91 Le Violon d'Ingres - Mike Jagger

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CINQUIEME PARTIE : LE VIOLON D'INGRES

— « Ouais, Vallone ! Jagger à l’appareil. On ne t’a pas vu au club ce soir. À plus. »

Edmond soupire et appuie sur « rappeler »

— Salut Jagger !

Stéphane :

— Salut Vallone. Comment tu vas ?

— Bien ! Et toi ?

— Ouais ?

— Mmh !

— Mila est passée au club. Elle te cherchait.

Edmond soupire.

— Elle a dit quelque chose ?

— Non.

— …

— Tu veux en parler ?

— Non.

— Ok.

— Mmh.

 

Stéphane entend Edmond soupirer dans l’écouteur.

Edmond :

— Fffffflllllll.

— Ça arrive. Des fois.

— Oui ! J’ai juste besoin de prendre un peu l’air !

— Hum.

— Elle a cherché à me joindre, en début de semaine.

— Hum.

Edmond respire, souffle fort dans le téléphone.

Stéphane :

— T’es chez toi ? Tu veux que je passe ?

— Non. Non, je crois que je préfère encore le téléphone. Si tu viens, je devrais allumer, et elle saura que je suis là. Elle habite en face.

Stéphane ricane.

Edmond :

— Oui, je sais de quoi ça a l’air. Mais ce n’est pas bien méchant.

— Bon !

— Hum. J’ai juste besoin de respirer un peu. C’est un peu un huis clos avec elle. J’ai besoin de prendre l’air.

— De mettre un peu de distance ?

— Ouais, c’est ça. De la distance. Un peu.

— Hum.

— Hum.

— C’est quoi le problème ?

— Y’a pas de problème. Tout va bien. Je suis crevé. Il fait un temps pourri. Il fait vite nuit. Un peu de temps tranquille et je vais récupérer.

— Oui, c’est vrai que c’est la période de l’année où on est tous un peu fatigués.

— Ouais, c’est ça. Et puis c’est bientôt Noël. Je n’aime pas cette période de l’année.

— Et tu ne veux pas faire ça, buller devant la télé tranquille avec ta nana ?

— Si, si, je pourrais ! Mais là c’est juste que je… je suis crevé et je fais des conneries… Et tout ça, c’est à cause d’elle ! Alors je mets de la distance.

— Hum !

— Ouais.

Edmond souffle sans s’en rendre compte. Il dit :

— J’alterne le type hystérique et le type mielleux.

— Hum.

— Et je ne suis ni l’un ni l’autre.

— Hum !

— Je ne suis ni l’un ni l’autre, mais avec elle je suis… je passe par toute la gamme. Hyper violent, gentil, inquiet, euphorique…

— Hum.

— Je sens qu’elle m’observe. Il rit. J’en flippe de ses regards sur moi. Tout est trop compliqué. Quand je la drague, elle me regarde en coin et se moque de moi…. et dès que je lui parle normalement, elle me tombe dans les bras. Elle n’en a rien à foutre de mon physique en fait. Elle me l’avait dit mais… Faut juste que je lui parle… ou que je la touche.

Il rit.

— Et moi, du coup… je change mes priorités... Je fais des trucs que t’as pas idée… 

Stéphane l’entend souffler à nouveau dans le téléphone.

— Je fais n’importe quoi. J’ai du mal à bosser aussi. J’ai un projet pour un mec du réseau à Niel et il n’y a rien qui sort.

Il souffle profondément.

— Vendredi soir j’étais chez elle. Elle... je fais n’importe quoi. Alors je me suis tiré.

Il soupire triste.

— Samedi matin, je l’ai rappelée, elle était au golf. On devait y aller tous les deux, mais elle y est allée toute seule. Je lui ai dit que je passerai la prendre pour aller au resto le soir. Elle avait accepté d’aller au resto, à la Tour de l’Horloge avec moi. Elle a souri. Je l’ai entendue sourire dans son téléphone de merde ! Je l’avais laissée en plan, chez elle, dans sa maison, j’avais… Et elle était contente que je l’appelle. Et le soir quand je suis passé la prendre, je ne l’ai pas reconnue.

Il soupire.

— Elle était habillée comme jamais j’ai vu une femme. Même les tiennes ! Robe moulante, grand décolleté en dentelle, paillettes sur la peau. Maquillée, coiffée, vernis sur les ongles, talons aiguille...

— Pute ?

Il crie.

— NON !! BELLE ! Tu sais, à la Tour de l’Horloge, t’as un immense escalier pour monter dans le hall du resto et un autre pour descendre dans la salle. J’étais au bar, dans la salle, parce que… parce que je l’avais récupérée chez elle et qu’elle était en retard, et j’aime pas les gens en retard. Elle portait un chapeau noir et un grand manteau… Elle est montée dans ma bagnole et je ne l’avais même pas regardée. Quand on est arrivés au pied du resto, je suis parti devant, parce que… parce qu’elle n’avançait pas. Elle est arrivée au même moment qu’un groupe et je l’ai perdue de vue. Alors je l’ai attendue en bas dans la salle. Et quand elle est descendue, je ne l’ai pas reconnue.

Edmond soupire doucement.

— Je ne l’ai pas reconnue… Quand j’ai réalisé que c’était elle, j’étais au bar en bas… Et je suis resté assis. Je suis resté assis pendant qu’elle descendait.

Il s’énerve de nouveau.

— En bas de l’escalier, il y avait un type qui l’attendait. Il l’a récupérée avec baise main et compagnie. Et moi j’ai rien fait. Je suis resté là. Elle connaissait le type, il a tenu sa main… j’ai bien vu qu’elle essayait de s’en débarrasser mais le mec ne voulait rien savoir. C’était le fils du premier adjoint au maire. C’est le chef de rang qui me l’a dit. Et ce mec, il a reconnu ma femme avant moi et moi j’ai rien fait. Stéphane… je n’ai rien fait ! Je l’ai finalement décrochée de son type, elle était super en colère après moi. Je l’avais là… tout près, elle était aussi grande que moi, les yeux dans les yeux… Je ne me suis même pas excusé, je ne l’ai pas touchée, rien. Je…. Ensuite on s’est finalement assis tous les deux. Je… Tout ce que j’ai été capable de lui dire, c’est qu’elle avait des petits pieds… On ne s’est rien dit, pas parlé, rien. Elle me regardait derrière ses cils… Tous les hommes présents dans la salle la regardaient. Et moi je l’avais en face de moi et j’étais incapable de lui dire un truc. Tu peux pas savoir. Et ça c’était que le début du repas. Ensuite y a un apprenti commis qui s’est pointé pour nous servir. Il a renversé toute une assiette. Y’en avait partout. Sur sa robe, sur la table. Le chef de rang est arrivé. Mila a voulu étouffer le truc mais le chef de rang a insisté et moi j’en ai rajouté. Je sais pas pourquoi j’ai fait ça. Alors elle est partie avec lui et il a fait nettoyer sa robe pendant qu’on nous changeait de table. Son téléphone a vibré et j’ai regardé qui c’était. Je ne sais pas pourquoi je fais ça. J’arrête pas de surveiller son téléphone. C’était un mec, encore. Guillaume ! Le mec disait : « Désolé de ne pas avoir pu répondre à tes attentes. J’espère qu’on restera amis et que tu me rappelleras pour prendre un café. Bisous. » Je ne sais pas qui c’est ce type ! Elle ne m’en a jamais parlé. Elle ne me demande jamais rien, et elle ne me dit jamais « bisous » à moi. Jamais ! Quand elle est revenue, j’ai compris qu’elle connaissait le chef de rang aussi. T’aurais vu ça, comment ils étaient complices tous les deux. Ça m’a à moitié fait gerber ! On s’est retrouvés sur une table immense. Elle était encore plus loin. J’avais encore moins à lui dire. Je bouillais ! Je regardais les types de la salle. Même les femmes la dévisageaient. Et moi je l’avais en face de moi…. Ils nous ont servis à bouffer, à boire. Je ne sais même pas ce qu’on a mangé. Si ! Y’a un truc que j’ai fait correctement, c’est qu’elle avait une carte sans les prix. J’ai bien vu qu’elle était perdue…. C’est le seul moment où je l’ai vue douter de quelque chose, être fragile. Mais même là, je ne l’ai pas aidée. Et elle ne m’a rien demandé. Pendant tout le repas elle a eu un visage fier, un regard dur même… !  On a commencé à bouffer. J’avais… j’avais un cadeau pour elle mais ils sont restés dans ma poche toute la soirée. Je n’ai même pas osé les lui donner.

— C’était quoi ?

— Oh, des conneries ! Des trucs pour la provoquer parce qu’elle ne veut pas de cadeaux. Mais comment tu voulais que je les lui donne ! Et puis un type s’est pointé. Mila s’est levée, il lui a demandé de se rassoir. Je ne sais pas qui c’est. J’ai pas demandé. Il lui a dit : « Je ne sais pas comment je vous préfère : ce soir ou dans les réunions de chantier. » Et tiens-toi bien, le mec s’est tourné vers moi, il m’a dit. « Monsieur Magnan, votre femme est un individu remarquable. Mais vous le savez déjà ». T’imagines ? Mike Jagger, est-ce que t’imagines ?

Stéphane écoute Edmond. Sa respiration est rapide, il est très excité.

— Y’a aussi une femme qui est venue. Elle me fixait depuis un moment. Elle s’est approchée, elle m’a dévisagé. J’ai cru voir Magnan trente ans plus tard, le même regard inquisiteur. Je ne sais plus ce qu’elle m’a dit. Elle a chuchoté quelque chose à Mila en souriant et Mila m’a souri. Et elle s’est barrée. Là j’ai disjoncté. J’ai pris ma chaise, j’ai poussé Mila, je nous ai mis côte à côte et on a tourné le dos à salle.

Stéphane entend la voix d’Edmond baisser.

— Elle n’a rien dit, rien montré. Quand elle était enfin à côté de moi, j’ai senti son parfum, ses cheveux. Elle avait des paillettes de partout sur la peau. Un collier aussi avec une perle qui descendait en haut des seins... Jagger. Je suis… je ne peux pas continuer comme ça. Je suis complètement à côté de mes pompes…

Un temps.

— On est rentrés, chez moi. Je… J’osais même pas la regarder.

Il souffle, se reprend lentement.

— Dimanche vers midi, je l’ai ramenée chez elle, je voulais qu’elle reste avec moi, mais elle a refusé. Elle a insisté pour que j’aille manger chez mes parents. Mais elle a laissé des fringues. C’est la première fois qu’elle laisse quelque chose chez moi.

Sa voix s’est à nouveau estompée.

— Je lui ai dit que je voulais la voir plus souvent, tous les soirs, tous les week-ends. On s’est revus dimanche après-midi. Je l’attendais chez moi. On est allés se promener et puis on est rentrés. Après, assez tard, je sais pas pourquoi… j’ai sorti ma guitare et je… je je je lui ai… j’ai chanté une chanson. Elle a pleuré. Elle pleure tout le temps ! On a encore baisé et elle s’est endormie. Toute nue, pour la première fois, et contre moi… Je me suis levé. Elle dormait, elle s’est glissée vers ma place, elle a attrapé mon oreiller et elle s’est mise là, à ma place, dans mon pieu. Et moi j’étais là,… sur la chaise, en face, je la regardais... Je suis resté comme ça… je sais pas… à la regarder dormir.

Il se reprend, sa voix se hausse.

— Heureusement, je ne lui ai jamais dit « je t’aime » ou une connerie dans le genre.

— Qu’est-ce que tu lui as chanté ?

— Rien. dit-il d’une voix lasse.

— Quoi ? Dis-le !

Edmond murmure, dans un souffle :

— Everything de Lifehouse [1].

Stéphane écarte le micro de sa bouche et retient son souffle. Edmond enchaîne, parlant vite.

— Dès qu’elle est là… je fais n’importe quoi. Je ne supporte plus d’être comme ça. Je ne l’ai pas vue depuis qu’on est partis bosser lundi matin. Je ne veux plus l’appeler.

— T’as jamais vécu ça avec une autre nana ?

— Non.

— Moi si. Avec Victoria.

Edmond la voix suraigüe, crie :

— J’étais sûr que si j’en parlais à quelqu’un, on me répondrait ça ! Mais ce n’est pas ça !

— Pourquoi ce n’est pas ça ?

— Parce que j’ai déjà été amoureux et que ça ne fait pas ça. J’étais heureux, amoureux. Et là je ne le suis pas. Des chansons d’amour, j’en ai chanté un paquet et il n’y en a aucune où on voit le mec malheureux pendant. Ils le sont tous après, mais pas pendant !

Stéphane ironique.

— Et maintenant que tu ne l’as pas vue depuis quatre jours, ça va mieux ?

— Oui ! Ça va mieux !!

— Ça va mieux, dans le noir, sans le sport et sans tes potes !

— Elle me manipule ! Je suis complètement… Elle a des bleus sur les bras, de la soirée chez Chris… Quand je pète les plombs je… Vendredi soir je…

Il souffle fort. Stéphane entend qu’il bouge, peut-être se lève et marche.

— Mais elle reste là. Elle devrait me maudire. Avant elle partait… Je ne comprends pas pourquoi elle reste. C'est pas logique. Elle m’a expliqué des trucs, je ne comprends rien à ce qu’elle me dit. Elle me materne. Je n’aime pas qu’on me materne. Et quand je disjoncte je…

Sa voix n’est plus qu’un murmure :

— Quand elle m’explique ce que je représente pour elle… Ça ne peut pas être moi. Il pouffe. J’en viens à la mépriser de ne pas me mépriser ! J’en ai marre de me poser toutes ces questions…

— Qu’est-ce que tu vas faire ?

— Je n’en sais rien. Rien du tout ! Je veux juste ne plus la voir.

— Elle sait qu’entre vous ça ne va pas durer.

— Hum. Elle t’a dit quelque chose, vous avez discuté ?

— Non. Elle a fait comme si de rien n’était.

— Ouais. « Léger et superficiel ». C’est ce qu’elle dit. Entre nous, il faut que ce soit « léger et superficiel ». Il pouffe. Facile !

— Nous, on aimerait bien se faire inviter par la maison Vallone samedi soir.

— Ouais. Z’allez pas être déçus ! Surtout si c’est moi qui fais à bouffer.

Stéphane rit.

— Garde-là jusqu’à ce week-end.

— Ouais. Que je la consomme ! Comme les autres !

— Ouais, sauf que là, elle est prévenue !

— C’est sûr.

— Et s’il faut, elle non plus elle ne veut plus de toi. Ça règlerait ton problème.

— Non, elle est venue jusqu’au club !

— Oui. Mais c’était peut-être pour solder votre affaire !

— Non. Je ne crois pas. Elle ne me lâchera pas. Elle attend que je le fasse, moi.

— Hum.

— … ?

— … !

— Tu crois que c’est ce qu’elle voulait faire ?

— Il m’a semblé.

— Bon. Jagger, je n’aime pas qu’on me dorlote. Et ça fait une heure que c’est ce que tu fais.

— Ouais.

— Ouais ! Salut Jagger.

— Salut Vallone. Tiens-nous au courant pour samedi.

 

Edmond raccroche et appuie sur le contact « Magnan ». Les sonneries s’égrènent et Mila ne répond pas. Le répondeur s’enclenche, il raccroche.

Sa respiration s’accélère. Il recommence. Et à nouveau les sonneries battent dans le vide.

Il raccroche. Une douleur vive le prend en haut de la poitrine. Ses pensées s’emmêlent. Ses certitudes, ses assises lentement s’affalent dans la poussière. Le peu qu’il restait.

Il prend sa tête entre les mains. Se frotte les yeux.

Il rappuie sur son téléphone.

Il compte les tonalités et le répondeur s’enclenche.

— Blanche, c’est moi. Je suis dispo, appelle-moi.

Il raccroche.

— Quel con ! Mais quel con !

Il prend sa tête entre ses mains.

 

Chez elle, Mila écoute le message, éteint son téléphone et le balance sur le canapé. Sur l’ordinateur, elle termine de lister les cotes des volets de la maison. Elle a passé plusieurs coups de fils, envoyé plusieurs mails. L’absence d’Edmond ces derniers jours, ses non-réponses, l’ont réveillée. Elle relance certains travaux en commençant par la pose de volets. Elle ne les fermera jamais mais elle veut des volets. Elle pourra les fermer si elle ne veut voir personne. Vu qu’il ne viendra plus, il sera inutile de l’attendre là-bas. Fermer les volets l’aidera à ne plus l’attendre.

Des volets, la baignoire.

Les radiants et le lit, ce n’est pas la peine.

Et reprendre les activités dans l’atelier. Elle a du temps désormais. Inutile de rester en ville.

Liquider l’appartement serait une bonne idée aussi. À voir. À compter. Le coût du déplacement chaque matin, l’usure de la voiture et le coût du loyer. Il faudra aussi penser à faire rentrer du bois pour l’hiver.

 

 

 

Everything, Lifehouse [2]

 

You are the strength

Tu es la force

That keeps me walking

Qui me fait avancer

You are the hope

Tu es l'espoir

That keeps me trusting

Qui continue à me faire croire

You are the light to my soul

Tu es la lumière de mon âme

You are my purpose

Tu es mon but

You're everything

Tu es tout

 

And how can I stand here with you

Et comment puis-je rester ici avec toi

And not be moved by you

Et ne pas être ému par toi

Would you tell me

Pourrais-tu me dire

How could it be

Comment est-ce que ça pourrait être

Any better than this

Mieux que cela

 



[1] Lifehouse est un groupe de rock alternatif mélodique américain des années 2000 originaire de Los Angeles. https://www.youtube.com/watch?v=GDHum_RKhGY.

[2] Everything de Lifehouse : https://www.youtube.com/watch?v=V3i0eOfchxg

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