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Les yeux au sol, perdu dans ses pensées, il pressa le pas. Malgré tous ses efforts, il n’avait pas réussi à se concentrer plus de dix minutes sur le cours d’Histoire. Ses pensées dérivaient chaque fois vers les évènements d’hier soir. C’était inimaginable. Après toutes ces années de solitude imposée, il avait enfin établi un contact avec un de ses visiteurs. Une visiteuse, dans ce cas précis. Il lui était impossible de dire lequel des deux avait été le plus surpris par la présence de l’autre, et elle lui avait parue aussi apeurée que lui. Malgré cette interaction, il ne pouvait cependant affirmer avec certitude qu’elle existait vraiment tant elle lui semblait après coup tout aussi floue que les autres personnages qu’il avait entraperçus.

Il se souvenait de sa silhouette et de l’effroi dans sa voix, mais les traits se brouillaient et s’enchevêtraient, imprécis, dans sa mémoire. Exactement de la même manière que ces rêves qui nous paraissent si réels au réveil, mais qui nous abandonnent sur une vague impression distordue. C’est que la réalité s’acharne à refouler et à effacer toute trace onirique de son territoire, ne lui léguant à chaque fois que des sensations éphémères, pourtant prêtes à se raviver à la moindre étincelle. Ainsi suffirait-il peut-être d’un rien pour que de sa mémoire surgisse le visage de la première inconnue qui lui avait adressée la parole.

Il s’aperçut qu’il soufflait machinalement sur ses doigts gelés depuis cinq bonnes minutes, l’air s’étant considérablement rafraîchi. Il les contempla un instant, avant que le message ne lui atteigne le cerveau. Merde.

Obsédé par l’image fantomatique de cette fille, il n’avait pas pris en compte les symptômes révélateurs de leur venue et ces quelques minutes de distraction lui avaient été fatales. Il le savait, il était trop tard pour qu’il érige une quelconque barrière, qu’elle soit physique ou mentale. Mais, dans un accès de panique semblable à celui d’un animal qui lutte d’instinct pour sa survie, il se mit à courir comme un dératé en slalomant entre les piétons, espérant échapper à ses poursuivants.

En vain. On le plaqua au sol, puis on le retourna sans ménagement.

Allez savoir pourquoi, c’était leur façon de procéder : faire en sorte que le visage de votre assassin soit la dernière chose imprimée sur votre rétine avant de partir dans l’au-delà. Une sorte de jeu pervers dont ils se repaissaient allègrement.

— Tiens, tiens, tiens, ricana la créature en le maintenant d’une main, qu’est-ce que nous avons là ? Une vieille connaissance, on dirait ! Un petit garçon qui a voulu faire le malin, hein ? Mais tu veux que je te dise, mon cher ? remarqua-t-elle en se penchant vers sa proie qui se débattait faiblement. Tu es comme les autres au fond. Tu n’es peut-être pas facile à attraper, mais tu manques cruellement de bon sens une fois délaissé. Alors je vais te rappeler nos deux règles que tu étais censé connaître. Règle numéro 1, chuchota-t-elle au creux de l’oreille de l’adolescent qui suffoquait, ne jamais baisser sa garde. Et dans le cas contraire, règle numéro 2, ne jamais tourner le dos.

Les mots lui parvenaient de très loin, de l’autre côté d’une épaisse paroi de verre, alors que son sang bouillonnait et que les battements de son cœur s’accéléraient comme si ce dernier cherchait à s’arracher de sa cage thoracique. Sa vision s’obscurcissait peu à peu, des taches noires lui bouchaient le peu de vue qui lui restait. Sept ans de lutte pour mourir ainsi, au milieu des gens qui passaient devant lui, indifférents à la scène qui s’offrait à eux, incapables de déceler la réalité, la sienne. Il en aurait pleuré de rage.

— Mes amitiés à Alix, murmura tendrement la voix au-dessus de lui en écartant sa mèche de son front. Dis-lui que nos petits jeux me manquent.

C’était sans doute la Mort en personne qui s’approchait, qui courait même vers lui, alors qu’il sentait son souffle brûlant sur ses lèvres…

Il attendit la fin.... qui ne vint pas.

À la place, l’air s’engouffra violemment dans ses poumons, lui arrachant un cri de douleur. La pression sur tout son corps et sa gorge avait disparu pour permettre à la vie de reprendre ses droits. Sans cesser d’haleter et de tousser, secoué de convulsions et le sang battant dans ses tempes, il tenta de lutter contre l’inconscience et de se redresser en position assise. Il avait cependant dû trop présumer de ses forces, car cet effort ne lui apporta qu’un vertige doublé d’un haut-le-cœur. La tête entre les jambes, il s’obligea à respirer lentement, jusqu’à ce que disparaissent de sa vue les points noirs et les papillons qui voltigeaient dans tous les sens.

Il remarqua soudain l’absence de sa tortionnaire et il lui vint en même temps la certitude absurde qu’elle l’avait épargnée, puisque selon les apparences, il était toujours en vie. Conscient de l’improbabilité de sa théorie, il releva la tête, mais tout ce qui apparut dans son champ visuel fut du bleu outremer. Repris de nausées, il ferma les yeux.

Il s’était enfui de chez lui comme un voleur. Et il n’était pas allé au lycée. Il voulait repousser au plus tard possible les questions et les chuchotements sur son passage et il savait qu’en ce moment même la rumeur avait déjà accompli son œuvre. Il était d’ailleurs incapable de s’expliquer sur sa conduite d’hier : il avait été possédé d’une rage folle qui l’avait entraînée au-delà des limites de ses capacités et de lui-même. Ce n’est qu’une fois la colère retombée qu’il avait pris conscience de la brutalité de son geste. Et il s’était sauvé en proie à la peur. Peur de cette soudaine énergie qu’il n’avait pas maîtrisé et qui avait pris le contrôle. Peur parce qu’il ne s’était pas reconnu dans ce garçon violent qui tabassait sa victime avec haine. Terrorisé serait le mot. Terrorisé, il s’était cloisonné dans sa chambre, ne voulant parler à personne, redoutant d’étrangler quelqu’un si sa rage revenait sans crier gare. Et ce matin, il s’était enfui. Rien de tout cela ne lui ressemblait, c’était incompréhensible.

Moins incompréhensible tout de même que cette fille qui, à genoux par terre au beau milieu de la route, était en train....de faire quoi au juste ? Perplexe, Bastien observa la scène. Elle lui tournait le dos, de sorte qu’il ne voyait que ses longs cheveux qui s’étalaient en nappe de miel sur ses épaules, sa tête penchée en avant au-dessus de quelque chose ou de quelqu’un. Oui, c’était cela, il y avait apparemment une personne étendue par terre, les jambes secouées de soubresauts. Une crise ? Et donc un massage cardiaque ? Il accéléra presque inconsciemment, désireux de proposer son secours en cas de besoin, car manifestement, ce spectacle n’intéressait pas grand monde. Mais qu’est-ce qu’elle...? Un frisson parcourut son échine. Elle ne lui apportait pas les premiers soins, elle était tout bonnement en train de l’étrangler, une main sur la trachée de sa victime.

— Stop ! cria-t-il en se précipitant. Vous allez le tuer ! furent, avec le recul, les mots les plus stupides qu’il eût jamais prononcés, le tout ponctué d’un violent coup de pied sur le dos de la jeune femme pour lui faire lâcher prise. À la manière d’un film d’action, mais peu digne d’un gentleman.

Étrangement, cela ne sembla pas la blesser outre mesure, mais nul doute que cela la dérangea un instant. Elle se retourna, un sourire de malade sur le visage, mais son expression se modifia quand elle aperçut Bastien qui se préparait mentalement à lui donner un autre coup si elle envisageait de continuer sa besogne. Il crut voir une lueur de surprise dans les yeux bleus de la fille, mais cette sensation se dissipa aussi vite qu’elle était survenue, car elle se redressa et reprit contenance pour lui adresser un sourire personnellement moqueur. Glacé. Il lui fit l’effet d’une stalagmite planté dans le cœur. Elle était l'une de ces beautés terrifiantes, inhumaines, qui vous incitent à faire demi-tour lorsqu’il vous arrive d’en croiser une.

— Décidément, on navigue de surprise en surprise aujourd’hui ! s’exclama-t-elle, visiblement ravie. Tu me pardonneras, j’espère de cette rencontre, disons....peu conventionnelle. Tu dois être content, non, Arthur ? demanda-t-elle en se tournant vers l’adolescent suffocant à ses pieds. Tu vas enfin avoir la compagnie dont tu rêvais. Et cela sera d’autant plus amusant, vu que tu m’as terriblement déçue. Je n’en aurais tiré aucune récompense. La victoire n’est que plus belle si elle est gagnée avec difficulté. En tout cas, bravo, reprit-elle vers Bastien dans un rire de gorge, cela m’apprendra à respecter mes propres règles, désormais.

Et avec un petit clin d’œil, elle disparut, ne laissant pour trace de son passage, qu’un jeune garçon étendu sur le macadam. Bastien chancela. C’était plus qu’il n’en pouvait supporter.

« Je vais me réveiller, pitié, faites que je me réveille », supplia-t-il.

Puis il se souvint qu’il n’était pas tout seul.

Le garçon brun s’était assis par terre, non sans beaucoup de difficulté. Inquiet, Bastien s’accroupit et lui pressa doucement l’épaule.

— Eh, ça va ?

Il ne répondait pas et sa respiration devenait sifflante. Bastien se sentit envahi par la panique. Ce gars allait sûrement crever et lui restait là, ne sachant comment procéder.

De l’aide, il devait demander de l’aide ! D’une main tremblante, il se saisit de son portable et composa fébrilement le 15.

— Bouge pas, j’appelle les secours, lança-t-il d’une voix qui se voulait rassurante alors qu’il plaçait le mobile contre son oreille.

C’est alors que deux yeux bruns hagards croisèrent son regard. Ils le fixèrent un moment sans comprendre, puis se refermèrent. Le téléphone sonnait dans le vide, ce qui ajoutait une dimension d’autant plus dramatique que personne ne semblait déterminé à venir à la rescousse. Le cauchemar.

— S’il vous plaît, quelqu’un peut-il m’aider ? hurla-t-il à l’adresse des passants.

Le bide. Pas un seul ne s’arrêta, ni tourna le visage dans sa direction. Le cauchemar atteignait son paroxysme.

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