93 Le Violon d'Ingres - Fast and Furious

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19 h 30. Les courses sont déballées. Elle a pris la douche, s’est changée. La valise est dans l’entrée. Elle l’attend.

19 h 33 Edmond arrive en bas de chez elle. Le doigt sur l’interrupteur, Mila regarde derrière elle, respire fort et éteint. Elle ferme la porte à clé, descend.

Edmond est sorti de la voiture. Il est décidé à aller la chercher. Il ne sera pas le salaud de samedi dernier. Celui qui reste dans la bagnole et maronne pendant que sa femme, en retard, descend.

Ils font un bout de chemin chacun de leur côté et se rencontrent dans l’escalier.

— Bonsoir Mila.

— Bonsoir Edmond.

— Tu es prête ?

— Oui.

Edmond tend sa main vers la grande valise.

— Je vais la prendre. Je peux le faire.

 

Dans le grand hall du complexe de cinéma, ils se sont engagés dans une file et scrutent les écrans où défilent les titres et les places restantes.

— Qu’est-ce que tu veux voir ? demande-t-il.

— Je ne sais pas, pas un truc triste ou qui fait peur.

Edmond sourit en coin et détourne la tête.

— Quoi ? demande-t-elle.

— Je t’ai demandé ce que tu voulais, pas ce que tu ne voulais pas.

— Fast and Furious.

— Vraiment ?

— Vraiment.

Ils récupèrent les tickets, une boîte de popcorn, une bouteille d’eau gazeuse et entrent dans la salle n°12. Edmond emmène Mila sur la rangée tout devant.

— Viens ! Y’a que là que je peux étaler mes jambes.

Ils s’installent, déposent les consommations à leurs pieds, et commencent furtivement à se regarder. Vision périphérique.

La salle est presque vide. De toute façon, assis au premier rang, c’est comme s’ils étaient seuls.

Edmond :

— Tu as pu faire tout ce que tu voulais ?

— Oui.

— Tu as mangé ?

— Un peu. Je tiendrai jusqu’à ce qu’on sorte du cinéma.

— Tu as pris… beaucoup d’affaires.

— C’est la valise qui est grosse. Je n’en ai pas d’autre.

Edmond prend la boîte de popcorn sur ses genoux et commence à taper dedans. Mila bouge sur son siège.

Edmond, l’air de rien :

— Avec ton ex des marchés, tu vivais avec lui ?

Edmond s’est calé contre le dossier, les jambes écartées, il regarde devant lui.

— Oui.

— Il s’appelait comment ?

Mila, la voix sèche, déglutit :

— Sébastien.

— Oui… ?

— Je vivais chez lui mais lui n’habitait qu’à moitié avec moi.

— Hum.

— Hum. Il était souvent chez ses parents.

— Oh.

— Et toi, tu habitais avec ton ex ?

— Oui. On habitait ensemble. Dès le début. Chez moi. Un placard à elle, un placard à moi. Pareil dans la salle de bains, un lavabo à elle, un à moi. Pareil dans le lit…

Mila regarde au loin. Edmond essaie de la rattraper. Il dit :

— Je t’imagine plus sur les marchés que dans une grosse boîte à travailler comme ingénieur.

Mila n’a rien à cacher, sa décision est prise. Elle hausse les sourcils et sourit d’un sourire franc, montrant ses dents.

— C’est vrai que ça fait loin !

Après un temps, elle dit :

— Je ne sais pas comment j’ai pu faire ça.

Un temps.

— J’ai fait ça deux ans, quand même !

— C’est quoi le boulot d’ingénieur ?

Edmond attend, le sourire en coin. Mila détourne le visage en fermant ses yeux. Elle rougit et l’engueule.

— Arrête !

— Quoi ?

— Un ingé’ débutant, on lui donne une mission… un truc à faire.

— Et toi, c’était quoi ta mission ?

— Je devais améliorer un logiciel qui calculait la réaction du béton lorsqu’il est soumis à des conditions extrêmes de température.

— Des logiciels ? Toi ? Sur du béton ???

— Hum !

— Et quel genre de conditions ?

— Genre feu.

— Sans déconner !

— Oui ! Sans déconner.

— Et comment ça s’est passé ?

— Mal ! Elle rit. C’est bizarre de parler de ça avec toi ! Elle fronce le nez. Ça fait loin. Je n’ai pas eu accès au code. Il fallait que j’améliore un logiciel et on ne m’a pas laissé y avoir accès. C’est comme faire de la médecine sur des vêtements, sans pouvoir ni voir, ni toucher le corps malade.

— Tu déconnes ?

Mila bascule la tête en arrière. Elle éclate de rire.

— Non ! Je ne déconne pas du tout. C’est vrai ! On fait des études comme des tarés, à bosser comme des zombies. Et arrivés dans le monde du travail, il faut surtout ne pas se poser de questions et chercher du sens à ce qu’on fait. Sinon tu deviens « ingérable » et tu prends les choses « trop à cœur ». Pendant tout ce temps, c’est ce que j’ai entendu. Cette mission a duré quatre mois, je faisais des synthèses régulières où j’expliquais ce que je voyais. Au début l’ingé’ qui me suivait et mon chef, ne m’ont pas crue et puis je crois qu’ils ont fini par le faire parce que le projet a été mis de côté et ils m’ont mis sur autre chose. Du même genre. Débile profond. Un peu moins peut-être. Voilà. Satisfait, monsieur Vallone ?

— Je comprends pourquoi tu aimes les chantiers. C’est du concret.

— Oui. C’est du concret ! Elle rit.

— Et le béton dans le feu, ça fait quoi ?

— Pas top ! Le bois c’est mieux ! Le bois conserve son volume. Les structures en bois tiennent encore debout après un incendie. Les structures en béton pas trop. En particulier les bétons très performants… !

— Pourquoi ?

— Boum ! Ils explosent !

— Tu déconnes ? 

Mila éclate de rire et se penche pour l’embrasser. Arrivée près de lui, son visage se fige. Edmond glisse sa main dans ses cheveux et l’amène vers lui.

Les lumières s’éteignent. Les pubs démarrent. Et chacun reprend son siège baquet.

Les mauvaises réclames sur les enseignes locales défilent sans laisser la moindre empreinte dans l’esprit des spectateurs qui attendent patiemment que ce numéro se termine. La salle se remplit un peu, de gens, des crissements des papiers d’emballage et des « chrunchrun » des popcorns broyés.

Vautré dans son fauteuil, Edmond se laisse hypnotiser par les publicités. Elles servent finalement. Et puis la pub est partie faire le show dans une autre salle, la lumière s’est rallumée.

Mila cherche son téléphone dans la besace, le met en silencieux.

Edmond attrape des popcorns du bout des doigts. Les lumières s’éteignent de nouveau et le film, avec sa parade de début, commence.

Dans le noir, chacun prend conscience de son espace et de celui de l’autre. Les images commencent pour chacun d’eux, chacun de leur côté.

Dès les premières minutes, Mila crie et sursaute. Edmond se moque.

Elle s’est alanguie, elle aussi dans le fauteuil, la tête inclinée vers Edmond, mais loin.

Elle sursaute encore et bouge encore sur le fauteuil. Et puis le temps de l’émotion arrive tout doucement. Mila s’est tournée légèrement de l’autre côté, elle renifle ; Edmond a posé la boîte vide de popcorn par terre et sa main sur la cuisse de Mila.

Lorsque la fille superbe tombe dans les bras du mec beau, qui maîtrise parfaitement la situation et qui est super musclé, Mila saisit la main d’Edmond et la porte à ses lèvres. Elle dépose un baiser tout doux au creux de sa paume. Elle se tourne vers lui tout à fait, s’assoit sur son pied, elle glisse sa tête dans son cou et entoure sa poitrine de son bras.

Elle chuchote :

— J’ai une proposition à te faire.

Edmond tourne son visage vers elle et elle l’embrasse sur la joue.

Le film déroule sa bande de musique, d’images et de sentiments. Et dans la salle, Edmond supervise le film et la fille à côté de lui, incapable de rester assise plus de dix minutes dans la même position.

Quand le générique de fin défile, Mila bizarrement ne bouge pas et reste affalée dans le fauteuil. Edmond, lui, est prêt à partir.

Edmond :

— Tu restes ici ?

— Non. Je… j’aime bien les bandes de fin, elles sont souvent super bien.

Edmond s’assoit alors de nouveau.

— Hum. C’est vrai. Et quand on vient au ciné avec toi, on a du 4D : le film et toi !

— C’est bien ou c’est un problème ?

— Ben… quand tu cries c’est un problème. Parce que ça me fait peur. Ce n’est pas le film que me fait peur, c’est toi quand tu cries ! Quand tu ris, quand tu pleures… Il hausse une épaule. C’est bien. Au moins toi, tu ne vas pas au ciné pour rien, tu vis le film ! Tu voulais me dire quelque chose ? Parce qu’en plus tu fais la conversation !

Mila regarde ses genoux. 

— Oui. Euh… c’est là que j’aimerais mieux connaître les chansons de variétés.

Elle grimace.

— Euh… Est-ce que tu connais la chanson de Lio, Et toi dis-moi que tu m’aimes ?

Edmond fronce les sourcils, les lèvres serrées.

— Euh… oui.

— Les paroles du refrain, tu connais ?

Edmond perplexe.

— Euh… non.

Mila récite alors les paroles du refrain.

 

« Même si c'est un mensonge et qu'on n'a pas une chance

La vie est si triste, dis-moi que tu m'aimes

Tous les jours sont les mêmes, j'ai besoin de romance »

 

— Je ne te demande pas de dire « je t’aime »… Ce n’est pas ça. Je ne connais pas d’autres chansons sur ça. C’est juste, que… disons que je te propose de faire comme tu es : « irresponsable et sans conséquences », et moi je sais à quoi m’attendre. Je n’en tiens pas compte. C’est un deal entre nous.

Edmond ne répond pas, Mila continue :

— En gros je ne te crois pas, ce n’est pas un mensonge, c’est juste pas exact. C’est quelque chose que tu voudrais mais qui ne peut pas être. C’est de la « romance ». 

Elle fait le signe des guillemets avec les doigts.

— Tu vois, on fait comme si, et chacun de nous sait à quoi s’en tenir. On se laisse aller quoi.

Elle baisse la tête, elle connaît déjà sa réponse.

— Pour que cela soit plus facile, plus léger. Et lundi matin, on oublie tout et c’est chacun pour soi.

Edmond d’une voix mal assurée :

— Je ne sais pas faire, ça ! Je ne sais pas…

Mila enchaîne alors, vite.

— Ce n’est pas grave, j’essaie de trouver des astuces, c’est tout.

 

Ils se rhabillent, ramassent le pique-nique et sortent. Ils sont pris dans le flot des sortants et courent jusqu’à la voiture. Il pleut des cordes.

Edmond :

— On va manger où ? J’ai faim.

 

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