92 Le Violon D'Ingres - Soleil noir

11 minutes de lecture

Vendredi 15 Décembre.

Pepito entre dans le petit bureau.

Mila assise sur son pied, lui tourne le dos, elle regarde dehors par la fenêtre. Il pleut. Encore.

— Mila, téléphone !

— Merci Pepito.

Il lui tend le téléphone et sort en fermant la porte.

— Magnan, bonjour.

— Blanche, c’est moi.

— Vallone… ! Je n’ai pas le temps !

— Attends !

— Non ! C’est pas la peine !

— Laisse-moi t’expliquer !

— M’expliquer ? Et tu veux m’expliquer quoi ? Tes amis te connaissent mal en fait. Ils ont oublié de me dire qu’en plus du reste, t’étais pas honnête. Allez, salut, fous-moi la paix et trouve-là ta pétasse qui acceptera que tu lui fasses la sérénade et que tu la laisses dans le noir après !

— J’ai pas eu le temps de…

— Arrête !

— Mila, écoute-moi, j’…

— Edmond. Tu n’as rien à me dire. On le sait tous les deux. Tu vas juste essayer de broder. Parce que t’es fier et que tu ne supportes pas qu’on pense du mal de toi, même si c’est moi. Et ne t’inquiète pas pour les affaires que j’ai encore à toi, je les brûlerai.

— Blanche, je veux qu’on se voie. Qu’on sorte tous les deux, ce soir, qu’on aille au ciné. Je voudrais passer le week-end avec toi…

Mila crie.

— Arrête tes conneries, Vallone ! C’est quoi ton problème ? T’as jamais été plaqué par une fille ? C’est ça ? C’est pour ça que tu ne comprends pas ce que je suis en train de te dire ? T’avais baisé combien de nanas à Amsterdam quand Stéphanie a commencé à ne plus t’appeler ? Hein ? Quoi ? Tu t’en souviens plus ? Ouaouuh ! T’es un vrai champion ! Écoute, si c’est plus simple, dis-toi que c’est à ton initiative, dès lundi soir. Qu’est-ce que t’en dis, c’est mieux comme ça ? Tu pourras m’ajouter à ton palmarès. Well done, Daddy !

Edmond a raccroché.

Mila ramène le téléphone dans le bureau de Pepito.

 

Plus tard.

L’Express se range, Mila sort les sacs de courses. Le U de l’enseigne du supermarché clignote. Vivre ou mourir. Il hésite.

Mila referme la porte du coffre et tressaille.

Edmond, les mains dans les poches de sa gabardine fermée, est là, appuyé contre une voiture.

— Bonsoir Blanche.

— Ouais tu peux m’appeler Blanche. Les étrangers m’appellent comme ça. Tu veux que je fasse tes courses ?

Mila lui passe devant, direction la pluie et le parking à caddies.

— J’ai besoin qu’on parle. Tu disais qu’il fallait qu’on continue à se parler.

— Et tu disais que tu voulais qu’on se voie plus souvent !

— Je suis rentré tard toute la semaine. Je partais tôt.

— Edmond, y’a une erreur de casting. J’ai plus de deux neurones !

Edmond sourit.

— Écoute, Mila, j’ai merdé, je veux qu’on reprenne là où on s’est arrêtés.

Mila revient vers lui à grand pas.

— Et on s’est arrêtés à quel endroit ? Hein ? À quel endroit tu t’es arrêté, toi ?

— Je suis désolé. J’aurais dû t’appeler.

— Non ! T’aurais pas dû m’appeler ! T’aurais dû venir même si t’avais de gros ennuis. C’est à ça que ça sert d’être deux. Mais toi, tu ne sais pas ça. Tu ne vois pas les choses comme ça. Ta nana, elle ne te sert pas à ça.

— Je ne pouvais pas, dit-il.

— Et pourquoi tu ne pouvais pas, hein ? Pourquoi tu ne pouvais pas ? Je t’ai cru, moi. Je t’ai cru quand tu disais que tu voulais qu’on se voit plus. Putain !

Mila retourne aux caddies, insère un jeton et tire sur la chaîne métallique qui ne se détache pas. Elle donne un grand coup de pied dans le caddie et retire son jeton.

Edmond s’est approché, calme :

— Je suis désolé. Je n’aime pas ce que je suis… comment je me comporte avec toi.

Mila ricane, la tête baissée, elle se plante devant lui.

— Ouais…! T’as de vrais problèmes ! J’vois pas bien pourquoi tu me racontes tout ça. Faut en parler avec tes potes. Ou avec ta mère !

Edmond serre les poings. Tout son corps s’est tendu.

Mila, triste :

— Il suffisait de me laisser un message, de me dire que tu voulais plus m’voir. Inutile de hanter les parkings de supermarché !

Edmond l’attrape par le bras. Mila crie :

— Ne me touche pas ! Je veux plus que tu me touches !

Edmond retire sa main, serre les mâchoires.

Mila danse devant lui, un pas en avant, un pas en arrière.

— Tu ne m’as pas appelée, pas de message, rien. Pourquoi, Edmond ?

— Je suis en train de te l’expliquer.

— Mais tu m’expliques quoi ? Que t’es pas « normal » avec moi ? Navrée ! C’est quand que t’es pas dans ton assiette ? Quand tu me baises, quand tu me fais des cadeaux, quand tu m’invites au resto ? Hein ? Quand ?

— Arrête !

— Putain, Edmond. C’est toi qui fais le planning. Pourquoi tu as changé d’avis, pourquoi t’as dit que tu voulais qu’on se voit plus ? Putain ! Je ne t’ai rien demandé, moi. Pourquoi tu as fait ça ? Tu te crois obligé, c’est ça ? C’est parce que je ne veux pas de ton fric que tu te sens obligé de me donner de ton temps ?

— Arrête. S’il te plaît.

— Je croyais que tu tenais la pression. Une nana tient à toi et tu ne l’aimes pas. Du grand classique ! C’est quoi le problème ? Pourquoi tu me racontes des cracs. T’en n’as pas besoin, je suis déjà du tout cuit ! Et après tu culpabilises de m’avoir débité des conneries. Parce que c’est ça, pas vrai ?

Edmond se frotte le visage entre ses mains

— Edmond, ça veut dire quoi que tu n’aimes pas ce que tu es ? C’est quoi que tu es quand tu es avec moi ?

Edmond ne répond toujours pas, Mila poursuit, dépitée :

— Pourquoi c’est pas simple entre nous ? C’est moi qui devrais disjoncter, pas toi. Bordel !

Elle baisse la tête, et d’une petite voix :

— Et si t’es pas bien, pourquoi t’es encore là ? Pourquoi t’as pas encore pris tes jambes à ton cou ?

— Je n’ai jamais été avec une fille comme toi, qui aime comme ça.

— Mais je t’aime comment ?

— Tu restes avec moi même si je me comporte exactement comme tout ce que tu détestes. Je ne comprends pas pourquoi tu restes avec moi !

— Mais pourquoi est-ce que ça t’inquiète ? Je suis certaine que t’as eu des filles qui t’ont aimé comme ça. Dans le nombre, y’a dû y en avoir.

— Y’en a pas eu tant que ça.

Mila ne répond pas.

Edmond :

— Réponds à ma question !

— C’est quoi ta question ?

Edmond crie :

— ARRETE DE ME PARLER COMME çA ! JE NE SUIS PAS UN CHIEN ! ET C’EST ENCORE MOI QUI VIENS VERS TOI !

— JE SUIS VENUE…

— POURQUOI t’es avec moi ? POURQUOI tu dis que tu m’aimes ?

Mila a détourné sa tête. Edmond poursuit :

— Tu pourrais être avec n’importe quel mec gentil… ! Je suis sûr que tu en as plein autour de toi.

Mila soupire, ses larmes remplissent ses yeux. Elle dit :

— Tu as dit que tu avais déjà dit « je t’aime ».

Edmond ne répond pas.

— C’était il y a longtemps ?

Il baisse la tête. Il ne dira rien.

— Je n’ai rien à rajouter à ce que je t’ai déjà dit plein de fois. Même si je sens bien, ces derniers temps, que tu es différent. Rien n’a pas changé de mon côté. C'est toi et il n’y a que toi. Si tu ne veux plus, il suffit de le dire, de l’écrire...

— Arrête ton cinéma, merde, ça fait même pas une semaine !

Mila crie :

— Tu n’as aucune idée de ce que ça fait ! T’as jamais été dans la situation du type qui donne tout ou presque et à qui sa nana distille son attention, son affection à défaut de son amour et le mène en bateau. Tu ne sais pas ce que c’est !

Edmond disjoncte.

— ÇA SUFFIT MAGNAN ! ARRETE DE CHIALER ! Tu ne donnes pas tout ! C’est faux. Tu t’en vas tout le temps. C’est toi qui comptes, qui calcules. T’es toujours en train de me reprocher quelque chose. J’en ai marre que tu me reproches des trucs. C’est moi qui t’ai appelée, hier et aujourd’hui. C’est moi qui suis là et qui fais l’effort. C’est moi qui en ai marre de me battre avec toi. Et j’en ai marre moi aussi, de tout ce bordel. Moi aussi je veux un truc simple, « léger et superficiel ». Je veux passer le week-end avec toi. Du vendredi soir au lundi matin. Je veux des jours pleins sans interruption, sans disparition, même pour une heure. Je veux savoir où tu es, où tu vas, à quoi tu penses, Je ne veux plus que tu t’échappes. Je ne veux plus de rendez-vous que je ne connaisse pas, plus de coups de fils cachés. Plus de surprise ! La semaine, tu feras ce que tu voudras. Mais le week-end, ce sera avec moi et qu’avec moi. Je ne veux plus que tu disparaisses, que je ne sache pas où tu es et ce que tu fais. Ça me fait disjoncter et je ne veux plus disjoncter ! J’en ai marre que ce soit aussi compliqué entre nous. J’en ai marre de te dire n’importe quoi, de… faire n’importe quoi … de de de… de te voir pleurer… J’en ai marre d’être en concurrence avec des fantômes. Je ne veux plus être pris de court, je veux savoir. Et comprendre. Et je veux être comme je suis, comme j’ai toujours été : irresponsable, inconsistant, impulsif, colérique, irréfléchi, spontané. Comme on a toujours dit que j’étais. Je veux redevenir ce que j’ai toujours été : une tête-à-claques. Je ne veux plus me soucier. De rien. De l’avenir. Je veux un espace où je peux me lâcher. Où mes actes soient sans conséquences. Je ne veux me poser aucune question. J’ai vu les bleus que tu as sur les bras… Je ne veux plus regretter ce que j’ai fait !… Ce que j’ai dit !… Et toi, tu ne fais toujours que ce que tu veux. Tu disparais, tu ne me dis rien. Tu ne m’expliques rien. Je ne veux plus ! Alors la semaine, tu fais ce que tu veux, je ne veux rien savoir. Mais le week-end, c’est avec moi, chez moi !

Edmond reprend son souffle, comme un apnéiste retrouve la surface. Il crie :

— C’est comme ça et c’est à prendre ou à laisser !

Mila le regarde sans broncher. Les larmes montent à ses yeux.

 

Pourquoi veut-il l’épingler au mur.

Pourquoi est-ce quelque chose qui le ferait se sentir mieux. Cette vision est étrange. Cet homme lui fait peur. Il est donc bien le tyran décrit par Stéphane. Un tyran qui enferme ses femmes, un Barbe Bleue. Elle ne sait pas bien. Elle n’a jamais lu de contes avec des personnages qui enferment des gens. Ça fait trop peur des contes comme ça.

Elle détaille son visage, son corps immense, aimé.

Le week-end prochain c’est Noël. Il n’y a aucune chance qu’ils se voient. Son planning n’a aucune raison de tenir debout.

Il pleut.

Il est là sur ce parking. Comment sait-il qu’elle fait ses courses ici, à cette heure-là. La générosité qu’il a démontrée maintes fois. Pourquoi est-il aussi sinistre ce soir. Pourquoi parmi les comportements qu’il regrette, conserve-t-il justement le plus sombre.

Un Soleil Noir.

Les flux acides dans son corps freinent sa prise de conscience. Ils autorisent encore un peu les ondoiements légers de l’apesanteur. L'entre réel et non réel.

Elle s’interroge sur lui, sur la même pluie légère au-dessus d’eux. Éluder. Oui, c’est ça, éluder encore un peu sa question. Se dérober soi-même à cette question. Ça ou pas ça ? Non, ne pas décider. On ne peut pas décider. Se rejeter soi-même ou le rejeter lui. Laquelle des deux parties est la plus importante ? Importante ? Ou la plus grande, sauver la plus grande. Ou la plus petite pour qu’elle grandisse, qu’elle ne reste pas petite. Ne pas répondre, contourner.

 

Edmond regarde Mila. Elle est en train de délibérer.

Il décompresse.

Il a tout dit.

Tout ce qu’il devait lui dire. Tout ce qui était clair.

Par honnêteté. Elle devait savoir. Il est honnête. Fier, mais honnête. Il ne peut plus composer sa vie avec elle, avec cet élastique à la patte aussi long et aussi souple. Il a besoin d’un fil court et rigide. Une tige. 

Il est serein. Il a posé ses cartes, séparées les unes des autres, présentées face à la lumière.

Mila n’a pas encore dit, alors calmement, il ajoute :

— Je voudrais aller au cinéma. J’ai envie de me vider la tête au cinéma, avec toi, ce soir. On mangera ce que tu veux, où tu veux. Demain on fera ce que tu veux. Je n’ai envie de rien pour demain. J’annule le repas chez moi demain soir et dimanche je n’irai pas chez mes parents. C’est ce que tu voulais. Depuis le début, c’est ce que tu veux. Et dans la semaine, on gère nos boulots, nos sorties, nos amis, nos familles, nos vies, chacun de notre côté. Pour moi… ce sera plus simple, je me sentirai mieux. Les moments où tu es avec moi et les moments où tu ne l’es pas. Je préfère ne pas t’avoir du tout que de t’avoir sur des bribes. Et je ne veux plus avoir de remords sur comment je me comporte avec toi. Je ne veux plus.

Mila ose le regarder de nouveau, elle a haussé son menton, gonflé sa poitrine.

— Je dois faire mes courses, dit-elle.

— Tu pourras les faire en semaine.

— Non, j’ai prévu des choses… cette semaine.

— D’accord. 19 h chez toi.

— 19 h30.

— 19 h 30 ! Et viens comme tu es… reste-toi-même.

Mila pouffe.

— C’est faux, tu penses exactement le contraire.

— Je ne veux pas que tu t’imagines trop de choses, Mila, mais je ne veux pas te faire de mal.

— Tu me feras du mal si tu n’es pas vrai. Sois colérique, irresponsable et honnête. Si tu ne l’es pas, ce sera par pitié. Et je ne veux pas de ta pitié. Je ne suis pas une victime. Peut-être une pute, mais pas une victime.

— Tu n’as rien d’une pute.

Mila ricane. Elle dit :

— À prendre ou à laisser...

— J’ai besoin de clarté. Et les choses n’étaient pas claires.

— Elles le seront davantage comme ça ?

— Oui !

Elle fait une moue dubitative.

— Qu’est-ce qui est vrai, Edmond ? Dans tout ça ?

Edmond respire amplement. Il ne répond pas.

— Qu’est ce qui est faux ?

— Je n’aime pas le parfum que tu avais dimanche. Je préfère celui d’avant. Je n’aime pas que tu sois en retard. Je n’aime pas que tu ne répondes pas à mes messages, à mes appels. Tu pues des pieds en fin de journée, c’est une horreur. Ça me gonfle que tu ne sois jamais d’accord avec moi, avec ce que je propose, que tu vérifies toujours, que tu cherches ! Tu me le reproches, mais tu ne fais pas mieux. Que tu sois acide, gratuitement avec moi, aussi. Et puis que tu ne tranches pas, toujours dans des explications alambiquées. Tu décides que dalle !

Il lève la tête et respire amplement.

— Que tu ne veuilles pas de mes cadeaux, de mon fric. C’est un problème. Un gros. Tes fringues, tes sous-vêtements, je ne comprends pas pourquoi tu ne veux pas que je t’en achète. Et je n’aime pas que tu fasses des chantiers, je ne veux pas que tu t’abîmes et que d’autres mecs te voient. Mais le pire, c’est que tu ne veuilles pas de mon aide pour ta maison et que tu ne veuilles pas de moi là-bas, avec toi. C’est ça le pire. Et c’est vrai que ce soir, comme tu es habillée, t’as pas encore fait mieux ! Et je pars, je prends l’avion. Le 22 juin au matin.

Mila baisse la tête, pince ses lèvres pour retenir ses larmes.

Puis elle sourit et respire avec force. Edmond dit :

— Je suis désolé.

Mila sourit plus encore, exposant ses dents et cet espace entre les deux incisives qu’il aime tant.

— 19 h 30.

— 19 h 30.

 

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 5 versions.

Vous aimez lire Nine Rouve ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0