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Le temps sembla alors se suspendre pour la jeune fille qui vit avec un certain détachement un morceau de la table arriver droit sur elle. Étrangement, alors qu’elle examinait presque avec amusement ce fatal objet se rapprocher à la vitesse d’un boulet de canon, elle eut largement le temps de se dire qu’il était inutile de hurler à l’instar des blondes évaporées dans les films hollywoodiens, puisque cela ne changerait rien à sa mort prématurée. Elle était plus incertaine quant au sujet des yeux. Fallait-il les fermer ou non ? Cruel dilemme, écourté brusquement par une puissance mystérieuse qui la projeta violemment sur le côté, l’écartant de ce fait de la fascinante trajectoire de la table, chue à moins de deux mètres d’elle. Elle se laissa entraîner sous une autre table collée à la façade du bar, mécontente au fond d’avoir manqué la fin de ce passionnant spectacle. Elle avait deux mots à dire à ce type qui se croyait permis de... Eh, mais une minute. C’est le gars aux yeux bleus ! C’était quoi déjà son nom ?

— Reste là ! lui ordonna-t-il en l’adossant contre un pied de la table. C’est quoi ce truc ? s’enquit-il d’une voix plus chancelante auprès d’un autre garçon, le garçon brun qui le mettait mal à l’aise. Impossible de retrouver son prénom à lui aussi.

— Il va falloir rapidement trouver une solution, il va finir par nous trouver, répondit le brun, essoufflé. Si ce n’est pas déjà fait. Il doit chercher à s’amuser.

— Tu ne peux pas essayer de le détecter, là ?

L’autre le regarda avec consternation.

— Non, mais ça ne marche pas comme ça ! Je ne le fais pas sur commande !

—Alors comment t’as pu t’en sortir tout seul à chaque fois, hein ? sifflèrent les yeux bleus, en colère.

— On me mâchait le boulot, marmonna le brun. Et calme-toi, si tu détruis la table, je ne donne pas cher de notre peau. Ça faisait trois ans que je n’en avais pas vu, d’où il sort, lui ?

— « On ? » Qui ça, « on ? ».

Cécile ne comprenait rien à ce dialogue, mais elle commençait à trouver tout cela fabuleux. C’était extraordinaire, cette caméra-cachée rendait les évènements plus vrais que nature ! Elle avait réellement l’impression de vivre cette scène dans toute sa grandeur.

— C’est vraiment génial ! J’ai toujours rêvé d’être dévorée par un monstre !

Les deux garçons se tournèrent vers elle comme pour s’assurer qu’elle plaisantait.

— Ce n’est pas vrai. Manquait plus que cela.

Ça, c’était le brun avec un air catastrophé.

— Quoi, qu’est-ce qu’elle a ? s’inquiétèrent les yeux bleus. Elle a les nerfs qui lâchent ?

— Je ne sais pas, mais on aura du mal à la sortir d’ici.

C’est le moment que choisit un autre adolescent pour se faufiler à son tour sous la table. Un blond celui-là. Il poussa un cri de soulagement en les apercevant.

— On commence à être nombreux comme survivants ! s’écria Cécile, enthousiaste. Il faudra vous décider pour savoir qui va me sauver.

— Il n’y a plus personne dehors. Tout le monde a disparu et il y a... y a cette chose-là, ce n’est pas possible, elle...

Puis il s’interrompit net dans sa jolie tirade en distinguant dans la pénombre le visage des deux autres héros potentiels.

— Vous ? Mais comment...

Le brun, un instant désarçonné, s’adressa ensuite à son voisin.

— Il joue la comédie, hein, Bastien ? railla-t-il.

Ah, voilà c’était Bastien. Bastien ne répondit pas, visiblement ébranlé.

— Qu’est-ce qu’on fait ? On va se faire bouffer si on ne fait rien ! gémit le blond, complètement paniqué.

— Ah oui, c’est excitant non ?

Cécile avait presque oublié le monstre sorti tout droit d’un film de science-fiction qui les attendait dehors, mais le blond venait de le lui rappeler. Elle était l’héroïne d’une aventure de science-fiction ! Quand Maël allait l’apprendre !

Maël ! Où est-il ? Et Camille ? Et les autres ? Cécile reprit ses esprits, complètement sonnée, soudainement convaincue que cette mise en scène semblait bien trop parfaite pour être un jeu.

Maël et les autres avaient eux aussi disparu à l’apparition du monstre, elle en était quasiment certaine. Qu’en avait-il fait ?

Elle sentit qu’elle allait pleurer.

— Ça va ? lui demanda un des garçons. T’es toute pâle.

Désespérée, elle ne répondit pas. Sans réfléchir, elle commença à se diriger à quatre pattes vers la sortie.

— Non ! cria le brun en lui saisissant le bras. Il faut qu’on reste tous ensemble !

— Lâche-moi, je dois retrouver mes amis, ils doivent être sous une autre table, c’est obligé !

— Non, ils n’y sont pas, ils ne risquent rien, mais toi, si tu sors, tu risques de te faire tuer, tenta d’expliquer le brun calmement.

— Ça m’est égal, il faut que je les retrouve ! s’entêta Cécile en essayant de se dégager.

— Aidez-moi, enfin ! entendit-elle. On lui enserra les jambes et elle les sentit raffermir leur prise autour de sa taille, alors qu’elle se débattait, totalement hystérique.

Tout compte fait, si, elle se comportait effectivement comme une blonde évaporée. Immobilisée, vaincue, elle se mit à pleurer.

— Je la préférais avant, grommela Bastien.

— Oui mais là, au moins, c’est une réaction normale, répondit le brun. Avant, elle divaguait totalement.

Il se pencha vers elle.

— Écoute-moi, dit-il doucement. J’ai déjà connu des situations dans ce genre. Si tu me fais confiance, je te jure que tu retrouveras tes copains et tu verras qu’ils n’ont rien, Ok ?

Cécile acquiesça en reniflant. Elle n’avait pas le choix.

— C’est bon, je crois que vous pouvez la lâcher.

Ils s’exécutèrent et Cécile se recroquevilla dans un coin.

— Oh mon Dieu, Maël, Camille ! sanglota-elle.

— Joli coup de bluff, murmura le blond après un silence.

— Ce n’est pas du bluff, Florian, répliqua Bastien. Arthur peut nous sortir de là.

Florian devint blafard.

— Tu veux dire que ça t’es déjà arrivé, ça ? C’est une blague, hein ? demanda-t-il en les dévisageant tour à tour, en espérant que l’un d’entre eux lui montre la caméra planquée dans un coin improbable. Dites-moi que ce n’est pas vrai, qu’on est en plein tournage ou n’importe quoi, mais pas ça. S’il vous plaît, j’ai l’impression de devenir dingue !

— Bienvenue au club, lui sortit lugubrement Bastien en guise de consolation.

— Je ne comprends pas, on dirait qu’il est parti. Ça n’aurait aucun sens, fit remarquer Arthur, perplexe.

— Tu rigoles ou quoi ? s’écria Florian, qui frisait lui aussi l’hystérie. Et on fait quoi s’il nous attaque ?

Un claquement sec se fit entendre, suivi du cri d’un tissu que l’on déchire. Tout le monde sursauta et tendit l’oreille, à fleur de peau. Mais il n’y eut ensuite que le silence. Arthur se redressa.

— Il faut sortir. Vite, déclara-t-il d’une voix blanche.

Comme personne ne percutait, il entreprit de pousser Cécile vers l’ouverture.

— Allez, bougez-vous !

Cécile ne put s’empêcher de hurler une deuxième fois : le visage hideux du monstre venait d’apparaître sous la table, leur barrant le passage, et il dardait ses yeux sur elle, en passant sa langue sur ses dents aiguisées. Ils reculèrent instinctivement tous les quatre, jusqu’à buter contre le mur du bar qui leur coupait toute retraite possible. Ils s’étaient enfermés dans un cul-de-sac pour servir d’amuse-gueules.

Cécile savait qu’elle pouvait l’empêcher, mais elle était trop terrorisée pour agir. Voilà ce qu’était de faire confiance à un inconnu. Elle allait mourir, et c’était bien fait pour elle. Ça lui apprendra à être anormale.

Du coin de l’œil, elle vit son voisin, comme pris d’une inspiration subite, lever les yeux vers la voûte de la table puis s’appuyer sur un genou, comme pour supplier la créature de ne pas le dévorer. Hum... Elle n’était pas tout à fait sûre que les monstres de ce genre connaissent la pitié. Quoique, on ne sait jamais, les miracles, ça peut exister. Elle ne s’attendait pas du tout au fait qu’il agrippe les deux bords de la table et qu’il commence à la soulever au-dessus de leurs têtes en se servant de son genou comme d’un ressort. Ni même qu’il la balance ensuite en plein sur l’alien, aussi aisément que l’on lance une balle de Beach volley. Elle connaissait l’expression « l’énergie du désespoir », mais elle ignorait que le désespoir donnait autant d’énergie. Elle en resta bouche bée, et faut croire que les autres aussi, puisqu’ils restèrent tous cloués sur place.

— Qu’est-ce que vous attendez ! Barrez-vous ! cria Bastien en se tournant vers eux.

Ils ne se le firent pas dire deux fois, d’autant que le monstre s’était débarrassé de la table et glapissait de colère. Mais il ne les pourchassa pas, pour mieux faire durer le plaisir que lui procurait ce jeu du chat et de la souris.

Ils couraient tous les quatre à l’aveuglette. Cécile sentit bien vite au point de côté qui la pliait en deux qu’elle ne pourrait pas tenir le rythme très longtemps. À bout de souffle, elle finit par trébucher et tomba sur le flanc.

Bastien se précipita vers elle pour l’aider à se relever.

— Lève-toi ! Vite ! Ne reste pas là !

— J’en... J’en peux plus, souffla-t-elle, exténuée.

— Allez, encore un effort ! supplia-t-il.

— J’peux pas, gémit-elle.

— Bastien, derrière toi ! hurla quelqu’un.

Bastien se retourna juste à temps pour recevoir le coup qui le cueillit en plein torse et l’envoya valdinguer à cinq mètres. Privée de soutien, Cécile tomba à genoux. Les néons s’éteignirent brusquement, conférant une atmosphère lugubre plus adaptée à la scène : la semi-pénombre révéla les serres acérées, étincelantes, qui descendaient lentement vers la proie prostrée à terre.

C’est alors qu’un tressautement anima l’alien qui poussa un hurlement terrible et qui s’abattit sans crier gare aux pieds de Cécile, stupéfaite. Elle leva les yeux : séparé d’elle par l’obstacle que formait cet amas gigantesque dans la poussière se tenait le garçon blond. Complètement hagard et tremblant, il contemplait la chose étendue devant lui sans avoir l’air de le voir réellement. Il redressa la tête et leurs regards se croisèrent. Des yeux clairs et des yeux foncés reflétant la même incompréhension et la même conscience d’être toujours en vie se jaugèrent un instant avant de porter leur attention plus loin, vers Arthur qui s’était agenouillé auprès de Bastien. Cécile réagit la première et courut vers eux en sentant revenir les sanglots.

Arthur déchirait le T-shirt de Bastien, agrémenté de deux échancrures béantes, en lui murmurant des paroles qu’il voulait sans doute rassurantes. Blême, la peau translucide tranchant sur ses cheveux et ses vêtements sombres, Bastien était allongé au sol, les yeux fermés. Il les ouvrit quand il entendit Cécile et lui adressa un faible sourire. Cécile n’avait pas envie de le lui rendre. Surtout quand elle vit ce que l’absence du T-shirt révélait : la longue balafre sanglante qui lui traversait le torse. La blessure paraissait certes superficielle, mais elle lui fit d’autant plus horreur que c’était à cause d’elle qu’il l’avait reçue.

— Mon Dieu...

— Ce n’est rien, ce n’est pas trop grave, assura Bastien, sans pouvoir contenir le rictus de douleur sur son visage qui affirmait le contraire.

— Arrête de crâner ! lui reprocha Arthur pour masquer son inquiétude. T’en fais pas, il aura plus rien dans un instant, déclara-t-il à Cécile.

— Pardon ? Ce n’est pas...

—Tu ne m’avais pas prévenu pour ça ! s’écria Bastien en voulant se redresser.

— Reste allongé, le sermonna Arthur. Je ne te l’ai pas dit parce que je ne pensais pas qu’il nous attaquerait. Je croyais que cela ne concernait que moi.

— Comment ça que toi ? hoqueta Bastien. Et c’est pour cela que tu n’as pas pris la peine de m’avertir ?

— Je ne comprends pas, intervint Cécile, choquée qu’ils puissent tous deux discuter ainsi dans un moment pareil. C’était quoi ce truc ?

— Il... il est parti ! hurla Florian en surgissant comme un diablotin de sa boîte. Le... le, la chose là, elle est partie... et...

— On s’en fiche, il est blessé, lui ! coupa sèchement Cécile en désignant Bastien.

— Ce n’est pas grave..., commença ce dernier... Eh !

Florian était tombé à genoux et étalait tout le contenu de son estomac sur le gravier. Les néons n’attendirent que ce signal pour se rallumer en crachotant, éclairant les façades des bars toujours aussi désertés.

— Je suis désolé, murmura-t-il faiblement tandis que Cécile lui tendait une serviette en papier récupérée sur une des tables toujours impeccablement dressées.

— Chacun réagit comme il peut, fit remarquer Arthur.

Puis levant les yeux vers les néons, il les observa un instant, songeur, avant d’ajouter :

— Si ça peut te consoler, je comprends le rapport avec la radio, maintenant.

— De quoi ?

Cécile n’arrivait plus à suivre. Quelle est cette histoire de radio ? Ils avaient apparemment la manie de parler entre eux sans rien lui expliquer, comme si elle n’existait pas.

— Quoi, qu’est-ce qu’il a fait ? interrogea Bastien.

— Si j’ai bien compris, tu as... pompé l’énergie des lampes ? demanda Arthur en s’adressant à Florian pour obtenir une confirmation, d’un ton où perçait une certaine admiration.

Mais le blond ne parut pas le remarquer et, les yeux baissés, il se contenta de hausser les épaules pour éviter les regards confondus de ceux qui l’entouraient.

Cécile en resta les bras ballants. Elle ne l’avait pas vu venir, celle-là ! Mais tout ce délire lui prouvait qu’après tout, elle n’était pas la seule à être différente et à le cacher.

— C’est lui qui l’a tué ? Mais alors, je...

— Il ne l’a pas tué, la contredit Arthur. Sinon il n’aurait pas disparu.

— Une minute, comment tu sais tout ça ?

C’est Florian, sorti de son mutisme, qui avait posé la question que Cécile se posait également. C’est quoi ce délire ?

Bastien se releva avec difficulté.

— On a tous chacun quelque chose qui les intéresse.

Cécile ouvrit la bouche pour affirmer qu’elle n’avait rien de particulier, mais elle se ressaisit à temps pour ne pas dire un mensonge qui ne ferait pas long feu. Elle croisa alors le regard d’Arthur et se figea. Elle ne sut pourquoi; mais c’est à cet instant précis, à la lueur des lampadaires, qu’elle comprit enfin pourquoi il l’avait mise mal à l’aise dès le début. Dans le même temps qu’elle se rappela où elle l’avait vu pour la première fois. Et ce n’était pas à la soirée.

Et lui aussi avait réussi à établir le lien.

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