Chapitre 8 : 4. Dérapage

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Bien qu’un rien excentré et mal desservi par les transports, ou justement pour cette raison, le quartier des Colibris était prisé comme le quartier bourgeois par excellence. Même si en réalité la majorité de ses habitants ne l’étaient guère, cette réputation lui menait la vie dure : depuis la fin des années 80, habiter aux Colibris était à la fois un privilège et une malédiction dont on ne pouvait se départir : tu vivais là-bas, te voilà étiqueté arriviste d’office. Organiser une party était la norme du coin, surtout quand approchaient les beaux jours.

Déjà, le portail du pote de Maël donnait le ton : même les battants grands ouverts en signe de bienvenue, il conservait ce côté chic et imposant, un peu m’as-tu-vu et un brin dissuasif. Des éclats de rire plus ou moins criards s’en échappaient au rythme d’un fond sonore à la qualité douteuse mais suffisamment puissante pour en faire profiter les voisins. Ou la demeure abritait une petite réception, ou elle était la proie de soudards lascifs et déjantés.

— Ouah ! Une fête à l’américaine… J’espère qu’il y a un barbecue, les gobelets rouges en prime. Le tout au bord d’une piscine.

— Comment cela, une piscine ?

— Je n’ai pas dit qu’il y en avait une. Ce serait juste la part du cliché.

— Bastien, c’est toi le cliché. Tu es simplement jaloux.

— Jaloux d’une piscine ? Ce n’est pas la peine d’en faire toute un plat, c’est juste une étendue d’eau de base.

— Jaloux et de mauvaise foi. T’auras qu’à t’en acheter une quand t’auras les moyens, tu pourras te vanter avec ta pisc…

— Ça suffit avec les piscines ! aboya Florian, à cran.

Il s’engouffra résolument dans la propriété non sans avoir balancé au préalable un coup de pied rageur au portail.

— Je n’arrive plus à suivre, reconnut Cécile, accablée.

— Ce type est complètement fêlé, la rassura Cécile. Je me demande ce que Chloé lui trouve.

Fais taire ce petit insecte insignifiant ! Tout de suite !!!

Bastien ne sut expliquer comment il se retrouva en train d’enserrer la gorge de sa sœur, plaquée contre le mur de parpaing. Il se contenta d’étudier les efforts comiques de Claire pour se dégager de son emprise, ses pieds soulevés du sol battant l’air par saccades comme un poisson asphyxié. Il se sentit violemment arraché de son bras par une force inconnue qui l’envoya valdinguer à terre. Il s’y serait étalé sans une parfaite réception instinctive sur ses talons. L’esprit encore embrumé, il leva son crâne douloureux pour voir Cécile qui le dominait de toute sa fureur, toutes griffes sorties.

— Tu la touches encore une fois et je te tue !

De quoi parlait-elle ? Bastien fronça les sourcils. Cécile fut brutalement prise d’un haut-le-corps, et battit des cils, presque aussi perdue que lui. Elle se saisit nerveusement de ses mains qui commençaient à trembler.

— Je… Je ne peux pas te laisser lui faire du mal. Je suis désolée, je… je ne peux pas.

— Espèce de grand malade ! hurla Arthur en surgissant de derrière et le secouant comme un prunier. Tu es devenu cinglé ! Sans Cécile, tu l’aurais tuée ! tu entends ?

Bastien entendait mais ne parvenait pas à en saisir le sens. Puis Claire toussa et siffla bruyamment. Prostrée contre le mur au pied du portail chic au détail choc, elle respirait fort à grandes hachures irrégulières. Une marque rouge violacée zébrait son cou qu’elle massait avec une frénésie hystérique. Elle dut sentir qu’il l’observait car elle se redressa à l’aide de son appui et le jaugea avec reproche.

— Le même cauchemar, encore. Jamais je n’aurais imaginé qu’il viendrait de toi. Jamais.

« Tu sais garder un secret, Bastien ? ».

Bouleversé, il voulut s’approcher mais Arthur s’intercala entre eux.

— T’approche pas ! C’est vraiment de pire en pire, et on a même pas besoin de monstres au final ! On se tire. En vitesse. Et le prochain qui me parle de réunion, il se prend un pain !

— Cécile !

Pourquoi les rencontres avec Maël tombaient TOUJOURS dans des moments pareils ? C’est pas vrai, qui s’était juré de la faire souffrir à ce point ?

— Eh ben dis donc, tu en as mis du temps pour te décider ! Je t’attends depuis une heure !

La plupart des filles auraient su décrypter cette tirade apparemment anodine pour en conclure s’il s’agissait d’une invitation au flirt ou non. Mais de un, Cécile n’avait jamais su interpréter les signes, et de deux, ce n’était vraiment pas le moment le plus approprié pour jouer à ce jeu-là. Pour ce qu’elle en savait, Maël lui plaisait, même si elle était incapable de soutenir une conversation avec lui sans se sentir décalée. Mais d’un autre côté… Cécile n’avait cessé de se dérober à ses invitations et ses marques de gentillesse volontairement affichées à son égard, convaincue qu’elle ne les méritait pas. Elle n’en savait rien. Elle était à l’ouest, et dans le cas présent, elle ne savait même pas comment elle avait pu faire lâcher prise à Bastien alors qu’elle croyait le fait impossible, et avec autant d’agressivité. Enfin si, elle en avait une petite idée mais refusait de l’aborder. Alors tant pis si elle était folle ou possédée, au diable si le moment était mal choisi, c’était justement de gentillesse et d’affection, sinon d’amitié dont elle avait envie, maintenant, tout de suite.

— Partez devant, j’en profiterai pour récupérer Florian.

— Tu n’es pas sérieuse.

— Je veux profiter de l’invitation. Elle était pour moi. Merci de m’avoir attendue, sourit-elle à Maël. Désolée si j’ai tardé.

— Pas de problème, ça fera plaisir à Camille de te voir, assura Maël, un mec décidemment bien cool. Hey ! y a même ta copine. Claire, c’est cela ? Ça ne va pas ?

— Si, si, je ne me sens juste pas très bien, j’ai mal à la gorge, chevrota Claire en ramenant les pans de sa chemise sur son cou. Je m’excuse, je vais devoir rentrer.

— On comptait la raccompagner, explicita Arthur fort-à-propos, n’est-ce pas Cécile ?

Ben voyons. Depuis quand se prenait-il pour son père, lui ?

— J’ai besoin de me détendre, c’est pas compliqué à comprendre. Vous n’avez qu’à y aller avec elle.

L’expression d’Arthur reflétait clairement la conviction qu’ils étaient tous aussi frâlés dans ce groupe et que Cécile décrochait la palme en ce moment même. Il n’insista pas et Claire l’entraînait déjà sans un mot, et sans un regard envers Bastien. Lequel ne bougea pas.

— Je reste aussi.

— Pardon ?

— Si tu veux vraiment m’empêcher de faire des conneries, c’est la seule solution, lui glissa-t-il à l’oreille d’un ton pressant.

Cécile dériva vers Claire qui approuva d’un bref hochement de tête discret. Claire venait d’approuver l’échappatoire de son frère, son occasion de reporter un affrontement direct avec elle, et de la protéger en s’éloignant au maximum. C’est à cet instant que Cécile se mit à regretter une nouvelle fois d’être fille unique. Elle surprit le sourire plus hésitant de Maël devant sa proximité avec Bastien. Elle écarta rapidement celui-ci d’une bourrade (qui pouvait se révéler encore plus suspecte, comprit-elle trop tard).

— Bastien et moi alors, c’est d’accord ?

— Entrez, je vais prévenir Camille que tu es enfin là !

Maël se sauva, sans doute pour leur laisser une telle intimité qui n’existait pas entre eux. Cécile eut beaucoup de mal à se retenir de malmener le portail tout comme Florian.

— Qu’est-ce que tu fiches ?

Bastien venait de se laisser glisser contre le mur, s’installant à la même place et dans la même position que sa sœur, la mine sombre.

— Je vais rester là le temps de me calmer, c’est plus prudent. T’inquiète, je t’attendrai, ajouta-t-il devant sa mine déconfite.

— Tu vas me laisser seule comme ça ?

Bastien ricana.

— Ce type qui te dévore des yeux n’a pas l’air de vouloir te laisser seule.

Cécile piqua un fard, outrée. Elle s’accroupit à sa hauteur.

— Je ne sais pas comment j’ai fait. Je croyais que je ne pouvais déplacer que les objets. Mais si je le savais, j’aurais sans doute frappé plus fort, rien que pour te remettre les idées en place.

Bastien acquiesça.

— Tu aurais dû.

Il ne plaisantait pas cette fois.

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