Scène 2 : Florian

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Florian ne parvenait pas à comprendre comment ses gestes pouvaient être aussi mesurés et méthodiques alors que la matérialisation de ses pires cauchemars l’attendait au tournant, subitement paralysé. À croire qu’il avait passé sa vie sur un champ de bataille, et non dans une petite ville insignifiante à se tourner les pouces pendant près de 18 ans. Comment expliquer autrement ce flegme déplacé et cette attitude clinique, presque machinale, calquée sur celles qu’il avait croisées au détour des séries à succès du type Doctor House. Le goût du morbide a toujours attiré les foules autour de ces scènes dramatiques. Et là, avec une opération en direct, sans filet, il n’y a évidemment pas un chat dans les rues.

— Stade critique, le sujet ne réagit plus à nos stimuli, je ne ressens plus le pouls. On est en train de le perdre ! Augmentez la dose d’insuline, vite !

Note personnelle : ne plus jamais critiquer l’omniprésence des réanimations vouées à l’échec dans ce genre de séries. Et encore moins les acteurs qui jouent dedans. Il tuerait pour être à leur place. Quand bien même ils récitaient tout un fatras de termes scientifiques dont ils ne comprenaient pas un traître mot, la destinée de leurs patients ne tenait qu’à la fin de la prise pour que le figurant puisse se lever de la table d’op’ pour aller bouffer son sandwich en toute tranquillité.

Intérieurement, Florian brûlait d’envie de se secouer et de gueuler un bon coup pour évacuer toute cette pression qui pesait sur lui. Son patient à lui ne risquait pas de se relever. Le cœur palpitait si faiblement, mécaniquement, sans vraiment de raison de vivre, tel un oiseau aux ailes brisées. Son sang se glaça dans ses veines : où qu’il était, Arthur lâchait prise, sans même lui demander son avis.

Non, non, non !

Ne me fais pas ça, je te l’interdis !

Enchaînement d’un massage cardiaque. Gestes dérisoires qui n’ont pas vraiment de sens.

Tiens-bon, allez… allez !

Tu ne peux pas mourir maintenant ! Pas aussi facilement en ma présence, tu ne peux pas !

Il s’interrompit juste le temps de reprendre son souffle, avant de réattaquer entre deux impulsions inutiles sur ce torse dénudé.

— Si tu meurs, c’est fini pour les autres, ils ont besoin de toi ! s’exclama-t-il, espérant atteindre la corde de la culpabilité tapissée quelque part dans les tréfonds de la conscience qui devait rôder quelque part au-dessus d’eux.

« Et moi aussi j’ai besoin de toi ». Et d’un point de vue tout à fait hypocrite. Car il lui était impossible de nier la présence de cette créature non identifiée derrière lui qui constituait une menace non négligeable. Il ne donnait pas cher de sa peau une fois qu’elle se réactiverait.

Florian rebroussa violemment cette pensée en même temps que sa mèche qui lui retombait dans les yeux. Il fallait qu’il reste concentré. S’il devait sombrer, il ne laisserait pas Arthur faire de même. Un instinct primaire le lui dictait, peut-être bien celui de son humanité.

— TU ES CENSÉ VIVRE APRES TOUT LE MAL QUE JE ME DONNE POUR TOI !!!! beugla-t-il en dernier recours.

Ça y est, il sortait de ses gonds, abandonnant enfin la posture du médecin distant. Mais à quoi bon de toute façon ? Il savait avant même d’essayer qu’il s’escrimerait sur un corps déjà froid, une boîte creuse sans vie.

Le cœur n’était rien de plus qu’un muscle fragile et celui d’Arthur avait incontestablement succombé. Il venait de l’électrocuter. Il frappa une énième fois au niveau de son torse dans un acte de désespoir.

« Écartez-vous, on choque ! ».

Florian frémit de l’idée insensée qui germait dans son esprit. Plus de doute possible, pour en avoir des pareilles, il devait certainement lui manquer une case. Mais de quelles alternatives disposait-il ?

D’aucune. Alors c’est quand tu veux.

Sans laisser la possibilité à son cerveau de lui prouver à quel point ce plan était inconcevable, Florian apposa ses mains tremblantes sur la poitrine grêle. Non, ce n’est pas comme ça qu’il devait penser. Florian apposa deux électrodes sur la poitrine qui réclamait réparation. Ne pas s’interroger sur la fiabilité du défibrillateur, il était impensable qu’il ne fonctionne pas. Florian était prêt à sacrifier sa dernière petite étincelle pour qu’il fonctionne.

On choque !

La moindre cellule de son corps se révoltait à grands cris. Tout son être hurlait son aliénation. Jamais encore il n’avait eu à ressentir un pareil vide, même lors de ses désœuvrements les plus violents. La question, comprit-il enfin, n’était pas de savoir s’il était capable de se maîtriser, mais s’il était réellement capable de se passer d’électricité. Il était devenu dépendant d’une drogue savamment dosée qui affectait son existence, l’entraînant au plus profond de lui-même. S’y asservir reviendrait à mettre fin à ses jours. Mais la détruire le condamnerait à une vie fantomatique en recherche du manque laissé par ce trou béant.

Un assoiffé perdu en plein désert n’est tendu que vers un seul but. Toute autre préoccupation est reléguée au second plan. Il n’échappe pas à la règle : chacune de ses particules semble dirigée vers un seul objectif, dédaignant tout le reste.

Florian ressent ce tison rougeoyant qui crépite dans sa gorge sèche de même qu’il en devine la source, son puits : le générateur électrique lui tend les bras. Ses veines semblent tressauter au rythme du champ électrique. Cette force ne demande plus qu’à se fondre en lui, à le posséder. Et il ne peut résister à cet appel qui tournoie devant ses yeux comme mille feux d’artifice. Il ne s’occupe même plus du corps à ses côtés. Cela défie toute logique et toute moralité.

Attention !

Si cette transe ne pouvait durer indéfiniment, le retour cinglant à la réalité se manifesta par l’évaporation de la créature, plus rapide qu’un mirage de désert. Mais l’hébétude ne se dissipait pas tout à fait. S’éloigner du générateur lui coupa brutalement l’arrivée d’air. Et c’était douloureux.

Son crâne s’était soudainement reconverti en caisse de résonnance et les fourmillements à chacune de ses extrémités témoignaient de son besoin inassouvi de s’alimenter. Il se laissa tomber près d’Arthur mais n’eut pas la force de réitérer les vérifications nécessaires sous l’égide de ces yeux vitreux. Par pitié, combien de fois encore allaient-ils répéter ce même schéma infernal ? Il avait un mot à dire à l’organisateur de tout ce marasme. S’il pouvait seulement dormir…

Arthur soubresauta subitement sous l’effet d’un mécanisme à ressorts déclenché par une bruyante oxygénation qui le ramena de chez les morts-vivants. Il cligna des yeux par deux fois avant de se frotter vigoureusement les bras comme pris d’incommodantes démangeaisons.

— Aïe, laissa-t-il simplement échapper. J’ai l’impression d’avoir été passé au grill. Tu ne m’as vraiment pas loupé.

Cette platitude acheva Florian. L’adrénaline reflua de son corps et il se pencha en avant, mains sur les genoux, pour tenter de reprendre son souffle.

— Tu… Tu…

— Bon sang, maugréa Arthur en se passant la main dans les cheveux, pourquoi c’est toujours à moi de me retrouver à terre ? Tu es sûr que ça va ? enchaîna-t-il en le considérant avec sollicitude. Tu n’as pas vraiment l’air en forme.

— Attends…une…seconde, bafouilla Florian en reculant. Sa chair brûlait à vif, ne pouvant se contenter de la proximité du générateur. Il lui en fallait beaucoup plus.

Le contact avec le métal lui fit reprendre ses esprits largement plus efficacement qu’un seau d’eau renversé sur sa tête.

Arthur opina gravement de la sienne sans émettre de commentaire sur sa paume pressée contre le générateur comme si ce comportement de drogué ne pouvait qu’aller de soi. Il se référa simplement à l’examen de l’étiquette de consignation « Danger de mort ». Mouais… Apparemment, l’illustration plutôt explicite ne logeait pas tout le monde à la même enseigne.

— Ne me refais jamais ça ! s’emporta brutalement Florian, manifestement en colère.

— Désolé… Mais tu sais le truc, c’est que c’est involontaire, je ne contrôle pratiquement rien.

— Et le fait de te suspendre à mon bras, c’était involontaire aussi ?

— Non, admit Arthur, sensible au ressentiment de Florian. Mais je n’allais quand même pas te laisser te court-circuiter. T’en fais pas pour cela, je n’ai vraiment rien senti, c’est un des avantages.

Interloqué, Florian semblait à court de mots. Son entrelacs de syllabes pour tenter de former une phrase correcte dépeignait pourtant bien sa confusion.

— Tu… m’as… sauvé… la vie ! finit-il par aligner, renonçant à l’expression de ses sentiments au profit d’un simple constat.

— Toi aussi, donc je suppose que nous sommes quittes. Je ne sais pas trop comment tu t’es débrouillé pour me ramener, enfin si, j’imagine, et c’était vraiment un coup de génie, dit Arthur en massant son bras engourdi. Depuis le début je me suis laissé piéger comme un imbécile et sans toi j’y restais, souligna-t-il devant sa mine déconfite.

Les doigts fins et noueux de Florian tressaillirent légèrement quand ce dernier retira sa main du générateur en soufflant par saccades heurtées comme pour endiguer la douleur.

— Non, c’était ma faute. J’ai encore foiré, soupira-t-il, exténué.

— Je n’irais pas jusque-là, rétorqua Arthur. Tu m’as bien protégé sans me lâcher une seconde.

Florian secoua la tête, désabusé.

— Tu parles ! Ça, c’était juste pour réparer mes conneries ! Il y avait assez de volts dans ton corps pour te tuer, s’excusa-t-il d’un ton penaud.

Arthur comprit d’instinct qu’il devait éviter de laisser transparaître davantage son admiration. Florian semblait assez secoué et relativement peu disposé à recevoir des éloges sur des aptitudes qui le répugnaient. Il valait donc mieux acquiescer à ses propos et remettre à plus tard la séquence remerciements-émotions. La reléguer au placard comme au fond un tas d’autres choses.

Il avait vécu l’arrivée brutale de Florian comme une problématique supplémentaire, un élément perturbateur semant la zizanie, engendrant conflits sur conflits. Mais comme frôler la mort ensemble était plutôt bien positionné dans son recensement des situations qui créait des liens indubitables, cela contribuait à modifier la donne. Florian venait de passer du statut de l’inconnu qu’on supportait tant bien que mal à celui de l’ami potentiel (auprès duquel il était préférable de passer sous silence ses nombreux doutes quant à ses chances de réussite et d’utilité durant leur lutte commune pour la survie).

Je n’ai fait rien d’autre que de suivre ton plan après tout, reprit Florian en le dévisageant, dans l’expectative d’une éventuelle confirmation.

— Mon plan ?

C’était le tien à la base, non ?

Attends, j’suis complètement largué, là… De quoi tu parles ?

Florian hésita un court instant sur la marche à suivre : s’il ne comprenait rien aux coulisses de toute cette mise en scène, il espérait vraiment parvenir à en comprendre les ficelles. En revanche, s’il s’était planté une fois de plus, il allait définitivement passer pour un timbré à tendance schizophrénique.

— Je pensais… Je pensais que c’était toi qui me donnais les directives, finit-il par lâcher avec réticence. Dans ma tête. J’ai cru que c’était en rapport avec la bilocation. Non vraiment, cela me rassurerait beaucoup de savoir que c’était toi, appuya-t-il avec un empressement presque implorant.

Arthur en resta décontenancé pendant quelques secondes.

— Bon ben, ça marche, finit-il par déclarer en se passant une main dans ses cheveux. Pas comme je le voudrais, pour ne pas changer, mais au moins ça fonctionne.

— Un sourd t’aurait entendu, répondit Florian, soulagé. Mais ne recommence pas sans me prévenir, tu m’as foutu une peur bleue, le réprimanda-t-il.

— Tu m’en veux de t’avoir fait peur ou d’avoir risqué ma vie pour sauver la tienne ?

— Un peu des deux, avoua Florian, un vague sourire au coin des lèvres. Désolé, ça m’a légèrement perturbé. Un moment, j’ai cru que c’était…

Il n’acheva pas sa phrase qui resta en suspens alors que son visage devenait préoccupé.

— Que c’était quoi ?

Florian se tendit et lui jeta un regard alarmé.

— Claire ! s’étouffa-t-il.

— Claire ?? répéta Arthur, estomaqué. Mais pourquoi tu…

— Non, Claire et Bastien ! Il faut aller les aider !

Un bref coup d’œil à sa montre et aux alentours renseigna Arthur sur les possibilités qui leur étaient offertes. Aucune. Le temps à l’arrêt. Il ne pouvait supporter l’idée de se résigner aussi facilement mais ils n’avaient pas d’autre choix que d’attendre dans leur bulle de silence.

— On n’y peut rien pour l’instant, on est coincés, mais cela ne va pas durer. Enfin, normalement… Et puis il y a toujours un décalage avant de retourner à la normale.

Florian ne dit rien mais Arthur devina à son silence chargé de nervosité qu’il n’avait pas mordu à l’hameçon de cette assurance forcée et qu’ils partageaient tous deux la même impuissance dans une telle situation.

Un hurlement retentit. D’autant plus reconnaissable qu’il faisait parfaitement écho, jusque dans ses moindres intonations, à celui qui avait précédemment permis d’identifier l’appel au secours de Claire. Comme si c’était le même.

Pétrifiés, Arthur et Florian échangèrent un regard où se reflétait la même panique. Arthur blanchit comme un linge en une fraction de secondes et des sueurs froides parcoururent Florian de la tête aux pieds. Il fixa Arthur dans l’attente d’une explication, mais celui-ci se contenta de contempler sa montre d’un air ahuri.

— C’est impossible, marmonna-t-il d’un ton empreint de désespoir, dites-moi que ce n’est pas vrai…

— Arthur ! le pressa Florian, qu’est-ce qui se passe, merde !

Arthur releva la tête et Florian constata à son visage égaré qu’il n’en avait pas la moindre idée. Il réfréna un juron et son envie de détaler comme un lapin et se décida à prendre les choses en main.

— Bon, on va pas y passer le réveillon ! s’impatienta-t-il. Allons-y, qu’est-ce qu’on attend ?

Arthur n’avait pas attendu la fin de cette réclamation pour s’élancer à toutes jambes vers le lieu du drame, le cœur battant.

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