CONTREPARTIE
Sur la page de garde de son dictionnaire d’espagnol — qu’elle était contrainte d’apprendre dans le cadre scolaire — sa mère, oscillant toujours entre douceur et violences, avait écrit : “Pour que tu puisses voler de tes propres ailes.”
Trente ans plus tard, elle s’interrogeait encore. Le mot voler pouvait se lire de deux façons. Était-ce une simple expression d’encouragement… ou bien une manière détournée d’insinuer dans son inconscient une incitation au vol, comme l’avait prédit sa grand-mère ?
Avec le temps, elle comprit l’importance de se méfier des mots : certains pouvaient empoisonner l’esprit, comme ces slogans de marques infiltrés dans la psychologie des consommateurs. Elle avait appris à décoder les paroles, les dessins, les sous-entendus. Ces apprentissages, arrachés dans une vie qui ressemblait à un enfer, s’étaient transformés en force.
Car il fallait choisir : une existence sans heurts mais terne, ou une vie mouvementée qui responsabilise. Ce choix, elle l'avait fait depuis bien longtemps : au vu de son enfance où elle demeurait muette sur sa chaise devant ses cours par correspondance, qui n'étaient qu'une mise en scène visant à l'enfermer sans voir personne - mieux valait vivre que s’éteindre, apprendre plutôt qu’oublier sa part d’humanité et son besoin vital d’ouverture au monde. Elle comprit aussi qu’il est nécessaire, pour survivre, de prêter attention aux détails, à son ressenti, à son intuition, à ses propres besoins avant ceux des autres. Le plaisir, disait-elle désormais, doit être égoïste avant tout, pour permettre ensuite un partage équilibré, sain et juste de nos ressources. On ne peut aider autrui si l’on ne s’aide pas soi-même. L’altruisme ne s’improvise pas : penser à soi d’abord est la base, même avant ses proches.
Elle avait traversé ces épreuves dans la douleur, mais en ressortait plus lucide que bien des femmes de son âge. Peut-être était-elle seule, en tout temps et en tout lieu… Mais elle n’avait pas eu à subir un divorce, ni à nourrir des enfants, ni à veiller sur des animaux malades, ni à supporter le salariat avec des collègues harceleurs ou méprisants. Ses responsabilités étaient minimes, circonscrites à sa petite vie présente — mais une vie aujourd'hui tranquille, entourée de chats et de livres.
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