97 Le Violon d'Ingres - Encens

9 minutes de lecture


Edmond et Mila déballent les courses. Ils ont pris du champagne et sont passés chez Mila en ville, pour prendre du vin. Edmond avait insisté, trois bouteilles seulement. Mila a insisté : trois bouteilles pour le soir, mais deux de plus pour tous les deux pour samedi et dimanche. Ils se sont ensuite répartis les tâches : Edmond prépare le déjeuner, Mila le dîner.

Évidemment, mettre la table et faire cuire des tortellinis deux minutes à l’eau bouillante laisse Edmond disponible pour autre chose. Regarder Mila par exemple. Même s’il a eu quelques difficultés à couper la mangue que Mila a exigé qu’ils prennent. Pour les vitamines, pour Edmond.

Mais il ne fait pas que la regarder, il a cherché sur internet la recette qu’elle est en train de faire. Et évidemment, elle ne suit pas cette recette. Elle ne suit aucune recette. Elle en suit plusieurs. Elle met de l’huile d’olive pour faire revenir le saumon, il est écrit de mettre du beurre. Elle le fait cuire séparément, il est écrit de le mettre avec la crème. Elle va tout planter. Ils vont devoir commander des pizzas.

Le ton monte. Mila est exaspérée. Elle lui dit que plutôt que de la surveiller, il peut nettoyer la salade, préparer la vinaigrette ou préparer le plateau de fromage. Mais Edmond estime plus important de sauver le plat. Et puis elle ne lui a pas demandé correctement. Elle lui a demandé s’il pouvait. Bien sûr qu’il peut ! Ce n’est pas une question de pouvoir. Il ne veut pas. C’est différent. Il est concentré sur les urgences et les vrais enjeux.

Finalement, le saumon est cuit et les carottes aussi. Mila a déglacé la poêle avec la crème, salé, poivré. C’est fini et c’est bouillu.

Edmond goûte la sauce pendant que Mila fait la vaisselle. Hum, c’est bon. Elle a eu beaucoup de chance.

— On fait les pâtes ?

— Non. Les pâtes fraîches, ce sera au dernier moment.

— Alors on fait quoi maintenant ?

— On ?

Mila rigole.

— Veux-tu bien nettoyer la salade ? demande-t-elle.

— Je fais la vinaigrette.

 

Vous savez pourquoi les hommes font la vinaigrette ?

Pour que personne ne puisse jamais dire qu’ils ne font rien pour aider au ménage. Et parce qu’une vinaigrette, c’est inratable. Même si elle fait deux litres à la fin. Un homme vous expliquera qu’à faire quelque chose, autant que ça serve.

 

Mila nettoie la salade, la met dans un torchon et dans le réfrigérateur. Et Edmond la regarde, dubitatif. Elle goûte la vinaigrette et ne dit rien, elle regarde Edmond dans les yeux et le laisse s’imaginer ce qu’elle peut en penser. Elle se moque de lui.

Il sert le vin, les pâtes et puis ils mangent. Les pâtes et puis la mangue - toute déchiquetée par la découpe savante d’Edmond - avec une boule de glace. Il est 14 h. Ils ont débarrassé et tout est prêt pour ce soir.

 

Edmond a téléchargé La Reine des Neiges mais finalement ils regardent Le Grand Bleu que Mila n’a pas vu. Il a de nouveau fermé les volets et son téléphone est sur silencieux.

Mila pleure, se serre contre Edmond. Son corps ne cesse de changer de position, les yeux tournés vers l’écran.

Sous les images de fin et la musique d’Eric Serra[1], Edmond est allé ouvrir les volets et chercher un paquet de mikado dans la cuisine. Mila, recroquevillée à sa place, pleure chaudement.

Mila :

— Tu l’as fait exprès !

Edmond ricane :

— Exprès quoi ?

— Tu savais que j’allais pleurer, tu l’as fait exprès.

— Je savais que c’est un film qu’il faut avoir vu et que tu risquais de le vivre pleinement ! Je ne m’attendais quand même pas à ce que tu le vives comme ça !

Mila se lève, assommée, et va s’asperger d’eau dans la salle de bains.

Quand elle revient, Edmond est attablé, un gros dossier bleu, des photos, des plans de cadastre à ses côtés, il a mis de la musique, Dashboard Confessional [2].

Mila :

— Désolée si le fait de regarder un film avec moi te donne envie de travailler !

— J’ai un sujet qui traîne qu’il faut que je traite. Je veux essayer de faire ça maintenant.

 

Elle ramène son carnet, un crayon et elle fouille dans la bibliothèque d’Edmond. Elle tire un livre sur les Aston Martin et s’installe par terre face aux fenêtres.

Edmond la regarde faire. Elle caresse le haut de sa lèvre avec son crayon et alterne son attention entre le livre et la fenêtre. Sa tête dodeline aussi suivant la musique.

Edmond soupire et revient sur son dossier.

Mila se lève alors, prend le livre, son carnet, son crayon et file dans la chambre.

Il l’entend fredonner les paroles de la chanson. Il continue ce péniblement commencé, efface un peu, barre beaucoup. Puis se prend la tête et écrabouille des feuilles entières de papier stériles.

Il rejoint Mila dans la chambre.

Elle est assise sur le lit et dessine face au tableau. Il s’assoit près d’elle.

— Est-ce que ça va ? demande-t-elle doucement.

— Hum.

Il s’allonge, les mains croisées sous sa tête.

Mila continue de gratter sur son carnet.

Edmond se redresse et regarde par-dessus son épaule.

— Une idée-papillon ?

— Non. Là c’est encore autre chose.

— C’est quoi ?

— C’est associer des choses qu’on aime. C’est comme ça que doivent faire les grands chefs. Essayer d’associer deux aliments qu’on aime particulièrement.

— Donc ici…

— Le dessin de Rubens, la forme de ses traits, et la Vanquish [3], son agressivité, sa virilité. Tu vois ?

— Pas trop. Ça donne quoi ?

— Je commence juste. C’est pas… je ne suis pas une vraie dessinatrice.

— Montre !

— NON ! Je ne te montre pas ! Je te montrerai quand ce sera plus joli.

Edmond la regarde surpris, douché aussi. Mila culpabilise.

— Tiens, regarde.

Elle lui montre la page avec le croquis.

Edmond hésite, puis prend le carnet. Mila hésite et laisse le carnet quitter ses doigts.

Il hoche la tête.

— Hum. Tu n’as jamais pensé faire un métier dans le graphisme plutôt que dehors ? C’est concret aussi, le graphisme.

Mila hausse les épaules, Edmond lui rend le carnet.

 

Elle continue son dessin.

Edmond s’est redressé sur un coude. Il la regarde faire. Elle ne regarde pas son croquis, elle regarde l’image de la voiture dans le livre et, à main levée, elle barbouille la page.

Rien dans ce qu’elle fait n’est réfléchi.

Pas de langue coincée entre les dents ou sur le bord de la bouche. Pas de signe d’un travail minutieux et concentré. Non, là, les chevaux, les lions, les papillons sont lâchés. Un lit, une voiture, un Rubens, et hop.

Edmond la regarde comme on regarde une ampoule s’allumer quand on la connecte à une pomme de terre.

Mila incline la tête d’un côté, de l’autre. Elle fait une moue. Tourne la page. Recommence. La même voiture sous un autre angle. Elle regarde le Rubens, le livre. Et son poignet souple, posé comme la pointe d’un compas, permet au crayon de déposer son charbon jamais au même endroit. Et l’ensemble se compose trait après trait.

Sceptique, Mila le regarde, spectatrice elle aussi de ce qui se construit sous leurs yeux et sous ses doigts. Edmond ne comprend pas comment, pourquoi ce phénomène. Pourquoi, comment ne le dirige-t-elle pas ? Qu’est-ce qu’elle fait ? De quoi s’agit-il ?

Mila :

— Qu’est-ce que tu en penses ?

— Euh… C’est particulier.

— Elle est plus belle dans la version originale, plus virile ! Elle est trop ronde. Elle rit. C’est une Vanquish de fille, ça ne le fait pas. Ce n’est pas beau.

Elle tourne la page du livre et commence un autre dessin.

Edmond se rallonge dans un soupir bruyant sur le lit.

Mila :

— Tu veux que je te laisse faire une petite sieste ?

— Je ne fais jamais de sieste. J’ai du boulot. Il faut que j’avance.

Mais il reste là, les mains croisées sous sa tête.

Mila ferme le livre, le pose sur la commode et avec son carnet et son crayon, elle remonte en haut du lit, s’installe contre le mur et poursuit son dessin.

— Est-ce que… tu veux en parler ? demande-t-elle.

— Non.

Il soupire.

Mila pose alors doucement le carnet et le crayon, elle s’allonge en travers du lit et pose sa tête contre la sienne. Et puis elle ne fait plus rien.

Il dit doucement :

— Tu as toujours de l’inspiration ?

La main de Mila est venue caresser ses cheveux, mélanger les blonds et les bruns.

— Les artistes ont de l’inspiration. Moi j’ai des idées. Plein d’idées. Sur tout. Pas toujours bonnes ! dit-elle.

Il l’entend sourire.

Il respire doucement, la main droite de Mila s’est posée sur le haut de son torse. Elle raconte :

— Là tout de suite, je ferais un dessin en particulier. Sur ce dessin, il y aurait un lit, ou une couche. Confortable, longue, large, avec plein de coussins. Dans une pièce silencieuse avec beaucoup de tissus, rouges, roses, bordeaux, orange, dorés. Cette pièce serait sombre, il n’y aurait que quelques petites ouvertures vers l’extérieur, par lesquelles on entendrait la pluie. Une pluie douce, continue. On aurait ajouté des lumières feutrées, des bougies, beaucoup. Il y aurait une grande cheminée avec un feu qui craque dedans. Et puis des odeurs d’herbe humide, des odeurs orientales, de jasmin, de santal. À côté de la couche, il y aurait une coupe avec des fruits, des raisins, des fraises et des verres de champagne.

Il l’entend sourire de nouveau.

— Il y aurait un bassin d’eau très chaude, avec une huile dorée pailletée dedans et des abords arrondis et doux pour s’y appuyer et s’y glisser. Et il y aurait un homme. Il serait tout drapé de vêtements amples, il serait pieds nus. Et sans montre.

Elle sourit de nouveau.

— Il serait allongé sur la couche, la tête sur les coussins, les yeux fermés, les bras le long du corps, les mains posées, détendues et ouvertes. Les coussins sur lesquels il a posé sa tête, auraient un peu la forme de sa guitare… parce qu’il a une guitare, c’est un musicien… mais elle serait moelleuse et effacée. Elle le recueillerait au creux d’elle-même pour le ressourcer, lui.

Alors Mila attend. Edmond sait qu’elle attend, qu’elle respire, cherche un équilibre entre le maintenant et sa réponse.

— Il dort ? demande-t-il.

— Non. Il est calme, réceptif par tous ses sens, disponible pour tout ce qui pourrait arriver maintenant.

Edmond a fermé ses yeux. Il croise les doigts de sa main droite dans ceux de Mila, les pose sur sa poitrine et les coiffe toutes les deux de sa main gauche.

— À quoi lui serviraient ses sens s’il est aussi seul ?

— La guitare moelleuse pourrait s’animer. Se transformer. En femme.

— Comment serait-elle habillée ?

— Elle porterait des étoffes soyeuses. Colorées. Des couleurs chaudes. Avec des bijoux, beaucoup, des colliers, très longs, des bracelets, avec des pierres, des perles, de l’or.

— L’embrasserait-elle ?

— Oui. Beaucoup. Partout.

Il expire profondément. Mila a arrêté de respirer.

— Ensuite ?

— Ensuite, elle… pourrait le caresser, sur chaque centimètre de sa peau…

La respiration d’Edmond est régulière, alors Mila poursuit :

— Elle… commencerait par ses pieds. C’est une guitare qui adore les pieds… ! Mila sourit. Elle ferait ensuite ses mains, son visage, son cou. Toutes les parties découvertes. Ensuite, et tout doucement, et s’il donne son accord, elle le déshabillerait. Vêtement après vêtement. Et elle le toucherait.

— Il… a du mal à se laisser toucher.

— Oui. La femme le sait, et elle l’accepte. Le dessin montrerait ce qu’il se passe après.

— C’est un dessin pédagogique !

Mila rit.

— Oui… !

— Et donc ? Après ?

Edmond a libéré la main de Mila, il a étendu ses bras le long de son propre corps, mains ouvertes.

— La femme-instrument veillerait à ce qu’il apprécie, et qu’il ait envie que ça dure encore un peu. Et elle s’arrangerait pour que ça dure. Longtemps, très longtemps. Pour que cet après soit très loin. Mais ensuite, lorsqu’il aura été complètement déshabillé, qu’il en aura eu assez, que ses sens auront été rassasiés, ils pourraient passer à autre chose.

— Par exemple ?

— L’homme pourrait déshabiller la femme à son tour. Et puis peut-être, après, l’emmener avec lui dans le bassin et là, ils décideraient tous les deux de ce qu’ils veulent faire.

Edmond caresse la main de Mila sur son torse, ses doigts longeant les siens.

— De quoi aurait-elle envie, elle ?

La main de Mila tremble un peu, comme sa voix.

— Peut-être qu’elle, de son côté, aura très envie qu’il la caresse aussi.

Il soupire, à voix très basse, il dit :

— Il peut être… maladroit.

Le souffle court, Mila réplique.

— … Il n’a pas vu certains autres dessins ! Pas pédagogiques !

Edmond ne dit plus rien. Sa respiration s’est raccourcie. Il réfléchit. Ses doigts ne la caressent plus. La voix de Mila tremble encore.

— Il est moins instinctif, moins tactile, peut-être, ces derniers temps. Mais il n’est pas maladroit. Non. Et son corps et lui sont magnifiques. C’est un homme sublime. C’est tout.

Edmond souffle profondément. Il allonge à nouveau ses bras le long de son corps et reste un moment comme cela, amarré à la réalité par les seuls mouvements des mains de Mila sur son torse.

 

Puis il la repousse et s’allonge sur elle.

— Deux heures c’est suffisant pour faire tout ça ?

— Pour le dessin… ?

— On s’en fout du dessin !

 



[1] La BO du Grand Bleu d’Éric Serra : https://www.youtube.com/watch?v=8J5ptf0POnA

[2] Dashbord Confessional est un groupe de musique à partir de 1997, emo/acoustique, rock alternatif américain. https://www.youtube.com/watch?v=5sY6amQQKOE

[3] La Vanquish d’Aston Martin : https://ninerouve.wordpress.com/la-maison/le-monde/les-elements/#vanquish

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 5 versions.

Vous aimez lire Nine Rouve ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0