Condamnée d'Avance
A qui profite le crime ? Au réveil, après sa crise paranoïaque, alors qu’elle reprenait peu à peu conscience, Agathe se fit une promesse intérieure : plus jamais elle ne se laisserait engloutir par les erreurs du passé. Elle prendrait soin d’elle, des autres, et se reconstruirait un cercle d’amis, radicalement différent de ceux qu’elle avait connus auparavant. Mais ce ne fut qu’une illusion. Elle était encore trop naïve, trop douce, trop pleine d’une bonté qu’on exploiterait sans vergogne.
Ce n’est que bien plus tard qu’elle réalisa la portée de ce que certains avaient tenté de lui faire : la pousser à bout, en réactivant ses souvenirs les plus sombres, en l’enfermant dans les liens de sa famille toxique — de sa mère, de sa grand-mère… et pire encore, des actes monstrueux commis par son père.
De plus, d'après les dires de sa grand-mère qui lui avait annoncée des insultes en lisant son avenir soit disant après lui avoir tirée les cartes, alors qu'elle n'était qu'une enfant, depuis ses vingt-cinq ans Agathe subissait régulièrement des insultes et des moqueries ; comme si son malheur avait été estampillé sur son front, et à chaque mot blessant, chaque rire moqueur, ses anciens traumatismes se réactivaient, rouvrant des plaies que le temps n’avait jamais vraiment refermées.
Il y eut d’abord cette chaise en bois donnée plus tard à Agathe par sa mère, sur laquelle son père avait laissé des traces, lors de gestes qu’elle préférait ne pas nommer. Puis cette vieille table ébréchée ramenée par des amis à son ex, floue dans ses souvenirs, mais étrangement associée à une scène trouble : celle d’enfants, touchés par son père abuseur, alors qu’elle-même se trouvait dans la pièce, sous le choc. Ce même ex-conjoint qui lui a avoué sans qu'elle soit certaine de la véracité de ses dires - que lui aussi, cette table lui rappelait quelque chose, et que, son grand-père à lui était professeur dans le même collège que son père. Un énième mensonge pour lui retourner le cerveau, ou la preuve de leur manipulation de groupe ?
Et ce fameux colibri annoncé par les divinations de sa grand-mère, qu'elle a peint de tout son coeur mais qui en apparence n'était qu'un cadeau empoisonné, un ultime lien entre elles se poursuivant même après sa mort. Car ce détail, anodin en apparence, avait ravivé un souvenir enfoui — celui de toutes ces paroles cruelles qu’elle lui avait adressées lorsqu’elle était enfant. Ces paroles qui résonnaient comme des injonctions malveillantes, presque hypnotiques, plantées comme des graines empoisonnées dans son avenir. Un avenir que l'on semblait avoir voulu brisé d’avance, rempli d’abus, de tortures mentales, physiques et psychiques.
Tout semblait avoir été calculé. Agathe en vint même à douter de ce jour où elle faillit commettre l’irréparable, après avoir ingéré ce médicament donné par son ancien voisin, toxicomane. Si elle avait tué quelqu’un ce jour-là, elle aurait fini en prison — comme sa grand-mère l’avait "prédit" bien avant.
Ce voisin fréquentait d’autres personnes douteuses, tout comme son ex-conjoint connu avant sa maladie, qui semblait entretenir des conversations secrètes avec sa mère, des choses qu'elle ne comprenait pas, inconnues pour elle. Agathe se souvenait d’une phrase dite par celle-ci, à peine audible : « Ça y est, c’est fait. » Et elle se demanda, alors qu’elle descendait les escaliers chez son ex, si ce n’était pas ce moment-là où tout avait basculé.
Pire encore, elle entendit un jour parler d’une vengeance, "Maintenant c'est la vengeance" : s'attendent-ils à ce que Agathe se venge ? Mais pourquoi, dans quel but ? Ces gens-là lui semblaient vraiment malsains, tordus. Cela voudrait dire que tous savaient ? Tous ou presque étaient au courant de cette injustice sans nom, sauf elle ?
Une victime offerte à la société entière ? Une cible qu’on pointait du doigt pour sa naïveté, sa foi en l’humain, pour son incapacité à déceler le mal derrière les sourires - était-ce pour cela que certains se moquaient d’elle dans la rue, la jugeant idiote de ne pas savoir ? Était-elle devenue un souffre-douleur public, une cible facile pour une haine gratuite, un exutoire collectif ?
Agathe se posait cette question : qu’avait-elle donc fait pour mériter tout cela ?
Ou était-ce justement parce qu’elle n’avait rien fait… Parce qu’elle était simplement elle, sensible, lumineuse, aimante — et que cela dérangeait.
Pour finir, il lui semblait évident que dès son plus jeune âge, Agathe avait été entraînée malgré elle dans un jeu pervers de manipulation orchestré par sa propre mère, ou disons sa propre famille si l'on prend en compte sa grand-mère et ses prédictions de l'avenir, et tous leurs complices, amis, connaissances...
Elle se souvenait de ce jour précis où, encore une enfant, assise dans le caddie entre les paquets de courses, elle avait vu sa mère voler discrètement un DVD ; au cas où elle se ferait prendre par les agents de sécurité, il fallait qu'elle "assume" ce vol à sa place. Agathe, terrorisée et soumise, n’avait pas osé contester, jusqu'à la découverte de la vérité par les agents de sécurité une fois que Agathe se retrouva seule devant eux. Ce moment resta gravé dans sa mémoire. Plus tard, Agathe comprit que c'était sûrement ça, le but, raconter partout autour d’elle que sa fille avait toujours été 'comme ça', habituée à voler, semant le doute dans l’esprit des autres, entachant sa réputation, construisant patiemment une fausse vérité. Cela recoupait étrangement les vols truqués dont elle avait été victime plus tard.
Des années après, lorsque des objets disparurent dans l’entourage d’Agathe, certains se tournèrent contre elle. Ce fut un coup de grâce, un rappel cruel que tout avait été prémédité. Ces vols arrangés, qu’elle avait peut-être inconsciemment laissés passer dans une tentative désespérée de reprendre le contrôle sur une vie en miettes, furent utilisés comme des preuves contre elle. Mais au fond, ces gestes n’étaient qu’un cri étouffé pour ne pas sombrer, pour exister dans un monde qui la piégeait depuis l’enfance. Et la vérité, c’est que sa mère l’avait piégée bien avant que les autres ne la jugent, semant les graines du soupçon, pour mieux la faire chuter.
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