Chapitre 1

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Lisette se tenait là, dans le vent qui secouait les ajoncs sur les talus, sentant se distendre désespérément le lien avec le seul être vivant qui l’aimait.

Soudain, dans un élan irrésistible, elle bondit en avant, en criant :

— Attends, Gabriel ! Attends-moi !

Et elle courut vers son oncle. Le jeune homme qui s’était retourné, la vit venir, échevelée et le visage baigné de larmes. Elle le rejoignit,hors d’haleine, et énonça avec difficulté :

— Ce n’est pas possible, je ne peux pas rester là, je ne veux pas ! Emmène-moi, Gabriel, emmène-moi !

Gabriel se sentit désemparé. Le train allait arriver dans une heure, il avait à peine le temps d’aller à la gare et il ne pouvait remettre son départ au lendemain. Son maître ne le comprendrait pas. Il balbutia quelques mots sans suite :

— Mais je ne peux pas, je ne pourrais pas te… et tu seras bien ici… .

Lisette explosa :

— Non, je ne serai pas bien, elle ne m’aime pas, elle ne m’a jamais aimée, tu sais bien. Je n’ai que toi, maintenant que Grand-père est mort. Attends-moi, Gabriel, je vais chercher mes affaires. Attends-moi, je t’en supplie !

...et elle repartit en courant vers la chaumière.

Gabriel resta planté au milieu du chemin, indécis et bouleversé. Quelques minutes passèrent et il s’apprêtait à se remettre en route quand Lisette jaillit par la porte de la petite maison, s’engouffra dans la crèche mitoyenne pour étreindre à pleins bras le cou de sa vache préférée et le rejoignit à toutes jambes. Elle serrait contre elle quelques objets enveloppés dans le châle rouge de sa mère retrouvé au dernier moment.

Sa grand-mère, sortie elle aussi sur le pas de la porte, eut un geste qui pouvait marquer aussi bien le dépit que le soulagement et rentra chez elle. Gabriel fit volte-face et se remit en marche. Sans rien dire. Lisette lui emboîta le pas. Bientôt ils atteignirent la grand-route et après une longue ligne droite, ils traversèrent un bois de feuillus — chênes et châtaigniers— qu’agitait le vent. Ensuite c’était le village. Pas un mot n’avait été prononcé. Lisette peinait à suivre. Maintenant elle avait un peu peur de ce qu’elle était en train de faire mais elle avançait avec détermination dans le sillage de son oncle, les yeux rivés au sol.

À la gare, Gabriel prit des billets de troisième classe et ils passèrent sur le quai au moment où la locomotive à vapeur arrivait. Lisette l’avait déjà souvent aperçue au loin mais cette fois, c’était comme si la machine fonçait sur elle et elle recula involontairement en la voyant approcher et s’arrêter, fumant et soufflant avec violence. Elle escalada le haut marchepied devant Gabriel et ils s’installèrent sur les banquettes de bois du wagon. Une odeur de brûlé flottait dans l’air.

Elle n’avait jamais pris le train. Elle regarda d’abord défiler doucement des paysages qu’elle connaissait : une forêt que longeait une rivière, le clocher du village voisin. Mais bientôt, comme on prenait de la vitesse, ce fut un défilé de paysages, de scènes à peine entrevues et sur lesquelles elle aurait voulu s’arrêter : un groupe d’hommes assemblés autour d’un arbre tombé, un chien traversant un étang à la nage, deux enfants seuls au milieu d’un champ… Mais elle était entraînée follement comme elle ne l’avait jamais été vers des lieux différents de ceux qu’elle connaissait : des champs de céréales immenses, de grandes fermes où des gens qui travaillaient levaient la tête au passage du train, un fleuve très large et un horizon bleuâtre où se découpaient des collines lointaines. Ce qui l’effrayait le plus, c’était les chocs et un vacarme métallique et brutal qu’elle n’avait jamais entendu et qu’accrut le long cri que poussa soudain la locomotive... C’était trop. Elle ferma les yeux et se boucha les oreilles. Qu’avait-elle fait ? Où allait-elle ? Elle se sentait abrutie d’émotion et épuisée. Sans un regard pour son oncle, elle appuya sa tête contre la paroi et s’endormit.

À côté d’elle, Gabriel essayait de rassembler ses idées. Elle l’avait bousculé et il avait cédé, emporté par sa détermination et par ses larmes mais il s’affolait maintenant. Il avait quitté le village, deux ans auparavant, pour gagner sa vie à Paris. À peine sorti de l'adolescence, il avait découvert la violence de la grande ville, le manque de solidarité, la solitude. Mais cela faisait maintenant sept mois qu’il avait réussi à trouver un travail qui, sans lui plaire vraiment, lui permettait de manger à sa faim et d'être logé. Il n’y avait aucune place pour Lisette dans sa vie. Qu’allait-il en faire ? Elle allait l’encombrer et cela le contrariait. Il n’avait pas l’habitude des mots, ni des idées imprévues et malgré sa jeunesse, il avançait dans la vie avec un lot d’idées routinières qui lui suffisaient.

Un arrêt brutal réveilla Lisette et pendant quelques secondes, elle se demanda où elle se trouvait. Le train repartit. Elle s’accrocha des deux mains à la banquette. Gabriel vint s’asseoir en face d’elle.

— Tu as beaucoup dormi, Lisette, dit-il, on va bientôt arriver. Il faut que l’on parle. Je ne sais pas du tout ce que je vais faire de toi. Il faut que j’aille reprendre mon service chez le comte d’Eprémesnil, tu ne pourras évidemment pas venir avec moi et puis à onze ans, on ne trouve pas de travail.

Lisette se frottait le visage.

— Je vais me débrouiller, dit-elle en se redressant sur son siège et en regardant dehors d’un air qu’elle voulait assuré.

Il lui était impossible de réfléchir. La décision s’était imposée à elle. Rien ne pourrait la faire revenir en arrière. Elle ajouta :

— Je vais me cacher quelque part.

— Mais où ?

— Je ne sais pas mais je vais trouver. Ne t’inquiète pas pour moi.

— Tu ne connais pas Paris, c’est dangereux et comment vas-tu manger ?

— C’est toi qui me donneras à manger, osa-t-elle.

— Mais comment ? Quand ? Où ? Gabriel bafouillait devant tant de confiance et d’inconscience.

— On verra bien, conclut Lisette.

Gabriel se tut et ils regardèrent par la vitre les premières maisons de Paris. Tristes et petites d’abord puis de plus en plus cossues au bord de grandes rues. Avec des bruits de ferrailles entrechoquées, le train ralentit et passa lentement devant un boulevard bordé de jeunes platanes sans feuilles encore. Bouche bée, Lisette découvrit de hautes façades blanches avec des enseignes dorées et une animation extraordinaire : des calèches passaient, conduites par des cochers presque aussi élégants que leurs maîtres. Trois chevaux blancs tiraient un omnibus dont l’impériale était bondée. Sur les trottoirs, beaucoup de femmes se hâtaient, vêtues de robes à tournures que seule la femme du notaire osait se permettre à Saint-François. Elle distingua aussi, des militaires à pantalon rouge, des garçons de café ceints d’un tablier blanc, beaucoup d’habits noir et de hauts de forme…Tout un monde en marche.

Bientôt ce fut la gare. Sonore et lumineuse. Éclairée de larges verrières qui laissaient passer le soleil de la fin d’après-midi. Une foule quitta les wagons et gagna la sortie. Gabriel et Lisette suivirent le flot qui s’écoulait et se retrouvèrent sur la place encombrée d’une multitude de voitures. Chacun serrant dans ses bras son maigre bagage.

— Je vais par là , dit Gabriel.

Et se faufilant habilement entre les fiacres, il s’engagea dans une avenue. Elle le suivit, un peu effarée par tout ce qui l’entourait, inquiète maintenant, marchant derrière lui qui ne la regardait pas. Il fallait qu’elle fasse quelque chose, qu'elle agise, qu'elle ose. Quelques centaines de mètres plus loin, la rue longeait une très grande église, elle s’arrêta net et déclara :

— Je vais entrer ici. Gabriel se retourna et, en la voyant pousser une lourde porte de cuir sans l’attendre, il la suivit. Perplexe.

L’intérieur de l’édifice était sombre et calme. Lisette y fit quelques pas et tout au fond, très haut, elle aperçut soudain une gigantesque fenêtre ronde, colorée et lumineuse qui semblait l’appeler. Elle alla vers elle, la tête levée, bouche bée, éprouvant un sentiment de grandeur qu’elle n’avait encore jamais ressenti. Elle s’arrêta : quelque chose d’immensément beau s’offrait à elle en un flot silencieux et doux. Elle avait envie de remercier quelqu’un. Quelques secondes passèrent puis, comme elle ne bougeait pas, Gabriel s’approcha :

— Il faut que j’y aille, Lisette chuchota-t-il, je suis déjà en retard.

— Je reste ici, lui répondit sa nièce.

— Mais qu’est-ce que tu vas faire ?

Lisette regardait toujours la rosace.

— Ne t’inquiète pas pour moi, répéta-t-elle, je vais trouver.

— Comme tu veux. Je reviendrai te chercher sous le porche demain soir vers 9 heures, après mon service, reprit-il. Tiens, voici de quoi t’acheter du pain. Je vais emporter ton paquet. Il t’encombrerait toute la journée et on te remarquera moins.

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