chapitre 8

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Mais bientôt la nuit tomba et une certaine appréhension la reprit peu à peu. Les heures et les quarts d’heure sonnaient au clocher voisin. L’homme avait dit qu’il reviendrait à trois heures et, en somnolant, elle ne put s’empêcher d’attendre que le temps passe, bien décidée à ne pas bouger. Pourtant, au coup de deux heures quarante-cinq, poussée par une impulsion irréfléchie, elle se leva et, une fois de plus, elle se glissa furtivement dans les escaliers.

Au premier étage, une porte était ouverte. Elle entra et s’arrêta, saisie. C’était la bibliothèque du comte d’Eprémesnil : murs tendus de toile rouge foncé, boiseries, fauteuils de cuir, vaste tapis à ramages colorés... Des rayonnages vitrés portant un nombre considérable de volumes couvraient les murs. C’était là sûrement que travaillait le maître. Des tables de tailles diverses portaient des bibelots et des gravures anciennes étaient suspendues entre les fenêtres. Elle saisit au hasard un petit buste de marbre posé sur une console près de la porte, elle descendit au rez-de-chaussée et, sortant sur la terrasse, elle s’assit sur les marches, l’esprit encore empli des belles choses qu’elle avait aperçues et de la solennité du lieu.

Derrière la grille, les feuilles des platanes bruissaient dans le vent sombre, le ciel était couvert. Il faisait un peu froid.

Elle était seule au monde, il fallait qu’elle devienne grande et qu’elle apprenne à se défendre puisque personne ne la défendrait plus jamais.

Le temps passa, la rue était déserte, elle serrait contre elle la statue que son corps tiédissait doucement. Elle lui jeta un coup d’oeil : elle lui ressemblait un peu. C’était les mêmes boucles et le même nez droit. La même bouche. Une jeune fille un peu plus âgée qu’elle, peut-être. Une jeune fille d’un temps très ancien sûrement.

Elle caressa du doigt la surface blanche et douce de la nuque. Qui avait fait cela ? Pourquoi faisait-on le portrait de quelqu’un avec de la pierre ? Est-ce que ça coûtait cher ? Saisissant entre ses paumes le merveilleux visage de marbre, elle l’embrassa sur les joues et le front comme l’aurait fait sa mère si elle avait vécu et vérifia du bout de la langue qu’il était aussi lisse qu’il le paraissait. Ensuite elle le posa près d’elle sur les marches. Il se mit à contempler les arbres et elle le regarda en serrant son propre corps entre ses bras pour essayer de ne plus trembler. Le vent était tombé. Tout était calme. La lune apparaissait de temps à autre derrière les nuages. Presque sans le vouloir, elle prit la pose gracieuse et attentive de la statue et chercha ce que les yeux aveugles regardaient dans la nuit. Mais il n’y avait rien à voir. La statue était une chose. Rien ne se passait sous son front lisse ni sous les vagues blanches de sa chevelure.

Lisette aurait souvent voulu ne plus penser ou ne penser à rien comme elle l’avait entendu dire par d’autres mais elle avait eu beau essayer, elle n’y était jamais parvenue. Son esprit galopait sans cesse joyeusement comme un poulain échappé et cela lui plaisait aussi.

Et voilà qu’elle s’ennuyait. L’heure était passée maintenant. Le chiffonnier ne reviendrait pas. Elle en fut soulagée et remonta doucement dans sa chambre en emportant le buste. Elle le posa sur l’oreiller à côté d’elle et s’endormit rassurée par le profil immobile qu’éclairait la lune. Ce que serait demain, il ne fallait pas encore y penser.

Comme la veille, Miscetto était près d’elle quand elle se réveilla au début de l’après-midi. Cette fois, il s’était collé à sa jambe pour mieux sentir sa présence à travers la couverture. Elle était certaine pourtant d’avoir bien tiré la porte mais il avait réussi à l’entrouvrir pendant la nuit. Un peu de pain et un peu d’eau constituèrent son déjeuner. ll faudrait compléter cela plus tard. Le ragoût de l’avant-veille ne se laissait pas oublier.

La journée fut courte. Elle était en train peu à peu d’inverser le jour et la nuit et c’était très bien comme cela : elle vivrait la nuit et s’ennuierait moins le jour. Elle décida que le soir-même, elle remettrait la statue en place avec l’espoir que sa disparition n’avait pas été découverte, ce qui était probable car elle l’avait prise dans un bric-à-brac hétéroclite. Elle irait la revoir de temps en temps ; cette idée l’arrêta : de temps en temps ? Elle comptait donc rester longtemps dans cet endroit ? Mais la seconde suivante balaya cette question et elle passa à autre chose.

La nuit était avancée quand elle alla poser le buste là où elle l’avait pris. Cette fois, elle avait tout son temps. Elle regarda autour d’elle. Les livres qui chargeaient les étagères étaient plus épais encore que ceux qu’elle avait vus à la messe. Ouvrant une vitrine, elle passa les doigts sur le cuir d’une reliure et le flaira sans retrouver l’odeur de l’animal. Elle l’ouvrit, essaya de lire et saisit quelques mots mais l’essentiel lui échappait. Ce n’était pas du français, en tout cas ce n’était pas le sien. Que ce monde était étonnant ! Comme elle en savait peu de choses et comme elle avait envie d’en savoir plus !

Avec précaution, elle prit un livre moins épais que les autres. Il était illustré de dessins représentant des animaux et des enfants. Elle décida de l’emporter, ce serait un compagnon différent de la statue. Moins joli, mais plus bavard. Le livre sous le bras, elle fit le tour de la pièce. La lumière des réverbères éclairait suffisamment pour qu’elle puisse se déplacer sans mal. Dans un coin, devant une fenêtre, plusieurs feuillets étaient éparpillés sur une grande table.

Elle s’en approcha et lut :

« L’ombre flottait encore sur la plaine, moitié verte, moitié labourée, et d’où s’élevait une fumée, comme la vapeur des sueurs de l’homme. »

C’était beau, mystérieux et superbement calligraphié. A l’école, elle avait écrit à la plume elle aussi mais elle faisait souvent des taches. Sur ces feuilles-là, tout était propre et net. Elle parcourut encore quelques lignes. Il était question d’animaux sauvages et surtout de grands paysages. Les mots « vastes forêts », « lacs », « océan », « constellations » revenaient souvent ainsi que des descriptions de la campagne. Pourtant ce n’était pas la nature qu’elle connaissait. Elle n’aurait d’ailleurs jamais employé ce mot et ne l’avait jamais entendu prononcer autour d’elle. Elle ne connaissait que l’herbe des talus et des fossés, les animaux de la ferme et les plantes des champs qui faisaient vivre ou survivre sa famille depuis toujours. Mais ici, dans cette maison parisienne, on connaissait une nature admirable et inconnue.

Elle rouvrit le livre qu’elle avait pris et le posa sur le bureau. C’était un recueil de contes. Pourquoi ne pas y jeter un coup d’oeil tout de suite ? Elle s’assit et, pour se protéger du froid, elle tira sur elle un pan de la tenture qui encadrait la fenêtre puis elle commença. Et aussitôt, comme prise dans un enchantement, ayant oublié tout ce qui l’entourait, elle se jeta dans sa lecture et la poursuivit encore et encore, avec passion et avec bonheur comme si elle nourrissait quelque chose en elle, comme pour calmer une autre faim qu’elle ignorait jusqu’alors. Les heures passèrent et quand le soleil se leva, elle dormait, la tête posée sur le livre presque terminé.

La porte s’ouvrit : le comte entra. Il avait pris l’habitude de se lever à l’aube pour relire les feuillets dictés la veille à son secrétaire. Sa servante avait vu juste : c’était un homme triste, un homme tourmenté. Dans sa jeunesse, un livre qu’il avait écrit par désoeuvrement, avait obtenu un succès dont il avait été le premier étonné mais il ne s’y était pas attardé. Il voulait faire carrière et il était entré dans l’armée puis en politique où sa loyauté et son intelligence lui avaient valu l’estime du pouvoir. Il avait été recherché, admiré, jalousé même. Et puis le temps avait passé. Le souverain qui l’avait apprécié, avait disparu. De nouvelles étoiles montaient au firmament politique. Peu à peu il avait vu son crédit fondre, les sourires s’étaient adressés à d’autres, on ne l’invitait plus et il en souffrait.

Pourtant il avait participé en première ligne à des moments essentiels de l’histoire de son pays, il avait eu connaissances de faits ignorés de tous, son témoignage pouvait être précieux pour les générations futures. Comment faire valoir ce passé ?

Deux ans auparavant, l’idée lui était soudain venue d’écrire ses mémoires. Et tous les matins pendant quelques mois, il avait dicté ses souvenirs. Cela l’avait enchanté. Il savait que son style serait apprécié et il s’était persuadé peu à peu que cet ouvrage pouvait le remettre en lumière. Il allait prendre sa revanche, se venger de ses années d’obscurité, de l’indifférence injuste de son père ! Il avait trouvé la solution à ses souffrances et la vie avait repris peu à peu les couleurs de l’espoir oubliées depuis bien longtemps.

Et puis, un jour, il y avait de cela plus d’un an et alors qu’il avait déjà bien avancé son récit, il avait suffi d’un petit événement, peut-être une allusion maladroite d’un ami à la brillante carrière de son frère cadet pour lui couper brutalement les ailes. Et tout s’était arrêté. Il avait renoué avec l’amertume, avec l’aigreur et avec les insomnies. Sa vie était à nouveau suspendue et il craignait qu’elle ne reprenne plus jamais.

C’était un homme seul et il l’avait toujours été. Dès l’adolescence alors même qu’il était entouré d’amis et d’une famille nombreuse, il avait senti dans son coeur un glaçon qui n’avait jamais fondu sauf en de rares moments, en écoutant de la musique par exemple et puis ces moments étaient devenus rares au fil du temps. Désormais, quand il se réveillait au milieu de la nuit, la conscience du vide le saisissait et il se torturait pour comprendre pourquoi il souffrait et comment ne plus souffrir.

Il avait voyagé, visité Naples, Pompéi et les temples de la grande Grèce mais de retour à Paris, rien n’avait changé. Il avait beau réfléchir, chercher à se consoler auprès des femmes, parfois même se tourner vers un dieu auquel il ne croyait plus depuis longtemps, la solitude s’approfondissait, devenait une douleur qui l’empêchait de dormir et ne le lâchait plus. Il avait sans cesse la gorge serrée, des larmes lui venaient aux yeux aux moments les plus inopportuns et il souffrait surtout du retour des crises d’angoisse qui avaient pesé sur son adolescence et qu’il éprouvait à nouveau de plus en plus souvent.

Il relisait sans arrêt ses textes, les lissait et les remaniait avec de plus en plus d’insatisfaction. Quelque chose s’était glissé entre le monde et lui. Un écran gris voilait la musique, les plus beaux paysages, sa collection d’oeuvres d’art et le corps de ses maîtresses ou du moins leur souvenir... L’idée de la mort était sa compagne car il en était venu depuis quelque temps à souhaiter mourir. Seule cette perspective le soulageait un peu.

Il sortait justement d’une nuit difficile lorsqu’en entrant dans sa bibliothèque, il découvrit un spectacle invraisemblable : Lisette, à demi-enroulée dans les plis d’un rideau, la tête posée sur un livre ouvert et un bras abandonné contre une pile de ses précieux manuscrits sur lesquels Miscetto était étendu de tout son long. L’étonnement lui coupa le souffle. Il n’aimait pas l’inattendu. Sa vie n’était que triste routine mais il tenait à cette routine. Une colère muette l’envahit : que faisait là cette enfant ? Comment était-elle entrée ?

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