Chapitre 8 : 3. Expériences

8 minutes de lecture

— C’est ton père ? s’enquit Claire à brûle-pourpoint en désignant une des photos au-dessus du lit de Cécile, laquelle posait devant le pont de Millau en compagnie d’un bel homme malgré sa quarantaine visiblement avancée.

— Ouais, il est ingénieur. Il n’est pas trop là en ce moment. À côté, c’est Anna, ma meilleure amie. Elle est toujours à Strasbourg. Je l’ai vue à la Toussaint, on va sans doute se voir cet été mais… ce n’est plus vraiment pareil.

— Elle… Elle est au courant ?

— De… ? Tu plaisantes ? Bien sûr que non ! Ce n’est pas un truc que tu peux raconter, enfin ! Cela ne se voyait pas de toute manière ! Quand ça n’allait pas, je me défoulais sur un punching-ball, c’était assez efficace. Pour le reste, je faisais comme si de rien n’était. Et la plupart du temps, il n’y avait rien.

— Là, faudrait que tu m’expliques, se formalisa Arthur. Je n’ai toujours pas compris comment tu pouvais vivre sans t’en servir justement. J’ai eu des tas de problèmes pour ma part. Je n’ai jamais été capable de maîtriser la bilocation. Ça pouvait m’arriver n’importe quand, en présence de n’importe qui ! Non mais sans blague, tu sais le nombre de psys qu’on m’a fait consulter ! Et toi tu vivais comme une fleur, prétendant qu’il n’y avait rien !

— On fonctionne différemment, c’est tout, se défendit Cécile comme si la remarque la visait personnellement. C’est sûr que c’est un peu plus difficile dans ton cas.

— Eh, oh ! Je croyais qu’on devait mettre ce genre de discussions de côté ? On ne peut pas s’empêcher de se remettre à table, c’est pas vrai !

— Tu veux qu’on parle de quoi d’autre ? riposta Claire à l’adresse de son frère. Sans ça, on n’a pratiquement rien en commun. Et d’ailleurs c’est déjà trop. Il y aurait certaines personnes dont je me serais volontiers passée.

— Pitié, gémit Cécile qui voyait se profiler une autre dispute. Et dans sa chambre en plus.

Florian grimace mais ne riposte pas, fermement résolu à se montrer plus mûr que la benjamine du groupe. C’est le moment que choisit un chat noir tigré ocre pour faire une apparition majestueuse de-dessous le lit, provoquant l’admiration de Claire.

— Ooh ! Il est trop mignon celui-là !

Bastien leva les yeux au ciel devant la réaction démesurée et ridicule de sa sœur.

— Mon chat, Moune. Il y en a un deuxième, Minoune, qui est plus le chat de mes parents. Il doit traîner quelque part dans la buanderie.

— Il est vraiment trop chou! s’extasia Claire en se baissant pour le caresser.

Le chat l’ignora superbement et sauta d’un bond sur le bureau de Cécile pour obtenir une vue imprenable qui s’offrait à la fenêtre. Florian le considérait avec intérêt également mais dans un tout autre but.

— Tu as déjà essayé de le déplacer ?

Cécile en resta médusée. Les autres aussi.

— Tu ne vas pas me faire croire que tu n’as jamais rien essayé, même pour voir jusqu’où tu pouvais aller ?

— Parce que tu as fait ce genre de tests, toi ? répliqua Cécile, furieuse.

— Qui n’en a pas fait ? Honnêtement ? « Je te défie de me contredire ! » semblait-il clamer.

— Je n’ai jamais réussi à le déplacer d’un pouce, concéda nerveusement Cécile. Je n’ai aucun problème avec des objets plus gros mais je crois que je ne peux pas déplacer des êtres vivants.

— J’ai jamais essayé, je veux tenter ! s’écria Claire, les yeux pétillants d’enthousiasme.

— Avec mon chat ? Il n’en est pas question ! s’exclama Cécile, horrifiée. Et si tu le désintègres ?

— Tu devrais ralentir sur les films de science-fiction, dis-moi.

— Tu ne toucheras pas mon chat !

— Calme-toi un peu, c’est juste un test on ne peut plus basique !

Claire se leva brusquement, et s’empara en deux enjambées du matou feulant sa désapprobation. Bastien n’attendit pas les trois pas réglementaires pour se saisir à son tour du félin au passage de sa sœur comme une superbe réception de handball.

— On t’a dit que ce n’était pas possible ! Tu le fais exprès ? grogna-t-il en brandissant Moune au-dessus de sa tête en guise de projectile avant d’amorcer sa descente dans un même mouvement rageur. L’animal n’eut pas la patience d’être déposé sur le plancher des vaches pour filer sans demander son reste loin de cette bande de dégénérés.

— Stupidité…

Marmonnement frustré. Sans que l’on sache si Claire se référençait au chat, à l’action de son frère ou les faiblesses supposées de ses capacités.

— Il y a forcément une limite à ce que l’on peut réaliser. J’imagine que c’est ce qui doit définir notre appartenance à l’espèce humaine, fit remarquer Florian, emporté dans l’autodérision.

— À l’appartenance humaine ? Oh, je t’en prie ! À toi tout seul, tu es le parfait sujet expérimental pour l’étude des circuits électriques en courant continu au collège ! Dommage qu’on ne puisse pas te recycler comme les piles électriques ! ricana Claire.

Florian ne réagit pas à la pique acide de Claire. Il se contenta de planter ses yeux sur son bracelet, une étrange expression plaquée sur son visage. Amère et résolue à la fois.

— Peut-être bien que je suis condamné à devenir une bête de foire. Mais il y a aussi une limite à ce que peux endurer. Si je n’accumule pas assez d’électricité dans mon corps, il y a de grands risques pour qu’il ne fonctionne plus correctement. Si au contraire il y a un surplus j’imploserai. Sûrement. Je ne peux plus retourner à la normale.

Claire en perdit immédiatement son effronterie. Elle détourna les yeux dans une tentative maladroite de se protéger du malaise qui la saisissait en même temps que Florian relevait les siens. Elle ne fut pas assez rapide pour ne pas y lire de la perplexité, comme si elle détenait la réponse à une quelconque interrogation.

Elle comprenait Bastien qui avait dû souvent avoir envie de leur crier face à leurs regards inquisiteurs que les explications à sa propre singularité n’étaient pas inscrites sur son front.

Estomaquée devant l’affront de Claire, Cécile s’était empressée de dégainer son portable avec la ferme intention de le fourguer à Florian comme une diversion. Autant qu’il se défoule là-dessus. Quitte à le recharger en passant. Pas question qu’il défonce les circuits électriques de l’appartement, la chaîne hi-fi ou la Box, ces appareils étant très sensibles à un subit afflux d’énergie. Mais la réponse de Florian la stoppa dans son élan : le portable heurta sa table basse avant de s’écraser sur le tapis, vibrant de la délicatesse d’un bourdon. S’ensuivit un long silence gênant, entrecoupé de cette longue plainte incessante. L’appareil abandonna, puis finit par émettre un dernier rappel à l’ordre avec l’apparition d’un message. Arthur brisa enfin l’engourdissement général et le ramassa pour le lui tendre. Cécile se sentit obligée de consulter l’écran maintenant que tous s’étaient finalement focalisés sur elle. Elle se mordit la lèvre inférieure devant la teneur du message reçu, referma le mobile modèle cabine-téléphonique-portative-dont-elle-était-pourtant-si-fière d’un claquement sec et le jeta sur son lit, agacée.

— C’était qui ? s’enquit finalement Claire.

— Personne.

Message clair et net pour lui signifier de se préoccuper de ses oignons. Mais comme de bien entendu, il en fallait beaucoup plus pour décourager Claire.

— Confisqué ! s’exclama-t-elle en s’emparant du portable.

— Ne touche pas à ça, rends-le moi !

Toute vivacité revenue, Claire sautillait sur place en accédant aux messages, plissant les yeux pour déchiffrer le SMS sur petit écran.

— Arrête de faire l’idiote, pose ça !

— Ça suffit oui, ces gamineries ! Arthur la désarma en un tour de main. Tu ne pourrais pas arrêter juste une minute d’attirer l’attention sur toi !

Bastien parut embarrassé à cette remarque et s’abîma dans la dissection méthodique d’un dessin sous-verre d’un garçonnet agenouillé sur un ponton. Quant à Florian, il se contentait de sa fixette sur le bracelet de Claire.

Claire parut blessée une fraction de secondes, mais se ressaisit et défia une Cécile frémissante.

— Pourquoi tu ne vas pas les rejoindre ?

— Ce n’est pas ton problème !

— Non, mais pour toi c’en est un par contre ! Ils t’attendent, ça t’amuse de les faire mariner ?

— Je ne comptais pas y aller, répliqua Cécile du tac au tac, le regard fuyant.

Claire gronda, exaspérée par cette attitude de menteuse pathétique.

— Et comme par hasard, tu as choisi ce jour en particulier pour m’inviter ! Ben tiens… Jamais je n’aurais pensé être un bon prétexte pour que tu puisses échapper à une fête ! Ça te fait peur à ce point de côtoyer des gens ?

— Tu vas finir par t’en prendre une !

Cécile avait bondi, tremblante de colère, enfin. Claire eut un petit sourire de victoire adorable.

— Ah ben voilà, ce n’est pas trop tôt ! Là, ce sont tes vrais sentiments. N’hésite pas à t’exprimer devant les gens, te lâcher un peu de temps en temps peut te faire un bien fou ! Enfin, pas au pied de la lettre hein, ne vas pas tout démolir non plus.

— J’ai failli te balancer mon portable à la figure.

— Oui, c’est ce que j’ai cru comprendre, avec toutes les ondes meurtrières de la pièce. T’inquiète, je le prends bien quand même. Jolie maîtrise au passage.

— Merci, mais…

— Bon pour cette fête ou je ne sais quoi, à laquelle tu meurs sans doute d’envie d’y aller mais pas toute seule… Tu te sentirais plus à l’aise si tu étais accompagnée ?

Une fois de plus, Cécile était scotchée par l’aplomb phénoménal de Claire.

— Je n’ai jamais dit que je mourais d’envie d’y aller…

Claire haussa les sourcils.

— Oui, avoua-t-elle dans un souffle. Mais je ne crois pas que je puisse…

— Aucun problème, balaya Claire de l’index. Maël t’avais dit la dernière fois d’amener des potes, non ? Tu n’as qu’à lui dire qu’on est des amis ou des gardes du corps si cela te dérange. C’est loin d’ici ? On peut y aller à pied ?

— Euh… C’est dans le quartier des Colibris mais je ne vois pas trop où c’est.

— Je connais. 15 minutes de marches n’a jamais tué personne. Dis-lui que c’est Ok et qu’on arrive. Bon les garçons, changement de programme pour nous changer les idées. L’ami du copain de Cécile – Ok c’est pas ton copain, peu importe – organise un goûter géant et on est tous invités. Donc c’est parti, on a 15 minutes pour y arriver, hop, hop !

Les garçons étaient médusés.

— Parce que tu comptes nous impliquer dans ce plan ? C’est quoi ce délire ?

— C’est juste Claire, quoi.

Florian se redressa, sidéré.

— T’es une grande malade toi.

— 14 minutes. C’est pour nous tous et ce sera une pause avant les grandes révisions. Moi pour le brevet, vous deux pour le bac, toi tu viens parce que tu es invitée et toi… Voyons… Tu viens parce que tu n’as pas le choix ! s’exclama Claire d’un air inspiré en brandissant un bras triomphant vers Arthur.

— La logique imparable de ma sœur, te fatigue pas, t’as toujours tort, commenta Bastien face à l’appel au secours silencieux d’Arthur.

— Il n’est pas question que j’y aille, s’insurgea Florian, catégorique.

Claire haussa les épaules, ne s’attendant pas à moins. « Comme tu voudras, on s’en moque », semblait-elle vouloir dire.

Personne ne paraissait vouloir le retenir. C’était un véritable soulagement et en même temps tellement pesant. Il se remémora le sourire inquiet de Chloé, le SMS « OÙ ES-TU ? » en lettres capitales et bordé d’incompréhension. Était-il si différent de Cécile dans sa course au prétexte ?

— Si on part maintenant, en 12 minutes c’est faisable. Impossible mais sans doute faisable.

Dans le léger flottement qui s’ensuivit, Claire réajusta son bracelet, sourire en coin.

— Vous verrez, un jour, il ne pourra plus se passer de nous !

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Cagou0975 ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0