Chapitre 8 : 7. Espédiction

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La maison était vide. Emma et Clémentine étaient à la piscine avec leur mère, Zoé fourrée chez sa BFF, comme elle l’appelait. Florian n’avait pas besoin de ce silence pesant, inhabituel dans une demeure remplie d’une omniprésence féminine, des petits piaillements de la petite aux hurlements frustrés de la grande plongée dans le bain de l’adolescence. Seuls témoignages de leur existence, des chouchous disséminés un peu partout, une brosse négligemment oubliée sur la console de l’entrée, la collection complète d’Aurélie Laflamme éparpillée par jeu dans le salon, des poupées barbies jonchant le sol de la cuisine (pourquoi la cuisine d’ailleurs ?). Après le long remue-ménage des pompiers et la bataille menée pour éviter qu’ils ne l’embarquent pour un check-up complet, Florian pensait sincèrement qu’une fin d’après-midi solitaire lui serait agréable. Eh bien non, encore raté. Il se sentait plus seul et plus morne que jamais. Quand donc se retrouverait-il satisfait au fond de lui-même ? C’était donc ça la vie d’adulte ? Un individu éternellement frustré, incapable de se mettre au diapason ?

— Florian !

Avec son grand sourire communicateur, Emma surgit de nulle part et se jeta dans ses bras en nouant les siens autour de son cou. La tête enfouie dans ses cheveux tout en frisotis, Florian se prit de plein fouet cette odeur chlorée caractéristique qui lui chatouillait le nez et lui piquait les yeux, attisant en lui, et pour la deuxième fois de la journée, cette terreur de la piscine. Emm’ adorait l’eau autant qu’il la détestait. Véritable bébé nageur avant même de savoir marcher, barbotant volontiers dans n’importe quelle surface aqueuse, hurlant dès qu’on la retirait de la baignoire. Lui, ça avait été l’inverse : un vrai combat de titans pour ses parents à l’heure du bain.

Clémentine surprit la grimace de son frère et lui adressa un clin d’œil, agrémenté d’une de ses plus belles panoplies d’imitations. Florian se dérida et ému de cette complicité, se lança dans une attaque de chatouilles sur Emma. La fillette gloussa et se tortilla dans tous les sens pour échapper au déluge. Sa trajectoire croisa celle de Clémentine qui essayait de regagner sa chambre, soumettant la pauvrette sans défense à la merci de son frère. Qui ne s’en priva pas, à elle aussi, de lui faire subir cet odieux châtiment. C’est donc dans les gloussements et les chamailleries que leur mère les surprit sur le pas de la porte. Interdite, elle les scruta en silence jusqu’à ce qu’ils s’aperçoivent de sa présence. Florian lui demanda d’office s’il pouvait emmener les petites au restaurant. La surprise de sa mère se mua en parfaite incrédulité et Florian ressentit un drôle de pincement au cœur. Visiblement, il n’avait pas assez démontré son attachement à ses sœurs. Sa mère reprit contenance en regardant avec attendrissement les petites sauter en l’air, ne croyant pas à leur chance, déjà surexcitées par la perspective de sortir en ville.

— C’est une très bonne idée, mais c’est que… Ce n’est peut-être pas raisonnable ce soir, après la piscine.

— Justement, on aura une chance de les épuiser, contrattaqua Florian.

Sa mère bredouilla quelques arguments. Elle n’était pas très douée pour faire preuve de cette autorité sévère qui échouait donc à son mari. Et puis, l’occasion pour Florian de se consacrer aux deux dernières était si rare qu’elle ne se sentait pas de la laisser passer.

— C’est d’accord, à condition qu’elles se tiennent bien et que vous soyez rentrés au plus tard à 21h.

Le dîner fut inoubliable, surtout pour Clémentine et Emma, ravies d’être en compagnie de Florian qu’elles ne voyaient plus beaucoup. Intarissables, elles ne cessèrent de se couper la parole tout le long du repas, afin de monopoliser son attention. Florian en apprit énormément sur les poneys que préférait monter Clem au centre équestre et sur la grande « espédictions » organisée par la classe d’Emma à la bibliothèque. La fillette eut cependant les yeux plus gros que le ventre car elle cala avant le dessert. Sur le chemin du retour, Florian les écouta babiller tout en les observant voltiger autour de lui avec énergie. Il aimait leur compagnie et les histoires décousues qu’elles échangeaient à tue-tête sans aucun souci de vraisemblance sur leurs séries, leurs livres et leurs délires. Elles avaient l’âge de leurs artères et comptaient en profiter pleinement. Puis le souvenir de Claire, à peine plus âgé que Clem remonta à sa mémoire et son sourire se tarit, dégrisé. Quel gâchis...

— Oh, regardez là-bas !

Clémentine désigna un attroupement qui se formait juste avant l’embranchement menant à la place étoilée en avenues haussmanniennes.

— On y va, on y va, steuplé ! Juste pour voir !

— Si vous me donnez la main, les filles. Ce n’est pas le moment de se perdre.

Emma obéit sans protester mais Clem ronchonna d’abord pour la forme parce que c’était un peu la honte. Ils n’eurent pas le temps de s’avancer davantage, devant le piétinement des gens qui se bousculaient, affolés.

— Écartez-vous ! Vous l’empêchez de respirer !

— Il s’étouffe !

— Je suis infirmier, laissez-moi passer !

Florian recula précipitamment, comprenant qu’il ne s’agissait pas là du bon type d’attraction pour des enfants. Et cela lui collait une désagréable sensation de déjà-vu sur la peau. Il fallait éloigner les filles en vitesse et…

Les filles n’étaient plus à ses côtés.

Non ! Emma… Clémentine… Seigneur, où étaient-elles passées ? Elles lui tenaient la main il n’y a pas une minute !

Paniqué, Florian tenta de reconstituer la scène pour situer le moment où elles auraient pu se perdre. Ils ne s’étaient même pas approchés, elles ne devaient pas être loin ! Il s’obligea à calmer son imagination délirante et avança de quelques pas en direction des badauds qui grossissaient les rangs, poussés par la curiosité morbide.

Au centre de l’attention, mais à distance respectable qu’exigeait la décence humaine – c’est-à-dire le strict minimum, tout au plus et encore –, un homme encore jeune, la bonne vingtaine peut-être. Il se tordait au sol dans des soubresauts dont la cruelle ressemblance avec l’agonie des poissons n’était pas franchement bon signe. Le cerveau déjà engourdi de Florian disjoncta, affolé. La présence de l’infirmier aux côtés de l’homme ne lui serait sans doute d’aucun secours. Car malgré le dévouement qu’il lui accordait, la pression assez sanguinaire exercée en parallèle par les mains d’une jeune demoiselle sur la trachée de l’homme ne laissait aucun autre diagnostic fiable sur l’issue : la mort par asphyxie à la suite d’une strangulation. Écraser la trachée de manière à ce que la victime finisse par s’étouffer, voilà un jeu qui semblait ravir la jeune fille.

Il amorça un mouvement d’impulsion, mais trop lent, bien trop lent. Un peu comme les personnages de cartoons patinant dans la semoule, il avait cette impression du surplace. Il savait qu’il était déjà trop tard. L’homme était déjà mort.

La disparition de ses sœurs ne pouvait être que les prémisses des occupations de cette bande de tortionnaires. Il n’y avait pas d’autre explication à ce brouillage progressif qui flouta discrètement toute autre forme de vie. À l’exception de l’homme, déjà mort, cette fille, dont l’appartenance au monde des vivants semblait douteuse et qui ne s’attarda pas une fois sa besogne achevée… et le couple. Légèrement placés à l’écart, avec le même désarroi passif. Le jeune homme, grand, sans doute assez vigoureux pour soutenir sa compagne qui chancelait à ses côtés, en sanglots écorchés, ne semblait pas loin de craquer lui aussi. Les longs cheveux bruns de la fille, étalés en rideau protecteur, à dessein, devant son visage, l’empêchaient de visualiser le massacre, mais non de trembler. À tel point qu’il peinait à la maintenir debout, la laissant à-demi effondrée sur son épaule. Lui n’en perdait pas une miette, mais plus par contrainte, comme pour entretenir un équilibre précaire qui l’éviterait de sombrer à son tour, sorte d’hommage résigné aussi. Dans le même temps, sombre paradoxe, il s’efforçait tant bien que mal de la raisonner, de l’entraîner ailleurs.

— Je t’en prie, calme-toi… C’est trop tard… Il faut qu’on se tire d’ici. S’il-te-plaît. Viens…

Mais ils ne bougeaient ni l’un ni l’autre. Il ne parvenait pas à la calmer, elle ne parvenait pas à le réconforter. Couple pathétique et singulier à la fois. Florian leur faisait face. Mais ils ne semblaient pas le repérer. Ni lui, ni les deux petites ravissantes blondinettes à ses côtés.

— Aïeuh ! Florian, tu serres trop fort, tu me fais mal ! gémit Clem’ à ses côtés alors qu’Emma se mettait à chouiner pour exprimer le même inconfort. Florian sursauta et lâcha d’un même élan les mains de ses sœurs qu’il martyrisait dans son angoisse depuis cinq bonnes minutes.

Clémentine lui décocha un regard noir en se massant les doigts. Emma s’apprêtait à réenclencher sa sirène mais un mouvement de foule interrompit son élan.

— C’est quoi ?

Florian eut la présence d’esprit de l’écarter du passage avant que le piétinement affolé surgi de la stupeur ne l’engloutisse. Ce mouvement brusque de repli, si différent de celui des autres qui se groupaient, se poussaient en vagues pour la moindre information eut l’avantage de sortir le duo de leur torpeur avant qu’ils ne se fassent submerger. Le garçon avisa enfin Florian et comprit sans doute aussitôt devant le contraste qu’il offrait face à ceux qui ne savent pas encore. Peut-être l’avait-il déjà aperçu dans le lent processus d’effacement des éléments mais sans vraiment l’inclure dans sa perception. Et voilà que cette réalisation, d’un coup, le frappait peut-être. Toujours est-il qu’il se pencha pour glisser quelques mots à l’oreille de la fille. Elle releva la tête, ses cheveux se déployant en torsades brunes de part et d’autres de ses épaules. Dans cette lente contre-plongée, ce n’est donc pas la présence de Florian qu’elle notifia en premier, mais celle des filles : les deux sœurs, si pétillantes et lumineuses après tout ce déchaînement d’inertie.

La rumeur enfla, soudainement agressive : constatation faite que l’homme était décédé, malgré une intervention rapide. C’en était trop sans doute pour la jeune fille qui initia cette fois le départ en poussant presque le garçon qui resté bloqué sur place. Ils se fondirent habilement dans la masse, la fille aux yeux détrempés, le garçon à l’air hagard et presque trop grand pour lui.

C’en était trop dans une seule journée pour Florian également. Son estomac retourné menaçait de rendre l’intégralité du dîner. Les filles étaient devenues sérieuses elles aussi, comme si elles avaient compris, les appels frénétiques, une autre sirène au loin, plus morbide, mortuaire. Leur frère livide.

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