Chapitre 10 (2/2)

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Natacha se dépêtra vivement de son manteau en pestant contre la météo. Elle râla encore devant l’obstacle que constituait le fait de caler son vélo. Cet abruti ne voulait pas s’appuyer correctement contre le mur.

— Arrête ou je me débarrasse de toi ! Voilà, sage !

Elle salua distraitement une de ses jeunes voisines, morte de rire devant sa démonstration de force, et remonta les escaliers sans se presser. À tous les coups, ils n’avaient pas bouclé leur dispute. Probablement que sûrement pas, trancha-t-elle en poussant la porte. Impossible de savoir qui d’Élodie ou de Maxime allaient lâcher le morceau. Tout était bon pour avoir le dernier mot dans cette famille.

— C’est bien calme, ils se sont décidés ?

— Non, ils n’ont toujours pas défini qui viderait le lave-vaisselle. Ça va bientôt hurler, mets-toi à couvert, ajouta Nicolas en désignant son imper avec amusement.

— Et toi, tu fais quoi exactement depuis le début ?

— Je fais la Suisse, tiens ! ricana Nicolas, pas peu fier de sa trouvaille. C’est de loin la meilleure tactique. Et c’est bien plus marrant.

Effectivement. Rudement bien trouvé. D’un coup de coude complice, Nat fit savoir à son frère combien elle appréciait sa réplique, puis monta dans sa chambre. Le rangement des courses attendrait encore un peu à en juger les éclats de voix perçants qui montaient de la cuisine. Elle enleva son jean qui lui collait à la peau pour revêtir un jogging plus confortable, et attrapa sa serviette pour essuyer ses cheveux. Tant pis si sa crinière de lionne était encore plus ébouriffée que d’habitude, ces frictions l’aideraient à se concentrer sur sa réflexion.

« Faire la Suisse »… Curieux comme cette expression la confrontait à sa propre situation. Rester neutre. C’est exactement ce qu’on souhaitait de sa part, incarner la Suisse. Se tenir là où elle le devait, toujours. Ne pas intervenir, jamais. Et encore moins faire un étalage de ses opinions.

Elle n’y arrivait pas. Mais elle ne pouvait défier leur autorité non plus. À force de tergiverser sans répit, elle avait fini par ne rien faire, contrairement à ce qu’elle s’était promis en secret. Étouffé dans l’œuf son coup d’éclat. Elle n’avait rien d’une héroïne, c’est vrai. Mais cette léthargie la rongeait chaque jour un peu plus et elle s’en voulait de n’être qu’une marionnette pathétique. Qu’importe si elle contribuait soi-disant à leur protection, elle regrettait de se jouer d’eux avec des dés truqués. À elle non plus, ils ne révélaient rien, la laissant dans le noir. Et elle l’acceptait, c’était cela le pire.

Son portable la rappela à l’ordre. Il vibra deux fois, trois fois, cinq fois. Urgence. Elle n’avait pas le choix, semblait-il. Elle savait qu’elle obtempèrerait, encore, parce que la Suisse jouait un rôle tampon majeur pour empêcher les conflits. Elle s’empara de ses chaussures et de son imper, vérifia la localisation, jura pour la forme, dévala les escaliers, fit claquer la porte avec un tonitruant « Je sors ! » sans se soucier d’être comprise, s’enfila une autre volée d’escaliers, enfourcha son vélo et s’élança dehors, sous la pluie qui fuyait à son approche, vers d’autres cieux.

*

« Tu vas voir si je suis une lâche qui refuse de grandir ».

Cécile assumait ses responsabilités, elle ne reculerait pas, elle se sentait invincible, elle…

— Vous avez choisi ? s’impatienta la boulangère, lassée de la voir bloquée devant le panneau d’annonces diverses et variées.

Elle battait en retraite.

— Ah, euh, excusez-moi. Je… Je vais vous prendre deux baguettes s’il-vous-plaît, si possible…

Cécile souffla un grand coup et arracha le petit papillon qu’elle lorgnait depuis vingt minutes.

« J’en suis capable. Cela ne me fait pas peur du tout ».

— Tout va bien se passer, pensez positif et souriez un peu, la vie est belle ! lui promit la vendeuse.

Cécile se recomposa un rictus poli et se dépêcha de détaler. Elle et ses idées spontanées ! Pourquoi se précipiter sur la première annonce qu’elle voyait si elle mettait trois plombes à se décider ! Elle favorisa la vitrine d’à côté pour sermonner son reflet effaré, juxtaposé sur un mannequin aux formes langoureuses.

— Espèce de sotte. Je te préviens, il va falloir que tu changes de comportement et plus vite que cela ! Cesse de t’effacer devant les autres, idiote ! Ce n’est pas en agissant de la sorte que tu vas changer !

La nouvelle Cécile lui retourna un sourire provocateur. Cécile fronça les sourcils : était-elle en colère contre elle-même au point de transférer sa colère sur une autre ?

Elle se retourna, agitée. Et poussa un hurlement.

*

— Il faut qu’on parle, Bastien.

Quelque chose clochait. Sa mère n’avait pas eu d’expression si sérieuse depuis un bail. D’habitude, il peinait à maintenir le contact oculaire avec elle. Non pas qu’elle soit intimidante. C’est juste qu’il ne supportait pas de devoir s’imposer son apathie, ces yeux ternes et unis qui ne filtraient rien, ne reflétaient rien sinon son reflet à lui. Elle avait été si vive, si pétillante et si attentionnée. Tout cela avait été relégué aux oubliettes pour elle, alors que ses enfants ne parvenaient pas à en oublier le contraste.

Alors ce ton ferme qu’elle avait pris pour l’interpeller et son air concerné prouvait qu’elle était dans un jour « avec », un jour où elle se tenait dans l’instant présent. Pour un moment fugace, elle n’était pas l’inconsistante mère perdue dans le passé à la poursuite d’un fantôme. Un fils qui n’était jamais lui.

— Parler de quoi ? Je veux dire… en parler maintenant, tout de suite ?

— Oui, pendant mon jour de congé, maintenant, tout de suite. C’est important.

— Je t’écoute.

— J’ai reçu un appel de votre père.

— […]

— Il aimerait savoir si vous seriez d’accord pour passer une semaine avec lui après vos épreuves. Plus, si le cœur vous en dit.

— Cet été, c’est non pour moi, puisque maintenant j’ai le choix. Voilà, si on a fini de parler, je…

— Vous pourriez faire un effort ! Ton père est prêt à prendre autant de jours qu’il le faudrait. Il veut juste passer du temps avec vous !

— La dernière fois m’a suffi.

— Il s’inquiète pour vous. Pour toi, surtout ! Je t’en prie, ne me fais pas cette tête, c’est ton père quand-même ! Il me demandait de tes nouvelles après ton passage à vide…

C’est l’hôpital qui se fiche de la charité !

— Passage à vide ? Quel passage à vide ?

— Eh bien, ton renvoi disciplinaire, tes provocations en cours et j’en passe. Ce genre de passage à vide.

— Comment est-il au courant ?

— Qu’est-ce que tu crois, c’est l’école qui l’a prévenu ! Et nous en avons parlé également. Ensemble.

— Parce que tu le savais ?

— Aux dernières nouvelles, Bastien, je suis ta mère, nom d’un chien ! J’ai même eut le droit à un appel du Directeur, une lettre officielle et tout leur tintouin administratif. Tu ne peux pas savoir comme j’ai été fière de toi quand j’ai vu que tu as surmonté ces obstacles sans notre aide ! Je tiens aussi à te féliciter d’avoir géré tes inscriptions en toute autonomie. Ce n’est pas…

— Attends une minute.

Bastien n’en croyait pas ses oreilles, bluffé.

— Ce que tu es en train de me dire là, c’est que tu savais ce que je traversais, seul, et que tu as laissé me démerder, seul. J’ai bien suivi ?

Sa mère eut la décence de paraître légèrement embarrassée, un peu coupable.

— J’ai, euh, nous avons confiance en toi, tu sais, Bastien. Je sentais bien que ce n’était qu’une mauvaise passe et que tu en viendrais à bout. Pour te dire, j’ai même été un peu soulagée.

— Soulagée ?

La conversation prenait une tournure psychédélique.

— Quel adolescent n’a pas connu des débordements ? Tu as toujours été trop sérieux. Je préfèrerais que tu te lâches un peu durant cette période si cela doit t’aider à t’épanouir.

— Donc j’ai ta bénédiction totale pour la drogue, l’alcool, le sexe et m’installer un petit plant de cannabis sur le balcon ?

— Bastien, j’essaie d’avoir une discussion avec toi !

— Non. Ce que tu essaies, c’est de te comporter en mère, mais ce rôle ne te va pas du tout. Si tu veux savoir, une mère s’occupe un minimum de ses enfants sur le plan affectif, se soucie de savoir comment ils vont ou ce qu’ils font au quotidien et pas tous les 36 du mois. Et surtout, une mère soutient ses enfants quand ils galèrent plutôt que de les laisser se noyer seuls, en indépendants. Tu ferais mieux de réviser tes bases et de reprendre l’entraînement, Maman.

Bastien abandonna sa mère estomaquée pour foncer dans sa chambre avant la riposte. Claire se dressait sur son chemin en Parque vengeresse.

— T’as perdu les pédales ?

— Commence pas, je suis pas d’humeur.

— Comment peux-tu être aussi froid ? Non, mais t’as vu sa tête ? Tu veux la briser ou quoi ?

— Ne me fais pas croire que tu ne penses pas la même chose. On peut compter sur les doigts de la main les moments où elle a vraiment fait attention à nous !

— Ce n’est pas une raison pour lui parler de cette façon ! Elle fait des efforts et toi tu la rabaisses !

— Ben tiens, c’est facile de faire des efforts quand ton fils atteint sa majorité.

Claire s’apprêtait à bondir sur lui pour le mordre, le griffer, tabasser cette violence impassible à s’en faire mal, à expier cette indifférence passionnée, travaillée depuis tant d’années. Elle n’en fit rien. Recula, accablée. La déchirure béante qui étreignit son cœur en palpitation unique s’unit à la plainte lancinante de la sonnette criarde. Une fois, deux fois. Un court, un long, deux courts, un long, déchirant celui-là, encore un long.

Les sonneries s’égrenaient sur un rythme effréné. Puis des coups désespérés s’abattirent en grêlons sur la porte.

— Il y a quelqu’un ? Ouvrez, ouvrez-moi !

— Mais qu’est-ce qu’elle fout ?

Bastien contourna sa sœur qui s’était muée en sculpture et descendit ouvrir. Cécile lui tomba à moitié dans les bras, suffocante, échevelée. Des larmes avaient séché sur ses joues, et d’autres perlaient encore, couvrant son visage d’une couche salée et poisseuse.

— Que s’est-il passé ? On t’a fait mal ? C’est Florian ?

La crise d’angoisse de la jeune fille ne tarissait pas. Bastien la souleva pour la porter jusqu’au canapé. Il dut décrocher ses mains qui s’agrippaient à son cou et ses épaules, et l’enveloppa dans un plaid, la laissant pleurer de tout son soûl.

— C’est juste une amie.

De l’entrée, sa mère hocha juste la tête d’un geste automatique et partit faire bouillir de l’eau. Cécile se recroquevilla sous la couverture d’où s’éleva gémissements sourds et autres borborygmes.

— Qu’est ce qui lui prend ?

— Elle ne fait que pleurer, je ne peux rien en tirer.

Claire plongea sous le plaid pour rejoindre Cécile. Bastien émit un claquement agacé de la langue.

Il fallut un long moment à Claire pour calmer sa camarade et comprendre ce qui la tourmentait. Elle finit par émerger de la grotte improvisée, l’air grave. Bastien et leur mère la dévisagèrent en silence, en attente du pronostic.

— Il va falloir appeler Florian.

Bastien s’en serait douté.

— C’est toi qui t’y colle. Cécile, une infusion à la verveine, ça te branche ? proposa-t-il en haussant le ton.

Florian décrocha à la troisième sonnerie.

— Quand ce n’est pas le frangin, c’est la frangine.

— Qu’est-ce qu’elle a ta voix ? Tu t’es retrouvé sous la pluie ?

— Dis-moi plutôt pourquoi j’ai l’honneur de recevoir ton appel. Tu veux aussi me donner tes conseils ?

— Je me contrefiche de ta vie amoureuse. À cause de toi, Cécile est en pleurs dans notre salon, à boire une infusion à la verveine avec ma mère, imagine un peu.

— Quoi ? Qu’est-ce que tu me reproches encore ? Je n’ai pas réussi à parler à Cécile depuis la dernière fois, comment je pourrais la faire pleurer ?

Claire serra très fort son portable comme s’il s’agissait de la gorge de Florian.

— Bien entendu, tu n’y es pour rien, comme d’habitude. Et toutes ces horreurs que tu lui as dites pour commencer, hein ? C’est quoi tout ce fatras sur la froussarde incapable de grandir par exemple ? J’espère que tu es content du résultat parce que je vais t’envoyer une claque monumentale dès que je te vois. Estime-toi heureux que ce ne soit pas Bastien qui s’en charge.

— Ho, ho ! Qu’est-ce que tu me chantes ? Cécile a débarqué chez vous aujourd’hui à cause de ce que je lui ai dit il y a plus d’une semaine ? C’est vrai ?

Florian semblait sincèrement embêté. Claire n’avait pas l’intention de le laisser s’en tirer aussi facilement, avec la vague sensation d’un léger malaise quand il pensait à Cécile. Elle allait enfoncer le clou. Un peu qu’il va regretter ses paroles.

— Figure-toi qu’elle s’est fait attaquer cet après-midi dans la rue. Elle en est restée tellement choquée qu’elle ne s’est arrêtée de crier que lorsque quelqu’un est venu l’aider. Et ensuite elle s’est traînée chez nous.

— Elle n’est pas blessée au moins ? Dis-moi qu’elle n’a rien [….] Claire, réponds !

— Cécile n’a rien, je te remercie de t’en soucier. Vu sa résistance aux larmes, je pense qu’elle a dû lasser son agresseur par ses cris d’orfraie.

— Comment peux-tu en plaisanter ? suffoqua Florian.

— Cécile est dans tous ses états non parce qu’elle a été attaquée mais parce que son monstre domestique a changé d’apparence, déclara Claire sèchement.

— Pardon ?

— Oui, moi aussi je ne pensais pas cela possible mais c’est un fait. Et c’est là que tu es concerné.

— Que veux-tu dire ?

Claire savoura l’instant, laissant les secondes filer, légèrement sadique.

— Cécile t’en veut à mort et je ne peux pas l’en blâmer. Je crois que ce serait plus prudent que tu l’évites jusqu’à ce qu’elle se soit faite à ce changement.

— Claire, qu’as-vu Cécile ? piaffa Florian.

Claire hésita, soudainement consciente de l’impact de ses propos sur Florian

Tu es une garce quand tu t’y mets, renchérit l’intruse. Pourquoi es-tu ainsi ? Par fierté ?

Claire n’en savait rien. Sans doute une autre manière de se faire remarquer. Mais une fois le vin tiré, il fallait le boire.

— Ce n’est plus un monstre de dessin animé qui est apparu devant elle, mais une Cécile au sourire démoniaque.

— […]

— Ce dont elle a le plus peur à présent, c’est d’elle-même.

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