Chapitre 4
Je me réveillai le lendemain, posant mon regard vers mon bras, là où la brûlure du soleil m'avait marquée. La peau réparée ne montrait aucune trace de l'incident. Mon émerveillement laissa place à cette soif maintenant familière. Ma gorge desséchée, mon estomac noué par la faim, réclamaient son dû. La sensation, bien que diminuée, demeurait pressante. Je me levai du lit et m'habillai en vitesse, quittant la chambre.
En descendant l’escalier vers le rez-de-chaussée, des voix me parvinrent du salon. Je reconnus celle de Darren, mais une autre, inconnue, l'accompagnait. Curieuse mais prudente, je m'approchai en silence de la porte entrouverte.
— … Les documents sont prêts, dit une voix masculine inconnue. Ça devrait suffire pour expliquer sa disparition sans éveiller les soupçons.
Prenant mon courage à deux mains, j’ouvris la porte en grand. Darren et l'inconnu se faisaient face, assis dans les deux fauteuils. Je ne vis pas le visage de l'homme inconnu, mais remarquai ses cheveux noirs maintenus en une queue de cheval.
Darren se tourna vers moi, un léger sourire aux lèvres. L'autre homme l'imita. Ses yeux verts me rappelèrent ceux de mon père. Sans savoir qu'il s'agissait de vampires, je leur donnerais le même âge, peut-être quelques années de différence tout au plus.
— Serais-tu la jeune Maëlys?
Ne sachant que dire, je hochai la tête, l'invitant à poursuivre.
— Darren m’a parlé de toi au téléphone. Je m'appelle Marcus. Je suis un très vieil ami de Darren.
Il me montra alors une enveloppe brune banale.
— Les papiers médicaux sont là-dedans, expliqua Marcus. Ils justifieront ton absence et ta disparition du lieu de l'accident.
— Marcus est l'ami dont je t'ai parlé hier, ajouta Darren.
Je posai mes yeux sur l'immense glacière sur le sol à côté de Marcus. Je la devinai remplie de sang et mon estomac se tordit de faim à cette pensée.
— Marcus apporte également des provisions. Lorsque je l'ai appelé, il a deviné que les réserves se videraient plus vite.
— Je vous ai donné du travail supplémentaire, n'est-ce pas?
Marcus lâcha un rire.
— Ce n'est pas un problème. Je suis ravi que Darren ne vive plus seul.
— Marcus repart demain soir. Peut-être pourriez-vous faire connaissance entre-temps.
Marcus transporta la glacière à la cuisine. Je le suivis, non pas tant à cause des paroles de Darren, mais parce que ma soif devenait de plus en plus pressante. Alors qu’il déposait bouteille après bouteille dans le réfrigérateur, l’odeur métallique fruitée du sang artificiel chatouilla mon nez, intensifiant mon besoin.
Essayant de me distraire de ma soif grandissante, je demandai:
— Comment avez-vous connu Darren ?
Marcus sortit une bouteille vide aux trois-quarts et la déposa sur la table. Nous nous servîmes chacun un verre.
— As-tu entendu parler de l'épidémie de la peste noire du 14ᵉ siècle ?
Je vidai mon verre et secouai la tête.
— Sans entrer dans les détails, les gens qui contractaient la maladie mourraient dans les 72 heures.
Je me servis un autre verre et le vidai, laissant Marcus continuer.
— J’étais médecin et j’avais été envoyé en Écosse pour tenter de trouver une solution à ce qui fut plus tard appelé la peste noire. C’était en 1348 que je trouvai Darren, deux ans après le début de l’épidémie.
— Il n’existait pas de remède, concluai-je entre deux verres.
— Non. Alors je lui offris une dernière issue à la mort certaine.
— Vous l'avez changé en vampire, affirmai-je.
Le visage sombre, Marcus hocha la tête.
— Nous préférons éviter de nous mêler des vies humaines. Ceux qui sont transformés n'auraient pas survécu autrement.
Je continuai d'enchaîner les verres et Marcus poursuivit :
— Tous craignent la mort. Un destin inconnu devient une bouée de sauvetage. Même quand tu as tout perdu.
Je réfléchis à ses paroles. Une bouée de sauvetage. Au fond, Darren en représentait une.
— Et toi, Maëlys? Darren m’a dit que tu souhaitais retourner à l’école.
— C’était une idée, mais sans doute plus un caprice qu’une réelle envie. Si je réfléchis bien, je ne sais même pas pourquoi je veux ça. Peut-être pour retrouver un semblant de normalité.
— Ce ne sera pas aussi simple qu'avant, me prévint Marcus. Sans doute Darren t'a-t-il prévenue.
— Il m'a dit que nous aurons toujours envie de vrai sang.
— Il est inévitable d'avoir soif en présence d'humains. Elle est simplement plus facile à gérer avec l'âge.
Après une pause, il ajouta:
— Je te propose une thérapie par exposition, sans contact direct avec des humains pour l'instant. Juste pour t'habituer à leur présence à distance.
— Pensez-vous que ça va fonctionner?
— Nous avons tous traversé cette étape, répondit Marcus. Ça ne fait que 50 ans que j'ai réussi à mettre au point un substitut au vrai sang.
Je compris le sens de ses paroles. Lui, et de nombreux autres vampires, avaient goûté à ce que Darren avait appelé le ‘fruit défendu’.
— Nous avons tous dû nous désensibiliser. Les premières années ont été les plus difficiles.
— Vous, Darren, et beaucoup d'autres, avez passé des siècles à boire du vrai sang humain, dis-je, plus un constat qu'un reproche.
— À l’époque, il n’y avait pas d’autre option. C’est pour cela que je pense que la désensibilisation sera plus facile pour toi. Tu n'as jamais connu le goût du vrai sang.
— Vais-je vraiment y arriver? murmurai-je d’une voix à peine audible.
— Ce ne sera pas facile, Maëlys. Personne ne te dira que ce sera facile. Mais tu as l'avantage d'être née à une époque où nous avons accès au sang synthétique.
Regardant mon verre que je venais de remplir, je murmurai :
— J'imagine.
Darren entra alors dans la pièce, se dirigeant vers le réfrigérateur. Un verre à la main, il se tourna vers moi, son regard calme ne trahissant rien. Mon regard se posa sur son verre et j'engloutis le mien en un instant. Cette soif apaisée pour l’instant, après environ une dizaine de verres, reviendrait d’ici quelques heures. « D’ici un mois ou deux, tu devrais commencer à ne plus être aussi assoiffée », avait dit Darren.
— Je sais que la soif paraît envahissante. Mais ça va s'améliorer avec le temps, Maëlys. Il faut juste être patiente. Passé l'étape difficile des deux premiers mois, un vampire n'a besoin que de quelques verres de sang par jour. Je sais que ça paraît insupportable maintenant, mais tu t'habitueras. Et puis, tu ne seras plus aussi dépendante de la soif.
— Marcus m'a suggéré une thérapie par exposition. De m'habituer à la présence des humains à distance, sans contact direct pour l'instant.
— Ça pourrait être une bonne idée, répondit Darren après un moment de réflexion. Ça sera difficile, et c'est pour ça que je suggère de commencer par une simple promenade. Le parc se trouve à environ deux rues d'ici.
— Quand commençons-nous ? demandai-je avec hésitation.
Darren se tourna vers Marcus qui acquiesça.
— Ce soir, une fois le soleil couché. Il ne devrait y avoir presque personne passé 21 heures.
Je hochai la tête.
— Nous partirons pour le parc dès le coucher du soleil. Nous nous assiérons sur un banc à une distance sécuritaire des autres. Nous resterons environ une demi-heure.
— Si je n'y arrive pas ?
— Si tu sens que c'est trop, serre simplement mon bras. Nous partirons sur-le-champ.
— D'accord.
— Pour le moment, tu pourrais peut-être essayer de te détendre. Tu pourrais reprendre ta lecture d'Harry Potter, regarder un film ou même prendre un bain.
Nous déposâmes nos verres dans l'évier et je suivis Darren jusqu'à son bureau, retrouvant mon livre entamé sur la table. Les heures passèrent en vitesse, tout comme les pages. Rien n’interrompit ma lecture sauf cette brûlure familière dans ma gorge. Je me précipitai vers la cuisine, vidai le reste de la bouteille de tout à l’heure, et retournai à ma lecture. Alors que j'entamai les derniers chapitres, je retournai boire avant de retourner terminer le livre que je rangeai dans la bibliothèque. Darren, qui jusque là écrivait à l'ordinateur, s'adressa à moi :
— Prête ?
Sa question fit revenir les souvenirs de notre conversation, et l'anxiété monta.
— J'espère.
— Va mettre un chandail à capuchon et rabats-le sur ta tête pour que personne ne puisse te reconnaître.
Je hochai la tête et montai les escaliers jusqu'à ma nouvelle chambre. Dans ma penderie, je trouvai la veste à oreilles de chat que j'avais commandée sur internet. Je l'enfilai et me plaçai devant le miroir. Rabattant la capuche sur ma tête, seul mon visage se reflétait dans le miroir, mes cheveux bien camouflés. La veste un peu large masquait ma silhouette et m’enveloppait comme un cocon.
Je descendis, me précipitant dans la cuisine et sortant une bouteille. Je bus un verre, et un autre, vidant le quart de la bouteille en moins d'une minute. Ma gorge apaisée, j'espérai que cela suffirait pour tenir le coup. Je me retrouvai au salon, où Darren et Marcus m'attendaient déjà. Par la fenêtre, j'observai le coucher du soleil.
— Prête à affronter ce premier pas, Maëlys ? demanda Darren.
Je jetai des regards vers lui, et ensuite vers Marcus. Mains dans les poches, je hochai la tête.
— Oui, je crois, répondis-je, ma voix tremblant malgré moi.
Nous sortîmes et commençâmes à marcher d'un pas mesuré vers le parc. Je me concentrai sur chacun de mes mouvements, veillant à ne pas aller trop vite ou à faire des gestes brusques.
— N'oublie pas, me rappela Marcus. Si tu sens que la situation devient trop difficile, nous partirons.
— Darren a dit « serre mon bras».
Nous continuâmes notre marche, l'air frais du soir me frappant le visage. Le parc se situait à moins de quinze minutes du manoir de Darren, pourtant je sentais chaque minute s’étirer comme une éternité. Je jetai un coup d’œil furtif à Darren, qui marchait à mes côtés, calme et implacable. Marcus, lui, marchait un peu en avant et je me mis à fixer son dos. Lorsque nous arrivâmes enfin, nous nous assîmes sur un banc isolé. Je ne pouvais m'empêcher de jeter des regards nerveux autour de moi. Je me sentais observée, mais c’était moi qui observais le plus. Deux joggeurs, au moins à plusieurs mètres de nous sur le sentier pédestre, et une femme promènant son chien non loin de là. J’aperçus un couple de jeunes d’environ mon âge, leurs rires clairs résonnant dans mes oreilles.
Je me concentrais sur ma respiration. Une inspiration lente, une expiration calme, une erreur. L’odeur humaine, métallique, fruitée, et bien plus attirante que celle du sang synthétique, m’envahit en un instant. Il imprégnait l’air autour de moi, se mêlant aux senteurs du parc et des arbres. Un frisson m’envahit et ma gorge se serra, brûlante comme si un feu y avait été allumé. J'attrapai la manche de la veste de Darren.
— Veux-tu déjà repartir ?
Je réfléchis un court instant. Partir juste après être arrivé ici ruinait le but premier de ma venue ici.
— Non, répondis-je. Je pense que je peux y arriver.
Nous restâmes assis en silence pendant quelques minutes. Tout se déroula sans soucis additionnels, jusqu’à qu’un homme ne passe tout près de notre banc. Son odeur, plus forte à cause de la proximité, me fit presque perdre toute maîtrise de moi-même.
— Retiens ta respiration, me conseilla Marcus.
J’obéis aussitôt, mais l’odeur restait présente, persistante et envoûtante dans mon esprit. Puis, je sentis mes pieds quitter le sol. Darren m'avait attrapée dans ses bras et aussitôt, nous retournâmes vers son manoir.
Il me posa sur le canapé du salon. Mon corps tremblait encore.
— Ne le vois pas comme un échec, me rassura Marcus. Quinze minutes en présence d'humains pour une nouvelle vampire est déjà remarquable.
— Retourner à l'école va vraiment être compliqué, murmurai-je.
Je n'appartenais plus au même monde qu'avant.
— Es-tu toujours sûre de vouloir y retourner à l'automne ? demanda Darren.
— Oui, répondis-je, malgré l'hésitation dans mon cœur.
— Dans ce cas, nous continuerons la thérapie.
Je laissai échapper un soupir, mes pensées tourbillonnant dans ma tête. L'idée de retourner à l'école me semblait à la fois attirante et terrifiante.
— Nous y retournerons après-demain. Je pense qu’une journée de répit te fera du bien.
— Ça ne se fait pas en une seule sortie de quelques minutes, déclara Marcus. Mais tu y arriveras.
— Je pense que je vais aller me coucher, dis-je en me levant.
— Bonne idée, acquiesça Darren. Repose-toi bien, Maëlys.
Je montai dans ma chambre. Une fois en pyjama, je me couchai sous les couvertures.
Annotations
Versions