Scène 4 : Bastien

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D’une vivacité foudroyante, Bastien s’empara de la barrière pour s’en servir comme bouclier. La plaquant contre lui en guise de cuirasse rudimentaire, il s’extirpa aussitôt de l’accolade fougueuse du monstre. Il n’avait pas terminé son enchaînement que dans la foulée il se débarrassa de son fardeau à la tête de son ennemi. Un instant distrait et empêtré, Casper ne s’aperçut que tardivement de la réapparition de Claire derrière les clôtures de sécurité. Attends un peu… Comment ça ? Pourquoi n’était-elle pas partie ?

Bastien n’avait pas le loisir de se donner le temps de la réflexion. Il s’apprêta à récidiver son lancer. Plus violemment cette fois.

— Bastien, envoie !

Un soulagement indicible étreignit le jeune garçon quand il reconnut Arthur, accompagné de Florian qui le hélait à grands cris.

Jamais encore il n’avait été si heureux de voir Florian. Bon d’accord, impossible de le nier, il se sentait cruellement coupable. Au fond, il ne parvenait toujours pas à comprendre la raison pour laquelle il avait ressenti le besoin de provoquer Florian une fois de plus, mais cela faisait quand même de lui un fautif. Car cette aversion dépassait largement le cadre de l’amitié-fantôme qu’il avait autrefois partagée avec Chloé.

En tout cas, il lui en devait une. C’est donc sans plus se poser de question que Bastien lui renvoya l’ascenseur.

La réception s’effectua avec une telle douceur que la barrière se stabilisa à mi-parcours pour s’arrêter à la hauteur de Florian. Bastien se retourna pour intercepter le fugace sourire crispé de Cécile à son adresse.

Florian plaqua ses paumes sur la grille avant de renvoyer un signe de connivence à Cécile. Celle-ci se réinvestit de fardeau qu’elle expédia de toutes ses forces entre les mains du fantôme.

Impossible pour Bastien de savoir si tout avait été planifié depuis le début ou si c’était seulement la chance des débutants. Mais au moment où les deux composants entrèrent en contact, une violente déflagration le plaqua instinctivement au sol. Sa vision en fut un instant altérée, imprégnant des taches d’ocre sur le décor environnant. Se redressant à demi, il réussit cependant à distinguer la barrière qui gisait dans la poussière, non loin de la silhouette d’Arthur se penchant vers Claire pour lui glisser quelques mots réconfortants. Le cauchemar semblait s’être fait la belle une fois de plus.

— On a réussi ! souffla Cécile en se relevant avec peine.

Elle épousseta distraitement son pantalon, toute à sa surprise, contemplant l’opposé de la place où Arthur tendait une main secourable à Claire pour l’aider à se relever. Manifestement secoués mais indemnes. Fermant les yeux, Cécile prit une longue inspiration.

— Alors ça, c’était… c’était vraiment…

Elle se retourna soudainement vers les garçons, un grand sourire enthousiaste aux lèvres.

— C’était vraiment génial !

Préoccupé par l’état de sa sœur, Bastien ne put pourtant s’empêcher de lorgner en direction de Cécile. Pour sa part, il lui devenait impossible d’oublier la vision du corps qui avait longtemps peuplé ses cauchemars. Chaque confrontation lui mettait les nerfs en pelote alors que la timide Cécile qui ne voyait qu’un monstre d’horreur basique et bourré de stéréotypes trouvait tout cela « vraiment génial ». Quelque chose ne tournait vraiment pas rond chez cette fille. À l’entendre, ce n’était rien d’autre qu’une photo souvenir de plus à ajouter sur son album « les choses les plus géniales dans ma vie » avant de passer à la prochaine étape de la construction de soi.

Agacé, il allait la rabrouer sur le sujet mais Cécile le prit à nouveau de court en croisant son regard. Ses mots se coincèrent dans sa gorge. Cécile irradiait d’une telle présence, comme si la jeune fille timide et effacée avait toujours eu conscience de sa véritable valeur mais avait choisi cet instant précis entre tous pour le faire savoir. Ses cheveux noués en chignon lâche dans le style décoiffé étudié qu’affectionnaient particulièrement les filles dégageaient son visage, accentuant cette impression de maturité et de prestance qu’il décelait en elle. Cécile ne semblait plus vouloir le rôle de la victime qui encaissait les coups sans broncher mais paraissait prête à les donner s’il le fallait.

Puis elle s’empourpra et baissa les yeux, incapable de soutenir plus longtemps cette fixation sur elle et cette sensation disparut aussi vite qu’elle était survenue. Éberlué, Bastien sentit plus qu’il ne vit le regard de Florian se poser à son tour sur Cécile lorsqu’elle se détourna pour masquer son embarras. Ressentait-il la même chose ou tout cela n’était-il qu’un pur produit de son imagination ?

Florian parut lui aussi un instant déconcerté avant de regarder la barrière métallique avec une méfiance apeurée comme si elle s’apprêtait à lui sauter à la gorge.

— Si tu le dis, ouais, on va dire que c’est vrai. Heureusement que le métal est un bon conducteur d’électricité, surtout. Je ne veux surtout pas casser l’ambiance, mais tout ça me paraît beaucoup trop facile. Y a quelque chose qui cloche.

L’excitation de Cécile retomba comme un soufflé et elle reporta son attention de l’autre côté. Le teint grisâtre, Claire ne cessait de secouer sa tête avec détresse à chaque parole qu’Arthur semblait lui adresser. Elle avait vraisemblablement refusé son bras et gisait mollement à terre comme une victime collatérale. Bastien émit un drôle de son de ballon baudruche qui se dégonfle. Il voulut se précipiter vers sa sœur mais se heurta à un barrage invisible qui manqua de le précipiter à terre sous la violence du choc.

Il rétablit son équilibre précaire et effleura avec incrédulité la surface de ce champ de force, à la recherche d’une faille. Mais de toutes parts, la traversée semblait infranchissable et la frontière séparait délibérément la place en deux, comme un piège qui se referme.

— Non, soufflait Bastien en la longeant au toucher, tel un aveugle à l’obstination forcenée. Ce n’est pas possible, non… NON !!! hurla-t-il en collant ses mains contre la paroi. CLAIRE !!!

Muets d’impuissance, Cécile et Florian le contemplaient tambourinant en vain. Un halo bleuté enveloppa soudainement Arthur et Claire, avant de se dissiper dans un jeu subtil de reflets irisés.

Arthur releva la tête vers eux, le temps d’enregistrer la situation. C’est alors que le garçon se jeta sur eux sans crier gare.

Claire geignit à nouveau comme une poupée programmée quand des mains s’enroulèrent autour de sa gorge. Bientôt, des marbrures écarlates zébrèrent la peau qui marquait facilement, et parèrent harmonieusement son cou à la manière d’une œuvre d’art. Ses yeux, devenus immenses, détaillaient avec confusion son agresseur qui serrait, serrait tout en douceur. Les jambes s’agitèrent encore, avant de s’immobiliser pour de bon. Elle s’effondra, disloquée, flasque, entre les bras d’Arthur. Morte, cette fois.

Une vague titanesque se brisa dans la tête de Bastien, l’envoyant rouler avec violence dans les tréfonds de son esprit, tel un caillou éreinté par l’écume.

Un corps à terre. Il est penché au-dessus de lui, s’écroulant en pleurs sur sa poitrine inerte. Il les entend, les démons tapis dans les taillis, qui le guettent, dans l’attente de son heure prochaine.

Ressac.

— Surtout, tu restes ici, tu ne t’éloignes pas, d’accord ? J’en ai pour deux minutes.

— Kesk’on fait ici ? Je veux rentrer !

— C’est toi qui as voulu venir ! Écoute, s’adoucit-il, tu n’as qu’à compter. Je te promets que je serai revenu avant 100. C’est juste le temps de la prévenir. Elle m’attend juste derrière. Je reviens.

Ressac.

— Il n’est pas revenu, pleurniche-t-il, à bout de souffle. Je suis allé derrière, et alors…

— Tu dis que tu as entendu du bruit ? a demandé l’uniforme.

— Il y avait des gens. Cachés dans le bois. Ils se moquaient de moi. Je n’invente rien.

Ressac.

— J’ai peur, a-t-elle murmuré, sa couette tortillée puis fourrée dans sa bouche. Il va pas revenir ?

— Moi, je suis là.

— Ce n’est pas pareil.

Elle s’accroche pourtant à lui, ses petits doigts enracinés à son bras.

— Eh, vous deux !

Une petite blonde potelée, toutes en jambes, les dévisage sans retenue, le visage rayonnant, ses cheveux blonds caramélisés ébouriffés par la course.

— Vous venez faire une partie de balle au prisonnier ?

À ses côtés, Mathieu les regarde lui aussi, gauchement, largement embarrassé pour deux.

— Je reste avec mon grand frère, dit Claire, et cette connotation a quelque chose de nouveau. De triste.

— Laisse-les, ils veulent être seuls parfois, explique Mathieu à la nouvelle qui ne connaît pas la Tragédie.

La récré, la première de l’année, allait se terminer.

Mais la fille ne bougea pas et ses yeux d’agate graves et compréhensifs, étincelèrent.

— Finalement, je n’ai pas envie de courir, je suis trop fatiguée. Cela ne vous dérange pas si je reste avec vous ? Je m’appelle Chloé, enchaine-t-elle, la main tendue dans un grand cérémonial que dément un sourire franc.

Claire regarde l’intruse, jette un coup d’œil interrogatif en direction de Mathieu qui grimace, en signe d’assentiment, puis se bute à nouveau.

— Il reste avec moi, affirme-t-elle, possessive, en resserrant davantage sa prise. C’est mon frère. Il ne part pas.

Seulement c’est elle qui partait. Un chatouillement indéfinissable lui picora le ventre tandis que ce constat affleurait à la surface.

De l’allégresse. Ce sentiment, en totale contradiction avec les faits, c’était de l’allégresse. Une part de lui se réjouissait de la mort de sa sœur. La petite voix insupportable et moralisatrice. C’est elle qui lui dictait ce mot d’ordre.

C’en était trop. Une rage froide l’envahit, éclose dans tout son corps, en même temps que la douleur. Quelque chose se déchirait brutalement en lui, contribuant à étouffer la voix insidieuse.

Tu n’as aucune idée de l’erreur que tu es en train de commettre !

C’est ELLE qui le retourne contre Florian. Qui l’abreuve de pensées haineuses dirigées contre eux. Refusant de se laisser tirailler deux allégeances contradictoires, sa fureur sans bornes explosa.

SA sœur. SES amis. C’était ELLE qui n’avait rien compris.

La clôture invisible céda sous la volonté et les mains de Bastien, comme si depuis le début elle n’attendait que cette proclamation qu’il hurlait à présent de toutes ses fibres pour le faire. Il s’engouffra dans la brèche sans hésiter. Et stoppa net.

La vision de Claire effondrée glissa telle une étoffe de soie insaisissable, comme les cataractes d’une cascade s’évanouissant toutes en volutes dans une infinité d’illusions d’optique. En projetant une toute autre scène.

Ramassée sur elle-même mais toujours en vie, elle était pelotonnée contre Arthur, en attente d’une protection, tout comme la petite Claire ensevelie au miroir des années. Leurs yeux terrorisés ne le fixaient pas, mais se portaient plus loin, sur un point derrière lui.

Il se retourna, pris de panique : un homme le dévisageait, un air de satisfaction teintée d’intérêt presque scientifique plaqué sur son visage. Comme si Bastien constituait un excellent objet d’étude.

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