94 Le Violon d'Ingres - Safari

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Edmond se gare, ils courent jusque dans le fast food.

Dans la salle, que des jeunes gens. Filles et garçons, en bandes. Quelques amoureux. Moyenne d’âge : 17 ans. Écart type : 1 an.

Dans cet univers d’ados, Edmond est dans son élément. Il s’approche d’une caisse, annonce son menu, Mila prend la suite et le serveur nonchalant remplit le plateau.

Edmond :

— C’est tout ?

— Euh. Avec une glace. Sauce chocolat.

— Sauce chocolat. C’est tout ?

— Et des churros.

— Et des churros.

Ils s’assoient dans un coin sur une petite table, l’un en face de l’autre contre la vitre. Edmond, déjà, mange ses frites avec les doigts.

— Ici au moins, on va pouvoir manger tranquille ! dit-il.

Mila baisse la tête dans son burger.

— … désolé !

Elle sourit et le regarde en coin, elle dit :

— Tu aimes les frites.

— Oui. J’adore les frites. Comment tu as trouvé le film ?

— Bien. J’aime bien ces films d’action.

 

Mila défait son manteau, sa grosse écharpe et les pose à côté d’elle. Elle porte son long pull en laine crème toute douce en col en V, assez profond, avec dessous certainement, un petit caraco. Edmond voit la dentelle blanche se rebeller dans son décolleté. Il la regarde bouger, encore, sur sa chaise en face de lui. Elle a chaud, et l’odeur de son parfum se hisse jusqu’à lui.

Edmond :

— Je ne m’attendais pas à ce que tu veuilles voir un film pour mecs !

— Ce n’est pas un film pour mec.

— Un film d’action sur les bagnoles ?

— Les filles aussi aiment bien.

— Ah ouais ? C’est parce qu’ils sont beaux gosses !

— T’es con !

Il la regarde en coin, charmeur. Elle croque dans son burger, pousse sa boîte de frites vers lui.

— Tiens, prends mes frites !

— Pourquoi je suis con ? Ils sont beaux gosses les mecs dans ce film, musclés.

— Oui ils sont beaux gosses mais y’a pas que ça.

— Y’a quoi d’autre ?

— Ben, c’est… très sensuel un mec au volant.

Mila pouffe et se redresse sur sa chaise.

— Tu me fais parler, c’est pas réglo !

— J’aime bien quand tu causes. Surtout quand tu dis des conneries.

— Va falloir qu’on trouve un moyen pour qu’aucun de nous ne se sente mal quand il cause sinon le week-end va être long !

Edmond baisse la tête.

Mila :

— Excuse-moi…

— Si tu parles en disant des conneries, ce sera plus facile pour moi de ne pas déraper.

— C’est ce que tu veux surtout, ne pas déraper ?

— Oui.

— Hum. Pourtant c’est normal pour une tête-à-claques de déraper.

— …

— Hum.

— Mila, j’ai eu Fabrice au téléphone. Et Lynda. Ils veulent venir manger demain soir. Ils insistent.

— Hum.

— Qu’est-ce que t’en penses ?

— Je ne sais pas ce que je dois te répondre.

— Une connerie. Ou un truc léger et superficiel. Comme tu veux.

— Je… j’ai croisé Lynda dans la semaine.

— Ah bon ?

— Oui. Ils ont effectivement très envie de venir.

— Tu l’as croisée où ?

— C’est important ?

Elle baisse la tête, puis le regarde, le jauge et finalement elle répond :

— Devant le tabac presse, près du parc. Ils viendraient avec les enfants ?

— Non. Ils veulent sortir, la baby-sitter sera là. Ils sortent, que j’annule ou pas. C’est Lynda qui pousse.

Mila hésite, hausse une épaule.

— Oui. Les filles ont très envie de se retrouver ensemble. Vous vous êtes vus vous, mais les filles ont envie de se voir aussi, elles ont des choses à se dire.

Edmond la regarde.

— Donc ? Qu’est-ce que t’en penses ? Je t’ai dit que j’annulais, que je voulais qu’on reste tous les deux tranquilles. Réponds-moi franchement.

— Se parler franchement mais avec inconsistance et légèreté… !

— Je t’ai imposé… des choses pour ce week-end. Je ne veux pas en rajouter.

— J’ai accepté ces choses.

— Tu sais ce que je veux dire.

Mila respire amplement. Ses yeux le regardent, le quittent, elle hésite.

— Eh bien, j’ai… Ça m’a fait plaisir de croiser Lynda. J’aime bien tes amis. Leurs femmes. T’aider pourrait être simple. Si on arrive tous les deux à redevenir irresponsables, inconsistants…

— Spontanés, colériques, irréfléchis.

— Spontanés, colériques, irréfléchis, où tu peux te lâcher.

— Où je peux me lâcher et où mes actes soient sans conséquences.

— Et où tes actes soient sans conséquences. Et les miens aussi.

— Comment ça, les tiens aussi ?

Edmond sourit, triste ; Mila aussi. Elle dit :

— Il n’y a qu’une seule question en fait, c’est : est-ce que toi, tu en as envie ?

— Je ne sais pas.

— Alors je vais te donner mon avis.

Mila sourit en se forçant, elle dit :

— Je crois que les fêtes de fin d’année vont accaparer tout le monde dans sa famille respective et que vous retrouver tous ensemble avant, serait bien.

Edmond baisse la tête et fait tourner son gobelet de bière. Mila poursuit :

— Je pense aussi que ça va te plaire de recevoir du monde chez toi, que vous allez tous passer une très bonne soirée. Qu’il faut que tu le fasses.

— Il va falloir faire des courses, préparer à bouffer…

Mila ne répond pas. 

Edmond :

— Vas-y !

— C’est ce qu’ils font chaque fois qu’ils t’invitent !

Edmond glousse. Mila baisse la tête. Il dit :

— Je t’ai promis un week-end tous les deux.

— Tu n’as rien promis.

— Je t’ai dit ce que je voulais !

— Ce que tu veux c’est un week-end sans emmerdes !

Mila en colère, se redresse et croise ses bras.

— Très bien, alors on le fait.

Un temps. Il dit :

— Qu’est-ce qu’on fait à manger ? Je ne veux pas que ça nous prenne la journée.

— Tagliatelles au saumon, fromage et dessert, est-ce que ça te va ?

— Encore des pâtes !

— Ben ouais, je ne sais faire que des pâtes ! répond-elle dépitée.

— C’est un peu camping, non ? J’aimerais mieux un truc plus class’ !

Mila sourit.

Edmond :

— Allez, sors-les tes missiles !

Mila ouvre la bouche. La referme, le regarde en biais.

— Oui c’est vrai, je me moque de toi. Tu veux un truc chic, sans y passer du temps ? Passe chez le traiteur !

Edmond sourit sans la regarder.

— Tes amis ont envie d’être ensemble. Avec toi. Tu es fatigué. Tu voulais annuler. Je pense qu’il faut que tu baisses la barre, que tu mettes ton énergie dans le fait de recevoir. Pas dans celui de faire chic ! Maintenant que tu as décidé que tu le ferais, si tu mets la barre trop haut tu vas te mettre la pression, courir partout. Alors que si tu pars sur un repas simple, même en mode camping, tu auras de l’énergie pour profiter de la soirée, être dispo pour eux, zen quoi. Je crois…

— Je suis incapable d’assurer cette soirée sans toi.

Mila agressive.

— Arrête ! Tu peux très bien improviser quelque chose, commander des pizzas au dernier moment… Je m’attendais à ce que tu m’engueules parce que je te materne, pas que tu me demandes de te materner plus encore ! Et Merde. Elle pouffe. Fait chier !

— Y’avait longtemps que t’avais pas déversé ta liasse de gros mots !

— Hum.

— Il manque quand même un « putain ».

— Tant qu’on y est, à taquiner la ligne blanche, j’aime bien te materner, m’occuper de toi. J’aime ça, moi, te dorloter, te cajoler. Ça me fait du bien à moi de m’occuper de toi !

Elle bougonne.

— Voilà ! Comme ça c’est fait… !

Edmond sourit, détourne son regard.

— T’as ton carnet du Grand Bleu [1] ?

— Pardon ?

— Ton carnet à dessin, à secrets. Il passe la main devant ses yeux, comme pour chasser une mouche. On va faire la liste des courses, comme ça, ça aussi, ce sera fait !

— Ah ! euh… oui.

Mila sort son carnet de son sac. Détournée, cachée, elle passe les pages épaissies, gondolées par l’humidité, la terre et l’ouvre sur une page vierge.

Sans lui demander, Edmond lui prend le carnet, le crayon.

— Alors il faut quoi ?

Ils font la liste.

Edmond :

— Tu veux qu’on les fasse quand ?

Mila ne comprend pas.

— Les courses. On les fait quand ?

— Euh, je ne sais pas, demain, dans la journée.

Edmond grogne.

Mila :

— Faut qu’on décide de ça aussi maintenant ?

— Oui. Je veux savoir comment ça va se passer demain. Je sais que ça t’emmerde, mais moi j’ai besoin de savoir comment ça va se passer.

— Eh bien dommage qu’à cette heure-ci les magasins soient fermés, on saurait quoi faire !

Edmond sourit en coin.

Mila :

— Si tu veux demain on se lève et on va faire les courses avec tous les petits vieux dans les starting blocks devant les portes coulissantes des supermarchés, déambulateur en main, roues et grips [2] préchauffés.

Edmond ricane.

Mila :

— J’adore faire les courses !

— Moi aussi. Mmh ! J’adore faire les courses ! On fera ça demain, sans se prendre la tête.

Un temps.

— Et pour préparer, il faut combien de temps ?

— On fera tout à l’avance, demain dans la journée. Ça aussi, il faut aussi qu’on décide de l’heure exacte ?

Edmond sourit en coin, il dit :

— Je ne vais pas pourvoir t’aider beaucoup.

— T’inquiète, j’vais t’trouver du boulot !

Edmond ricane.

— Du jamais vu ! T’as intérêt à me le demander correctement.

Mila esquive un coup d’épaule et le carnet tombe par terre. Et avant qu’elle n’ait mis la main dessus, Edmond l’a ramassé.

Les pages ont tourné. Y sont inscrits des mots en latin et un schéma grossier d’un massif de plantes.

— C’est un carnet d’idées en fait ? demande-t-il.

Edmond le pose à plat sur la table.

— Oui.

— Ça, c’est quoi ?

— La conception d’un jardin. Avec le nom des variétés quand j’ai besoin de quelque chose de précis. Quand j’ai des idées, en fonction de mes clients, je les pose vite avant qu’elles ne s’envolent.

— Qu’elles ne s’envolent ? Il se moque.

— Oui. Tu ne fais pas ça toi ? Quand tu as des idées ? Tu ne les notes pas quelque part pour ne pas les oublier ?

— Non. J’ai des idées au moment où je me mets à mon plan, mais rarement avant ou après. Ça m’est arrivé, mais c’est rare. Je travaille mes plans. Mes idées ne s’échappent pas, je les travaille, c’est tout.

Sans demander la permission, Edmond tourne à nouveau une page toute épaissie.

— Et ça ?

Mila a arrêté de respirer. Elle a tendu sa main pour récupérer son carnet.

— Ça c’est un paysage avec des perspectives. C’est vu de plus haut que le massif précédent. Il n’y a pas de choses précises, c’est plus diffus. En général, quand je le peux, je pars de ce niveau-là. J’ai plus de liberté, ça me plaît davantage.

Edmond a conservé le carnet dans ses mains, il tourne à nouveau une page sur une perspective différente. Mais cette fois, Mila récupère son carnet avec autorité.

Edmond :

— Tu as des clients à toi maintenant ?

— Oui.

— La femme du restaurant, c’est une cliente ?

— Oui.

— L’homme aussi ?

— Le monsieur âgé, oui.

— Et le jeune ?

— Le fils d’un client de Pepito.

— Il te connaît d’où ?

— Il… est passé au bureau un jour pour voir Pepito. Mais c’est moi qui l’ai reçu.

— Ça fait longtemps ?

— Oui.

— Il passe souvent ?

— Pas depuis la semaine dernière !

Edmond respire.

— Qu’est-ce que tu veux faire dans quelques années. Toujours des chantiers ? demande-t-il.

— Je… Je suis en train de regarder ce qu’il faut faire pour obtenir un diplôme. Et pour avoir plus de compétences aussi.

Edmond l’écoute et range la boîte de hamburger vide sur son plateau.

— À la rentrée, je démarrerai cette formation. Sur Paris.

— Et dans quelques années ?

— Je ne sais pas.

— Tu penses que tu vas faire ça toute ta vie ? Des dessins et des chantiers.

— Je ne sais pas, Edmond. Je n’en sais rien. J’ai changé de gagne-pain trois fois en quatre ans. Le diplôme ouvre d’autres perspectives. Et Pepito ne veut pas que je reste dans son entreprise. Il pense que c’est… que je suis capable de faire autre chose. J’aime ce que je fais, je n’ai pas envie d’autre chose pour l’instant. Et toi, qu’est-ce que tu veux faire… après ton projet à Abu Dhabi ?

— Un autre projet.

— Tu auras parcouru le monde entier.

— Mmh.

— Et ensuite, lorsque t’auras plein de superbes bagnoles !

— Je créerai une agence d’archi’, je travaillerai sur des projets sur toute la planète, partout où des investisseurs auront envie de créer quelque chose de nouveau et d’ambitieux.

— Diriger les gars ne t’intéresse pas ?

— Non. Diriger des gars c’est facile. Tout le monde peut diriger des gars de chantier. J’ai envie de quelque chose de plus intéressant.

Mila sourit, montrant ses dents.

Edmond :

— Tu te moques encore de moi !

— Non ! Elle hausse les sourcils. C’est que…Tu es le meilleur chef de chantier que j’ai jamais vu travailler !

— Tu n’es pas une référence !

Mila éclate de rire, de ce rire enfantin, cristallin, la tête en arrière, repoussée contre le dossier de sa chaise, la bouche grande ouverte sur ses dents du haut.

Quand elle se calme, ses paupières papillonnent. Elle respire fort, le haut de son corps bouge, puis elle se lève, contourne la table et vient s’assoir à califourchon sur Edmond. Elle l’enlace et l’embrasse.

— Mila, on est en train de donner de mauvaises idées aux ados !

— Tu rigoles, ils sont plus vieux que nous !

Mila rit, Edmond aussi.

Mila :

— Irréfléchis, inconsistants, irresponsables, spontanés…

— C’était surtout pour moi !

— Tant pis !

Edmond soupire, la serre contre lui et murmure :

— Je suis bien avec toi.

— Moi non plus.

Elle éclate de rire.

Edmond :

— Allez, mange ta glace. Il fait un froid de canard, t’as toujours froid et tu manges des glaces ! T’es vraiment la Reine des Neiges.

Mila retourne sur sa chaise.

— Désolée. Je ne connais pas la Reine des Neiges.

— Ah bon ! Comment ça se fait ?

— Abigaëlle ne l’a pas.

— Mère indigne ! Pourquoi elle a tous les autres et pas celui-là ?

— Parce que… les dessins animés sont des cadeaux, les derniers échanges avec son ex, le papa de ses enfants.

— Ah.

Le visage triste, Mila fait hum.

— Elle n’en pas acheté depuis. On les regardait toutes les deux surtout. C’était une façon pour elle d’être encore un peu avec lui, de partager cela avec lui.

Elle baisse la tête.

— Je l’ai compris après. Récemment, en fait.

— Ça s’est mal passé, entre eux ?

— Non. Commun accord.

Elle sépare les mots

— Un accord commun. Sauf qu’elle, de son côté, elle ne s’est pas rendue compte qu’elle le perdait vraiment.

— Ah.

— Mmh. C’était… C’est un chic type. Quelqu’un de bien.

Elle dit à voix basse :

— Guillaume.

Edmond regarde devant lui les passants qui courent pour échapper à la pluie. Il respire profondément.

Mila :

— Mange les churros pendant qu’ils sont encore un peu chauds !

— Je t’attends. Mange ta glace !

— NON ! Ne m’attends pas.

— Eh ! La tête-à-claques c’est moi !

Mila mange sa glace et fait une grimace.

— C’est froid… !

— C’est pour cela qu’elle court après tout ce qui bouge.

— Abigaëlle ? Je n’en ai jamais discuté avec elle. Je pense qu’elle espérait le rendre jaloux. Mais il ne l’a jamais été.

Edmond cache un soupir et croque un beignet.

Mila :

— Quand il lui a proposé de se séparer, elle a dit oui tout de suite. Je ne sais pas exactement ce qu’il s’est passé. Et récemment Guillaume m’a donné sa version. Parce que ce ne sont toujours que des versions. Différentes. Elle a donc accepté tout de suite. Ne l’a jamais rappelé. N’a jamais dit qu’elle regrettait. Qu’elle ne voulait pas. Qu’elle voulait vivre encore avec lui. Changer tout mais vivre encore avec lui. Lui est donc parti sans se retourner. Pensant bien faire, pour lui, pour elle, pour les enfants. Et maintenant c’est terminé. Pour de bon. Elle l’aime encore. Elle m’envie…

Mila détourne la tête et mord sa lèvre inférieure.

Edmond :

— Tu veux un café ?

— Non. Merci.

Edmond se lève et revient avec un café.

Edmond :

— C’est quoi l’histoire de tes parents ?

Mila sourit sans le regarder.

— Leur histoire ou leur histoire d’amour ?

— Leur histoire de couple.

— Eh bien, d’après ma grand-mère, c’était l’amour avec un grand A. Elle rit. Ils s’aimaient beaucoup. Tout court.

Edmond fait tourner sa tasse trop chaude entre ses doigts.

— Voilà. Ensuite il y a eu la vie, les boulots. Mon grand-père qui faisait bosser mon père mais sans le payer. Donc le fric, les enfants. Les frustrations. Et puis les points de convergence non plus assez nombreux, et puis les divergences. Et puis ce n’est finalement que mépris, rancœur et reproches. Et ça dure. Ils se sont habitués à cet état. Et nous, on n’a vécu que cela finalement avec eux. Et maintenant, je… je suis toujours en admiration devant les couples qui durent. Ça m’impressionne ! Je les trouve… suspects !

Mila sourit en ouvrant grand les yeux. Elle poursuit :

— J’ai l’impression d’être dans un zoo, une réserve ! Elle ouvre ses mains. Un grand safari !

Edmond tourne toujours sa petite tasse en carton du bout de ses longs doigts, il rigole.

— C’est pour ça que tu disparais ? Parce que tu ne veux pas que ça dure trop longtemps ? Comme le boxer qui ferait le combat de trop ?

— Jamais vu ça comme ça. Elle sourit d’un sourire forcé. C’est possible. Je ne sais pas en fait pourquoi. C’est comme si j’avais besoin, régulièrement, de me reposer, de me… réfugier. En fait. Je ne cherche pas à partir, à quitter. Je cherche juste à me retrouver moi, dans un environnement sécurisé. Je ne suis pas très sécurisée… En fait.

— T’es vraiment la Reine des Neiges.

— Elle a les pieds qui puent ?

— Ce n’est pas vrai. Ils ne puent pas tant que ça.

— Menteur !

— Bon d’accord, ils puent vraiment.

— Et toi, c’est quoi l’histoire de tes parents ?

— Amoureux et ensemble tous les deux à 20 ans. Mon père travaillait déjà, ma mère faisait ses études. Elle est tombée enceinte. Ils se sont mariés. Elle a fait maman longtemps et a cherché du travail, ensuite, quand moi je suis rentré à l’école. Ils ont eu des moments difficiles. Mon père ne fait pas grand-chose à la maison. Ma mère gère tout, lui s’occupe du reste ! Aujourd’hui, ils ne pourraient pas vivre l’un sans l’autre. Ils ont tous les deux des habitudes bien coordonnées, des automatismes. Il ouvre grand les yeux. Affligeant !

Mila rit.

Edmond :

— Et donc, tu étais en train de m’expliquer qu’un mec au volant, c’est très sexy.

— J’ai dit ça, moi ?

— Mmmh Mmmh!

— Mmh. Toi, par exemple… tu es… très sexy, quand tu conduis.

Edmond sourit discrètement, charmeur.

— Y’a cette impression de maîtrise. Ça donne un sentiment de… sécurité.

Elle incline la tête sur le côté.

— Quand tu conduisais à Marzal. C’était… difficile pour moi.

Edmond sourit jusqu’aux oreilles. Mila le toise, elle dit :

— Quand j’étais derrière, je voyais tes yeux dans le rétro et je pouvais te regarder conduire sans que tu ne me voies.

Edmond pince ses lèvres.

Mila :

— Ça te plaît ça, hein ? De me mettre dans l’embarras !

— Ouuuuais. J’adore que tes yeux brillent quand tu me regardes !

— Putain… !

— Les scènes de cul dans le film sont pas mal….

Il regarde Mila, sa réaction. Il dit :

— Il m’a semblé que tu étais sensible à certaines images.

— Tu regardais le film ou moi ?

— Avec le bocson que tu mets quand tu regardes un film, je le fais pas exprès mais j’suis au courant de tout ce qui se passe dans ta tête !

Mila lui tire la langue.

Edmond :

— Mais nous, on est mieux, dans les scènes de cul. Surtout quand t’as tes chaussettes ! Y’a que quand tu dors que tu es calme, en fait.

— Je ne ronfle pas ?

— Non tu ne ronfles pas. Et moi, il paraît que je cause quand je dors.

— Non, je ne crois pas. Et ne t’inquiète pas, si j’entends quelque chose à mon sujet, je ne le croirais pas.

— Je n’ai rien à cacher.

— … pardon…

Mila va vider les plateaux, Edmond finit son café. Ils se rhabillent.

— Edmond… merci d’avoir tout réglé.

— T’es une grande malade ! Regarde autour de toi. Tous les mecs ici ont payé les places de ciné de leur nana et leurs menus au Quick. Et elles, elles ont payé le popcorn… !

— Ouais ! Je n’ai même pas payé le popcorn !

 

Edmond ouvre l’appartement. Ils entrent.

Il balance ses chaussures dans le placard de l’entrée et pose son manteau sur un cintre.

Mila se déchausse et accroche son manteau et l’écharpe sur une patère. Elle a laissé la valise dans l’entrée et Edmond sent qu’elle n’est pas à son aise.

Edmond :

— Tu peux… l’emmener dans la chambre si tu veux. Je vais rester ici, boire un verre. Pose mes affaires en vrac sur le lit. Je les rangerai.

Il prend le manteau de Mila, son écharpe et les met avec soin sur un cintre qu’il glisse dans le placard de l’entrée. Il ramasse ses chaussures et les balance avec les siennes. Mila a baissé sa tête.

 

Il se sert un verre et se vautre devant la télé. Il zappe. Mila s’est changée, elle s’assoit près de lui avec ses super chaussettes de sport coupées sur l’élastique.

Edmond :

— Les Enfoirés, NCIS, Thalassa. Tu veux voir quoi ? Pascal le grand Frère, le Noël de mes rêves, les Experts ?

— Le Noël de mes rêves.

Edmond lance le téléfilm, le générique défile. Il dit :

— Tu veux boire quelque chose ?

— Non. Merci.

Mila frotte ses pieds. Il dit :

— Tu as froid. Donne.

Mila hésite. Edmond insiste.

— Donne !

Le téléfilm verse son sirop. Une fois l’intrigue posée, Mila a déjà changé deux fois de position. Edmond a eu l’opportunité de réchauffer ses deux pieds.

Elle bouge une nouvelle fois et s’adosse contre lui, les jambes repliées, les talons contre ses fesses, les mains entre ses propres cuisses ; Edmond enroule son bras autour de ses épaules. Il boit son verre.

À l’écran, le riche héritier qui occupe la place de super PDG de l’entreprise familiale s’est isolé dans son chalet pour réfléchir. Mais on se sait pas encore pourquoi. Il sauve une jeune femme d’un accident de voiture et la ramène au chalet. Il n’est pas l’homme dont cette entreprise a besoin. Il a écrit un recueil de poèmes. La jeune femme est journaliste, elle lit son manuscrit en cachette et évidemment, il est extraordinaire. Elle pleure, hésite à prendre des photos. S’abstient finalement.

Edmond a fait s’installer Mila entre ses jambes. Il a réchauffé ses mains et les quatre sont posées sur le ventre de Mila.

Ils restent comme ça longtemps.

Edmond respire doucement et parfois échappe de profonds soupirs. À un moment donné, il ronfle un peu et Mila se rend compte qu’il s’est endormi.

Elle éteint la TV et le réveille doucement. Il titube jusqu’à la chambre, se déshabille et se glisse sous la couette. Mila vient se loger dans son dos, elle l’enlace, sa main et tout son bras autour de son ventre.

Les volets ne sont pas fermés. Dehors, la ville est noire, épaisse. La pluie les berce.

 

— Ne t’en vas pas demain.

— Oui.

— Bonne nuit Princesse.

— Bonne nuit Edmond.

 

 

Je te promets, Johnny Hallyday [3]:

 

J'y crois comme à la terre, j'y crois comme au soleil

J'y crois comme un enfant, comme on peut croire au ciel

J'y crois comme à ta peau, à tes bras qui me serrent

J'te promets une histoire différente des autres

Si tu m'aides à y croire encore

 

Et même si c'est pas vrai, même si je mens

Si les mots sont usés, légers comme du vent

Et même si notre histoire se termine au matin

J'te promets un moment de fièvre et de douceur

Pas toute la nuit mais quelques heures ...

 

Je te promets le sel au baiser de ma bouche

Je te promets le miel à ma main qui te touche

Je te promets le ciel au-dessus de ta couche

Des fleurs et des dentelles pour que tes nuits soient douces…

 



[1] Le Grand Bleu est un film dramatique réalisé par Luc Besson en 1988. Il reçut six nominations aux César dont celui du meilleur film, meilleur réalisateur, meilleur acteur, meilleure musique et meilleur son. Le film de toute une génération ! https://ninerouve.wordpress.com/la-maison/le-monde/les-elements/#legrandbleu

[2] Le grip est une position ou prise de mains sur un manche, en général relatif à un équipement de sport : raquette, club de golf.

[3] Je te promets de Johnny Hallyday : https://www.youtube.com/watch?v=GTZpOkgkkHs

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