Scène 3 : Cécile

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Gelée. Ce serait la première sensation qui lui reviendrait en mémoire après coup. Un bloc de glace lui comprimait la poitrine et congelait son cerveau.

Cécile se rendait une nouvelle fois chez Arthur prête à tout affronter, l’impasse sans rosiers y compris, mais jamais rien ne l’avait préparé à cette ère glaciaire provoquée par le simple cri de Claire. Il appartenait à cette gamme très restreinte d’hurlements spontanés en réaction à une épouvante. Pour l’avoir déjà expérimenté, Cécile ne pouvait douter de la cause de ce cri si semblable au sien : Claire venait de faire la connaissance de ses propres fantômes.

Non, cette fois il n’y a pas moyen que cela se passe ainsi ! Je ne la laisserai pas mourir !

Cécile ne se posa même pas de questions sur la motivation qui venait de s’emparer d’elle ; elle piqua le plus grand sprint de sa vie dans l’avenue déserte. Elle, qui avait toute sa vie pesé le pour et le contre avant de se lancer dans quoi que ce soit, n’avait pas hésité une seconde à céder la place à une impulsion nouvelle à présent aux commandes. À toute allure, elle déboucha sur la grande place octogonale. Emblématique rond-point de la ville, cette esplanade était réputée pour ses embouteillages monstres dus à l’aménagement d’une nouvelle voie de circulation. En témoignaient les fameux cônes orange et les barrières métalliques temporairement disposés le long des nouveaux contours.

Dans un de ses angles, à-demi cachée par une colonnade de marbre, Claire se contentait de pousser quelques plaintes à intervalles réguliers. Cécile ne put retenir un frisson à la vue de son alien juste à côté d’elle, mais ne flancha pas.

— Hey ! Par ici ! Viens plutôt me chercher !

Par chance, l’alien ne devait pas avoir accès à la télévision, parce que sa manœuvre totalement éculée de diversion marcha du premier coup. Pendant trois secondes. Il ne se détourna pas pour autant de Claire. Il se contenta d’évaluer la petite anicroche que représentait la nouvelle arrivante (c’est-à-dire pas grand-chose), avant de la dédaigner totalement. Apparemment, il préférait les petits crustacés sans défense aux appâts plus coriaces. Question de goût.

Claire n’opposait aucune résistance, les yeux fermés. Amollie comme le mollusque qu’elle devait incarner, elle n’essaya pas de se téléporter, même lorsque le monstre l’aplatit comme une crêpe contre la colonne. Dès que la tête de Claire heurta violemment le marbre, son corps s’affaissa, animé d’un dernier frémissement, avant de se laisser glisser au sol.

Elle ne s’entendait pas hurler. Le choc l’avait rendu aveugle et sourde, déformant toute sa perception à travers un voile brumeux et une bande-son totalement HS. Sa tête lui repassait par plans interposés les images de Claire balancée contre la colonne et le désespoir qui ne cessait de répéter en boucle :

Elle est morte, elle est morte, je l’ai tuée, mon dieu je l’ai tuée, c’est ma faute si elle est morte….

Tout était perdu. Cécile s’avouait vaincue. Il ne lui restait plus qu’à s’allonger face contre terre et se laisser mourir.

Une légère ondulation feuilleta délicatement les platanes et effleura les cheveux de Cécile qui rouvrit les yeux, stupéfaite. Attisé par ce souffle, le feu dévorant qu’elle croyait réduit en cendres rougeoyait à nouveau en elle, ne demandant qu’à s’étendre. Le paysage lui-même ondoyait étrangement sous l’assaut de ce bruissement. Durant l’espace d’un court instant, Cécile crut entrevoir des files de voitures cacophoniques et des piétons grouillants sur la place avant que ce décor de carton-pâte ne disparaisse. Pas assez rapidement cependant pour qu’elle ne remarque parmi cette foule le seul détail qui lui importait : Claire était toujours au pied de la colonne. Elle remuait. Elle criait même, de toute la force de ses poumons. Cette clameur, Cécile l’avait déjà entendue. C’était la même représentation qui se rejouait. C’est quoi ce bordel ?

Une barrière fouetta l’air mais rata l’alien qui s’éclipsait. Cécile distingua Bastien qui accourait vers sa sœur, galvanisé par la peur et la colère. Claire était échevelée et manifestement désorientée mais bel et bien en vie.

Elle est vivante, elle est vivante, je n’arrive pas à le croire !

L’exultation démesurée qui envahissait chacune de ses pores fut de très courte durée. Revenu à la charge, le monstre semblait déterminé à achever ce qu’il avait commencé. Mais c’était loin d’être terminé.

« Ce n’est que le début, sale parasite », se promit Cécile, gonflée à bloc. La fureur était vraisemblablement un excellent moteur à la télékinésie puisque la barrière de Bastien se révéla moins lourde qu’elle ne l’aurait cru. Bon à savoir pour la suite. Elle la soupesa un instant, émerveillée de ressentir la condensation de son poids au creux de sa paume ; l’élever au-dessus de sa tête par ce simple biais se révéla être un jeu d’enfant. Instinctivement, elle banda ses muscles, mais cette précaution fut inutile : sitôt libérée de sa prison élastique, la barrière bondit d’elle-même en direction de sa cible.

— Bastien, gaffe !

Avertissement superflu. Bastien s’était déjà écarté de la trajectoire de la barrière, bien trop occupé à protéger sa sœur pour véritablement s’en soucier. Pas plus que le monstre, manifestement bien plus rapide qu’elle et Bastien réunis. Cécile n’eut aucune envie de rire quand l’alien stoppa en plein élan sa barrière d’une simple pichenette et la retourna contre elle pour l’envoyer droit sur Bastien. Celui-ci ne dut son secours qu’à un roulé-boulé exécuté de main-maître malgré la gêne évidente que présentait Claire, toujours serrée contre lui.

Cécile luttait avec difficulté contre une pression incompressible pour récupérer le contrôle de la barrière. Elle devait trouver un autre moyen pour attirer l’attention de l’alien et permettre à Bastien de souffler.

Bah, il suffit d’adopter une autre stratégie, c’est pourtant pas bien compliqué !

Comment ça une autre stratégie ? Qu’est-ce qu’elle divaguait encore ?

Tu sais que tu gaspilles ton énergie à vouloir dévier la trajectoire de cette foute barrière alors que le plus simple serait de le laisser faire ?

C’était le moment de paniquer là. Cécile ne savait pas ce qui lui arrivait mais elle planait totalement en chute libre. Et ce n’était pas bon, pas bon du tout. Laisser faire l’alien ? Non mais ça va pas la tête ! Elle ne comptait pas abandonner. Même si, effectivement, la barrière pesait de plus en lourd dans la balance et devenait chaque seconde plus difficile à diriger. Elle finissait toujours par lui échapper pour retomber sous la coupe du monstre et foncer sur les Bral.

Son intervention avait tout de même profité à Bastien qui s’était détaché de Claire pour une plus grande liberté de mouvement. Mais il n’avait sûrement pas prévu qu’il exposerait davantage sa sœur. L’alien se désintéressa aussi sec de Bastien pour se consacrer entièrement à Claire. Cécile grimaça devant Bastien multipliant inutilement ses efforts pour constituer un rempart de son corps dans de larges parades de toréador. La créature disparaissait et réapparaissait au gré de ses envies assassines, ce qui n’arrangeait pas Bastien, pas plus que Cécile. Déjà que la jeune fille se fatiguait à dévier constamment le parcours de la barrière, elle devait en plus anticiper les apparitions éclairs du monstre pour tenter de la lui balancer à la figure. Elle n’aurait bientôt plus assez d’énergie pour garder le rythme et Bastien non plus. Il suffira ensuite de les cueillir comme des fruits mûrs.

Constamment ballottée, Claire se contentait d’observer l’engrenage bien huilé. Elle avait le teint décoloré, d’un blanc laiteux qui égalait le sien, bien que Cécile n’ait jamais cru que cette performance fût un jour possible. Ses yeux dévastés par le choc se posèrent sur Cécile sans paraître la voir, la traversant comme si elle n’était déjà plus qu’une ombre.

C’est en croisant ce regard vide que Cécile comprit soudainement deux choses.

La première, simple et essentielle résumait toute ses actions en un seul objectif : se battre comme une lionne pour garder cette fille en vie. Parce qu’elle le devait, au-delà de toutes les sacrifices qui lui seraient imposés.

La deuxième lui révéla que cette pensée impulsive et irraisonnée n’émanait pas d’elle mais lui avait été soufflée par un double. Son autre « moi » qu’elle venait seulement de percer à jour existait indépendamment de sa volonté et l’influençait au point de faire passer ses idées pour les siennes.

Eh oui, tu es un monstre, tadaaaam, quelle surprise !

Cécile se décomposa. Elle venait d’obtenir la confirmation de ses pires craintes. Seule l’amertume qui transparaissait dans la voix railleuse l’empêcha de céder totalement à la panique qui se terrait en elle. Bien pire, pendant une micro seconde elle faillit bien tomber dans le piège d’une incompréhensible compassion envers une voix. Elle se ressaisit juste à temps avant de commettre cet impair et tenta de reprendre le contrôle de son esprit.

Quelle importance de toute manière, ma belle ? Ta façon d’agir était vouée à l’échec critique dès le départ.

Cécile se sentit frustrée de constater que même la part d’elle la plus maléfique ne miserait pas un kopeck sur elle. En voilà une raison de plus pour s’obstiner, quitte à refuser d’admettre sa défaite. Alors même si entamer un tête-à-tête avec soi-même était un brin déstabilisant, Cécile se lança :

« Parce que toi, t’en as peut-être des brillantes idées, trésor ?! Sans blague, t’as fait quoi d’utile ces deux dernières années ? ».

Et c’est là que se produisit le choc. Cécile se prit la tête à deux mains pour l’empêcher de se fendre en deux. Elle avait l’impression que ses yeux révulsés allaient jaillir de ses orbites d’une minute à l’autre. Des flashes aveuglants se succédaient à vive allure sur fond de migraine infernale et se confondaient à une fureur indescriptible.

Un peu de reconnaissance, gamine ! tonna la courroucée. Sans moi tu n’es rien !

Flash. L’espoir et le courage ravivés en un feu brûlant qui la dévore de l’intérieur. Flash. L’idée qui surgit dans son esprit, insufflée en plein combat…

Cette folle sadique n’avait pas tort. Pire elle avait raison.

Exactement ! mugit-elle. Et tu étais déjà une marginale donc ne t’avise pas de m’accuser d’avoir gâché ton existence, parce que je n’y suis pour rien.

Et pan, dans les dents ! Il fallait l’avouer, cette fille n’avait aucun problème de répartie, contrairement à elle qui n’osait jamais caser les siennes par peur de débiter des inepties. Et elle avait tapé dans le mille avec ça.

Cécile avait été d’une timidité maladive d’aussi lointains que remontaient ses souvenirs et décharger ce poids sur sa copie sournoise n’aurait été qu’une piètre excuse de plus pour justifier tous ses actes par le passé.

Surtout que grâce à elle, Cécile savait comment procéder avec une méthode qui avait de plus grandes chances de marcher.

Cette petite discussion philosophique mise à part, aucune évolution : Bastien poursuivait avec un acharnement qui forçait l’admiration son combat pour une cause perdue d’avance ; Claire semblait toujours à l’ouest.

— Claire, j’ai besoin de toi !!! hurla Cécile à pleins poumons.

Branchée sur pilote automatique, Claire se tourna vers elle sans émerger de son état végétatif. Cécile braqua ses yeux sur elle en espérant que la résolution qui s’y reflétait était communicative. Elle lui présenta son poing droit dont elle déplia vivement les doigts avant de les replier tout aussi rapidement et de les faire disparaître derrière son dos. Claire la regarda avec ahurissement puis fut bousculée par Bastien qui la cacha un instant aux yeux de Cécile. Lorsque Claire réapparut dans son champ de vision, elle semblait désorientée mais de nouveau alerte. Le front plissé par la réflexion, elle semblait analyser son signe de reconnaissance sans parvenir à recoller les pièces du puzzle. Elle se détendit soudainement et son visage s’illumina lorsqu’elle y reconnut sa propre référence. Elle se redressa, carra ses épaules et adressa à Cécile un petit signe de tête entendu.

Cécile leva sa main droite, prête à donner le signal. Elles n’eurent pas à patienter bien longtemps : par un heureux hasard, la barrière et l’alien fondirent conjointement sur Bastien.

— Maintenant, Claire !

Claire se téléporta sans demander son reste. Et comme Cécile bridait férocement la barrière pour la forcer à freiner brutalement, elle ressentit la tension qui s’exerçait au creux de son estomac.

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