a plus les mains de Mila qui le touchent. Il ne sent plus le poids de son corps sur le sien, ni le bruit et la tiédeur de son souffle, de ses intentions.

Mila est à côté de lui,

Etendue dans sa chemise,

Les jambes nues.

 

La plaie coule. La culpabilité a traversé, elle commence son serpent de chemin.

Le dégoût fermente. Dans son esprit et dans son corps.

Dans le miroir,

Et son ombre au sol sera trop longue.

La même force pour tout balancer, les mots, les cris, les mains.

La même injonction. Le même commandement total.

Résister ?

Comment.

Comme au sommeil, quand il prend les tripes, la tête et les mains.

Edmond regarde les poutres au plafond, les pierres aux murs. Elle n’a jamais dû abriter cela, cette matrice où il s’était senti choisi.

 

D’avoir cédé à cet ordre n’a rien réglé. La frustration, le besoin de la voler.

Ses yeux à nouveau verrouillés.

La fureur, la culpabilité, la honte.

La Désolation.

Et Mila allongée près de lui.

 

Edmond ramasse ses affaires et s’éloigne. Dans la salle de bains, il lave ses mains et se regarde dans la glace.

Il a vieilli.

La nuque est à nouveau douloureuse. Il sourit.

Douleur physique.

Il sèche sa peau. Respire profondément. Ferme les yeux. Oublier.

Il se rhabille et appréhende de lui réclamer la chemise.

Il éteint la lumière, saisit le baise-en-ville, sort.

Les deux paires d’oreillers ont retrouvé la tête du matelas contre le canapé, Mila est assise, la couette rabattue sur sa taille.

Comme l’instant d’avant.

Dans sa chemise, elle semble l’attendre.

L’instant d’avant.

 

Il ne touchera plus au foyer. Il ne touchera plus à rien.

Il contourne le lit, pose la valisette près de la porte-fenêtre et regarde dehors.

Une bûche cède et craque dans la cheminée.

— Je ne veux pas que tu partes, dit-elle doucement.

— Rends-moi la chemise.

— J’aurais froid.

— Tu te couvriras.

— Je voudrais que tu me couvres, toi.

Edmond enragé :

— Comment tu peux dire ça ?

— Parce que je suis aussi responsable que toi.

— Arrête de me prendre en charge !

— Je sais que tu n’es pas homme à te laisser masser. J’aurais dû y penser. Parce que là, ce soir, j’ai… je… c’est toi qui m’a appris à commencer mes phrases par « je » ! Je ne veux pas que tu partes. Je veux que tu restes ! Avec moi !

Edmond secoue la tête. Vide.

— Tu as reçu un message.

— Ma grand-mère. Pour Noël.

— …

— Je rentre chez moi pour Noël. Pour les repas. Avec ma mère. Ma grand-mère, ma sœur...  Ma mère va bien ! Elle a trouvé un appartement. Elle a envie de me voir… Je verrai mon père aussi. J’ai envie de le voir. Besoin. Elle rit. Je ne sais pas rompre les liens. C’est comme ça. C’est bien. Et toi, ton Noël… ?

— … parents, mon frère… ses gosses… les bûches… café chocolat.

— Laquelle tu préfères ?

— Je ne sais pas, dit-il, accablé.

— Tu prendras quelques jours de congés ? Te reposer ?

— Arrête.

Mila souffle fort, crie à son tour :

— Je veux que tu restes. J’ai besoin de toi !

— JE. NE. PEUX. PAS !!!

Il met la main sur la poignée, Mila bondit.

— Je veux t’embrasser !

Edmond soupire, las.

— Et je veux que tu m’embrasses. Que tu me caresses !

Elle soupire, glisse ses doigts entre les siens, approche son visage et l’embrasse sur la joue. Elle porte la main d’Edmond sur son sein. Edmond a baissé sa tête vers elle, il s’appuie sur elle, elle continue de l’embrasser, dans le cou, sur la gorge.

Le souffle d’Edmond est rapide et chaotique. Il est bouleversé.

Sa main sur le sein de Mila drapé de sa chemise. Inutile.

Mais Mila s’approche et son sein se bombe dans sa main. Mais il ne réagit pas. Son corps ne réagit pas. Il ne sera plus cet homme-là.

Jamais.

Mila frissonne.

— Je t’aime Edmond. Touche-moi. S'il te plaît.

Edmond se défait des mains de Mila et prend son manteau sur le cintre. Elle se campe devant la porte, commence à pleurer, débite :

— Tu es fort, puissant et orgueilleux, macho aussi. Avec des principes sur ce que doit être un homme, sur ce que doit être une femme. Pour moi c’est… c’est débile, ces idées. Tu es mon antithèse ! Tout ce que je ne suis pas. Spontané, joyeux, tranché, généreux, sociable. Tu vis au jour le jour, tu sais te faire plaisir. Tu rayonnes autour de toi une telle force… Je ne veux pas que tu doutes de toi !

Elle baisse la tête.

— Dis-moi que tu m’entends ! Edmond !

— Je ne me mettais plus en colère.

— Vallone, Non !! Écoute ce que je te dis. Je ne veux pas que tu doutes de toi. Tu m’entends ! Tu étais fatigué. Je t’ai endormi avec mes caresses. C’est moi qui ai abusé de toi.

Il tonne, cinglant, d’une voix noire :

— ABUSéR !

— Tu veux te prouver que tu es un homme. Que tu es fort, que tu as le pouvoir de disposer de ta volonté. Et c’est ce que j’aime chez toi. Cette masculinité à la con. Et c’est ce que je veux partager avec toi, là, maintenant. Ne retourne pas cette force contre toi, Edmond. Non ! Tu ne mérites pas de mettre un genou à terre pour ça. J’en veux encore. Écoute-moi, j’en veux encore de ta virilité à deux balles, de ta grosse bite, de tes mains sur moi… Ne donne pas autant d’importance à tout ça. Ce que tu me dis, ce que tu me fais. Je ne suis rien du tout. Je disparaîtrai bientôt de ton univers. Je suis de passage. Rien n’a d’importance. Tout doit être léger entre nous. Léger et superficiel ! Il est inutile de changer tes plans, tes schémas. Ça ne sert à rien. Réagis. Merde ! Mets-toi en colère ! Vallone ! Insulte-moi… !

— Non ! Je ne mettais plus en colère. Et tu ne devrais pas te rabaisser comme tu le fais. Je n’aime pas que ma femme se rabaisse. Je veux qu’elle reste fière et hautaine comme moi.

Il sort.

 

 

 

True Colors, Cyndi Lauper [3]:

 

But I see your true colors

Mais je vois tes vraies couleurs

Shining through

Rayonner

I see your true colors

Je vois tes vraies couleurs

And that's why I love you

Et c'est pour ça que je t'aime

So don't be afraid to let them show

Alors n'aie pas peur de les laisser voir

Your true colors

Tes vraies couleurs

True colors are beautiful like a rainbow

Les vraies couleurs sont aussi belles qu'un arc-en-ciel




[1] L'Origine du Monde est une peinture de Gustave Courbet de 1866. Elle représente de façon quasi anatomique le sexe féminin. Avec ce tableau, Courbet s'autorise une audace et une franchise qui donnent au tableau son pouvoir de fascination. https://ninerouve.wordpress.com/la-maison/le-monde/peintures-et-sculptures/#origine

[2] Terme de voile, signifie chavirer.

[3] Cyndi Lauper est chanteuse, actrice, productrice new yorkaise emblématique des années 1980 sur de la pop et du new wave. Elle est la première femme dans l'histoire du rock à avoir placé quatre chansons d'un même album au Top 5 du Billboard 100 aux États-Unis. https://www.youtube.com/watch?v=fYD7CzdPPN0

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