Chapitre 2

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Comme sortant d’un rêve, Lisette prit les pièces qu’il lui tendait et lui donna son baluchon. Après avoir hésité un peu, Gabriel s’éloigna. Près de la porte, il se retourna : elle était restée plantée entre les colonnes géantes, les yeux fixés sur les vitraux anciens, absorbée dans sa contemplation. Elle lui sembla petite et fragile. Qu’allait-elle devenir ? Il sortit, un peu inquiet mais aussi secrètement soulagé. Après tout, c’est elle qui avait choisi. Il accéléra le pas.

Au bout d’un long moment, Lisette regarda autour d’elle. Ses yeux s’étaient habitués à la pénombre et elle s’aperçut que de nombreuses silhouettes parcouraient les allées de la cathédrale. Visiteurs de passage ou servants portant des fleurs et rangeant des chaises. Il lui serait difficile de passer longtemps inaperçue. Il lui fallait chercher au plus vite une cachette. Elle s’engagea dans une allée latérale. Plusieurs confessionnaux s’y alignaient. Déserts. Elle se glissa dans le plus proche et attendit en priant que personne ne la découvre. Mais au bout de quelques secondes, une main écarta rudement le rideau. La figure d’un prêtre au regard dur apparut :

—Que fais-tu là ? Si tu veux te confesser, il faut t’inscrire là-bas, dit-il en montrant le fond du choeur. Mais on n’accepte pas les mendiants, ajouta-t-il après avoir considéré ses vêtements. Sors de là .

Elle le regarda sans comprendre. On ne lui avait jamais parlé sur ce ton. C’était les premiers mots que la grande ville lui adressait, des mots de rejet, des mots de mépris. C’était cela Paris ?

Il n’y avait plus qu’à obéir. Elle se retrouva dehors, seule cette fois et suivit une rue au hasard. Son rendez-vous avec Gabriel était désormais son unique repère et elle avançait en veillant à se souvenir de son parcours. La cloche de la cathédrale qui sonnait la rassura un peu : elle pourrait toujours se retrouver en se guidant sur ce son. Elle marcha devant elle, étonnée par les gens qui se pressaient autour d’elle en voilette et chapeau haut de forme, se hâtant sans bruit ou parlant haut. Elle parvint à une large place au milieu de laquelle une fontaine immense déversait en arc de cercle des voiles d’eau irisés d’arcs-en-ciel fugitifs que personne ne semblait remarquer. Un alignement de bâtiments fermaient l’horizon. Elle traversa l’espace vide et, en passant, voulut boire à la fontaine comme elle le faisait chez elle, mais des détritus flottaient à la surface. Un très grand édifice semblait aimanter beaucoup de monde. Des fiacres y arrivaient et en repartaient sans cesse. Des familles traînant des enfants par la main s’approchaient d’un porche solennel flanqué de colonnes à l’antique.

Un groupe un peu moins bien habillé que les autres y entrait justement. Lisette sentit que c’était le moment, elle se glissa dans leur sillage et passa sans difficultés devant un garde superbement vêtu. Tout de suite après l’entrée, elle prit sur sa droite un escalier descendant dans un sous-sol que personne ne semblait voir. Près de la dernière marche, dans une salle au plafond bas, de grands êtres de pierre noire et lisse attendaient. D’autres à corps de félins et à tête de femmes, sinistres et effrayants, emplissaient le fond de la pièce. Au centre, dans des boîtes de verre, se devinaient des formes humaines.

Il n’y avait personne. Elle fit le tour, toucha la roche froide et examina longuement des momies desséchées. Elle découvrit même un squelette de chat aux canines aiguës. Elle remonta au rez-de-chaussée puis à l’étage par un immense escalier. Les murs étaient couverts jusqu’au plafond de tableaux de toute taille. Un peintre en blouse, assis devant un chevalet recopiait une toile figurant des femmes au bord d’une rivière. Il ajoutait des touches de vert à l’eau. Plusieurs personnes l’entouraient, admirant et commentant discrètement son travail. Il semblait les ignorer totalement. Elle s’éloigna et erra un peu sur le merveilleux parquet brillant, écoutant les exclamations qui s’élevaient autour d’elle, entendant des mots incompréhensibles et observant des façons d’être qu’elle ne connaissait pas. Une femme âgée très bien vêtue commentait à voix basse une peinture pour une jolie petite fille qu’elle tenait par la main.

Derrière les vitres, la nuit tombait.

Elle redescendit au sous-sol et retrouva les statues. Elle ne savait que faire. Devait-elle repartir dans les rues ? Pour aller où ? Dans un angle, une silhouette étrange trônait sur un socle de marbre rose. C’était un animal, une sorte de renard noir. Son regard était d’une dureté sans faille, d’une lucidité impitoyable. Il l’avertissait que quelque chose de fatal la guettait, l’attendait là depuis la nuit des temps. Il savait qu’elle viendrait un jour à lui. Pourtant, malgré son appréhension, elle décida que c’était dans ce sous-sol qu’il fallait rester. C’était la salle la plus calme. Personne ne s’intéressait plus à ce monde disparu. Elle se glissa dans la salle voisine encombrée de morceaux de statues diverses et moins impressionnantes, s’accroupit derrière un gigantesque bloc de pierre et attendit. Bientôt les gardiens crièrent quelque chose d’incompréhensible et les voix se turent une à une. Puis un pas rapide résonna. Elle retint son souffle et se blottit contre le marbre, le coeur battant. Un gardien faisait un dernier tour des lieux. Il passa près d’elle sans la voir, puis sortit. Elle attendit.

Il faisait froid et au bout de quelque temps, elle se releva et marcha de long en large pour se réchauffer en regrettant de n’avoir pas gardé le châle de sa mère. Elle n’osait pas revenir dans la salle voisine où l’attendait le renard mais une autre pièce s’ouvrait derrière elle. À la lueur des réverbères qui filtrait par une sorte de soupirail, elle devina des manuscrits anciens. On n’y voyait presque rien et la salle était sans issue : il fallait qu’elle affronte le renard et sorte de cet endroit glacial. Elle s’approcha de l’embrasure voûtée. Il était toujours là, bien sûr, dans la pénombre, fixant le mur de son regard d’émail : « Allons, se dit-elle, ce n’est qu’une chose, moi je suis vivante ! Il ne peut rien contre moi». Elle se raidit, traversa la pièce d’un pas rapide, le regard fixé sur la sortie, luttant contre la peur qu’il lui saute sur le dos. Elle atteignit le rez-de-chaussée. L’escalier monumental qui menait au premier étage était orné d’une main-courante en fer forgé. Elle ôta ses galoches pour ne pas faire de bruit. Le sol était froid et doux. Elle caressa du doigt une des volutes de bronze de la rampe puis la suivante et commença à monter les marches l’une après l’autre. Sur le palier elle s’arrêta, tendue, attentive, cherchant à voir plus haut. Peut-être le gardien était-il encore là ? Peut-être quelqu’un habitait-il dans ce étrange endroit ? Le silence était total. Elle repartit et atteignit le premier étage.

Le chevalet était resté devant la toile que copiait le peintre. Les murs étaient tapissées de tableaux. Une toile immense l’arrêta un instant : une foule de personnages bien habillés entourait un homme magnifiquement vêtu assis auprès de son épouse sous un dais bleu à fleurs d’or. Au premier plan, un petit garçon la regardait. Elle passa d’un étage à l’autre, sans cesse surprise. Elle n’avait jamais rien vu de pareil. Cela ressemblait à une église mais les femmes nues qui s’y affichaient rendaient la comparaison impossible. La peur avait laissé la place à une sensation nouvelle qui lui poignait le coeur, une émotion inconnue, extraordinaire. Au troisième étage, la fatigue la prit. Elle s’étendit sur une banquette de toile usée placée au milieu d’une grande salle en serrant ses mains jointes entre ses genoux. À la fenêtre proche, la lune semblait avancer doucement entre les nuages. On entendait encore les bruits vagues de la ville, une rumeur sourde qu’elle ne connaissait pas, comme un grondement inquiétant. Elle imagina un instant que le renard se glissait furtivement le long des escaliers et la cherchait. Il devait avoir des crocs pointus lui aussi, il pourrait les enfoncer dans sa gorge ! Elle porta les mains à son cou pour se protéger. Puis elle pria un peu. Gabriel était blond alors que Jésus était brun sur toutes les peintures. Demain elle serait avec lui, eut-elle le temps de se dire avant de s’endormir.

Quand elle se réveilla, elle se sentait encore très fatiguée. Il faisait jour. Elle s’assit, entendit les portes du rez-de-chaussée s’ouvrir et comme les visiteurs entraient dans la salle, elle feignit d’être absorbée dans la contemplation d’un tableau puis elle redescendit au premier étage. Le peintre s’installait devant son chevalet et il lui sembla qu’il lui jetait un regard étonné. Elle sortit dès que cela lui fut possible.

Le temps était clair et frais. Les voitures à cheval de toute sorte avaient repris leur course folle. Elle avait faim, elle acheta un morceau de pain et reprit le chemin suivi la veille. Il fallait user la journée sans se faire remarquer. Des vitrines extraordinaires peuplées de silhouettes de femmes en belles robes bordaient les rues. Elle aperçut son reflet dans une glace. Comme elle était mal habillée ! Elle n’y avait jamais pensé. Au village, personne n’y prêtait attention. Tout le monde était vêtu de la même manière en semaine.

Elle marcha longtemps au hasard jusqu’à ce que le soir tombe. Elle rejoignit alors la cathédrale. Mais, de peur de rencontrer l’homme qui l’avait chassée la veille, elle rôda sans oser entrer et s’assit sur un muret près d’un portail secondaire. À sa grande surprise, un homme bien mis s’approcha d’elle et lui tendit une pièce de monnaie. Elle la refusa d’un geste en bredouillant quelque chose. Cela faisait deux fois qu’on la prenait pour une mendiante. Saisie de honte, elle se passa la main sur la figure et s’efforça en vain de démêler sa chevelure avec les doigts car son peigne était resté dans son sac. Puis elle attendit. Gabriel allait bientôt arriver.

La nuit vint. Neuf heures sonnèrent enfin sur le parvis désert. Pas un souffle de vent et pourtant, là-haut, des nuages filaient sur la lune presque pleine. De temps en temps, le trot d’un cheval troublait le silence de plus en plus lourd. Mais bientôt tout se tut. Au loin, une chouette cria. Il devait y avoir des arbres par là-bas, ce qu’ils appelaient un parc, peut-être. Elle s’endormit sur le banc de pierre du porche mais, vers minuit, le froid la réveilla : Gabriel ne viendrait plus, il ne fallait pas rester là.

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