chapitre 9

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Il s’apprêtait à appeler son valet quand Lisette, peut-être sensible au regard courroucé posé sur elle, se tourna un peu dans son sommeil et le comte fut soudain saisi par sa ressemblance avec le petit buste grec de la console qui, il le constata soudain, avait changé de place.

Quel était donc ce mystère? Immobile et silencieux, pinçant sa lèvre inférieure entre ses doigts dans un geste qui lui était familier quand il était seul, il considéra avec perplexité les boucles brunes et la main fine de la petite fille... Puis, renonçant à appeler, il ferma doucement la porte et regagna sa chambre...

Lisette bougea à nouveau puis elle ouvrit les yeux. Aussitôt elle fut debout, tirant brutalement Miscetto d’un profond sommeil : il faisait jour ! On allait la surprendre ! Comment allait-elle pouvoir regagner sa chambre sans être vue ? Elle traversa la pièce et se glissa sans un bruit dans le couloir puis dans l’escalier. Personne ! Son coeur battait si fort qu’elle croyait l’entendre. Quelques secondes lui suffirent pour regagner sa mansarde et elle s’y enferma aussitôt.

Elle se souvint alors qu’elle n’avait pas pris la peine de ranger le livre de contes dans l’armoire vitrée. Il risquait de trahir son passage. Mais elle se reprocha surtout de s’être endormie et se jura de ne plus jamais s’asseoir dans ce bureau lors de ses errances nocturnes.

Elle se calma très vite cependant. Le souvenir du récit lui revint et avec ce souvenir, le regret de ne pas l’avoir terminé. Jamais elle n’aurait pensé qu’on pouvait tirer tant de plaisir d’un livre et d’une histoire inventée par quelqu’un d’autre. C’était la première fois qu’elle lisait un récit qui n’était pas une vie de saint. Comme elle avait envie de connaître la fin du conte qu’elle avait commencé ! Il fallait qu’elle y retourne la nuit suivante ! Après tout, les choses ne s’étaient pas si mal passées cette fois non plus. Personne n’avait rien su et désormais elle ne s’endormirait plus puisqu’elle resterait debout. Il fallait simplement qu’elle prenne avec elle le châle de sa mère pour ne pas avoir froid.

Pendant un long moment, elle rêva tout éveillée à sa lecture et puis elle s’endormit pour rattraper sa nuit trop courte. Il serait bien temps, ce soir, de trouver quelque chose à manger. Il fallait qu’elle soit prudente et qu’elle devienne raisonnable si elle voulait pouvoir jouir le plus longtemps possible de l’univers extraordinaire où l’avait conduite sa chance.

La nuit suivante, elle entra dans la bibliothèque plus tôt que la veille car son impatience était trop forte. Le livre de contes avait été rangé sur une étagère élevée. Elle réussit à s’en emparer en s’aidant d’un marchepied et se dirigea vers le bureau, bien décidée cette fois à le lire debout avant d’en prendre un autre, perspective qui la faisait sourire d’avance.

Comme elle s’apprêtait à le poser sur l’élégant sous-main de cuir, son regard parcourut le bureau : la pile de feuilles volantes avait disparu. Il n’en restait qu’une seule sur le plateau débarrassé des objets qui l’encombraient la veille. Sur cette feuille de couleur crème, elle lut :

« Comment vous appelez-vous, petite fille ? »

Le buste grec, posé sur un coin de la page, semblait examiner la question avec attention.

Lisette resta interdite. Elle prit la page et la considéra. La question lui était adressée, elle en était certaine et la présence de la statue à côté l’étonna. Quelqu’un avait donc su qu’elle l’avait prise ? Qu’importe, on s’intéressait à elle! Sans réfléchir plus longtemps, elle saisit une plume sur le bord de la table, la plongea dans l’encrier et, lentement, elle inscrivit une à une les lettres de son prénom. Malheureusement comme elle reposait la plume, la manche de sa robe effleura le papier et y ajouta une trace d’encre. Tant pis ! Son nom était quand même lisible. L’auteur de la question saurait qu’elle acceptait l’ouverture qu’il lui faisait. Elle sentit pétiller en elle un mélange d’espoir et de peur et décida de ne pas rester là plus longtemps. Saisissant le recueil de contes, elle fit d’abord quelques pas vers la porte puis elle se ravisa, revint près du bureau, retourna la feuille et y écrivit : « Les lapins ont pas la queue rousse ».

Et elle remonta aussitôt dans sa chambre après un rapide passage dans la cuisine où elle eut la chance de trouver des carottes et un morceau de lard cuit dont elle se régala. Puis elle s’interrogea : avait-elle eu raison de répondre à la question? Etait-ce un piège ? Elle l’ignorait. Elle termina sa lecture et resta rêver longtemps à l’histoire et au mystérieux message.

Très tôt, le lendemain matin, René d’Eprémesnil se rendit dans son bureau. Il était curieux, sans se l’avouer, de ce qu’il allait y trouver. Il n’avait parlé à personne de sa surprenante découverte et en était presque honteux. Cette indulgence ne lui ressemblait pas.

La pièce était vide.

Mais sur la feuille même où il avait posé sa question, il lut le prénom de Lisette. Sa simplicité le toucha. Il s’assit sur son fauteuil et sentit alors monter en lui quelque chose qu’il ne savait pas nommer parce qu’il ne l’avait jamais ressenti ou peut-être à un moment très ancien de sa vie et qui lui fit venir les larmes aux yeux. Il posa la feuille et réfléchit. Il voulait garder pour lui son secret. Il était certain que la petite n’avait pas pu entrer dans la maison en pleine nuit. Elle se cachait sûrement quelque part, il allait la chercher et la trouver. Cette perspective lui plut.

Il ne connaissait pas tous les recoins de sa propre demeure. Même s’il exigeait d’être bien servi, il ne se préoccupait pas d’organisation domestique. Il commença ce matin-là par descendre dans les caves. Il découvrit à cette occasion, l’alignement parfait des tonneaux et des tas de bois rangés par des mains inconnues pour que des feux pétillent dans sa chambre chaque soir d’hiver. Les caves avaient été taillées dans le tuf, elles étaient pleines de mystère et d’ombre. Sans bougie il ne put guère les explorer totalement. Il entrevit des bouteilles de vin. Cette visite l’amusait comme un enfant, il conservait cependant son maintien digne et son air froid car il craignait de rencontrer un de ses domestiques.

Il gagna ensuite l’écurie et y salua Tonio, le cocher. Miscetto était là, lové dans un tas de paille en un cercle parfait. Dérangé par la caresse de son maître, il se leva, bâilla et quitta les lieux. Le comte se rendit à l’évidence : aucune fillette ne pourrait passer inaperçue dans cet endroit car la salle était vaste mais sans recoin où se cacher.

Inutile de visiter le rez-de-chaussée et les deux premiers étages de l’hôtel, elle ne pouvait pas s’y trouver. Il décida alors de se rendre plus haut en empruntant, là aussi pour la première fois, l’escalier de service qui partait près de la cuisine. Après trois volées de marches, il se retrouva dans un couloir sur lequel donnaient de nombreuses pièces. Les femmes logeaient là, les garçons dormaient dans un dortoir au-dessus de l’écurie .

Même s’il savait les chambres vides à cette heure du jour, il n’osa pas tenter d’ouvrir une de ces portes. Qu’aurait-on pensé de lui ? Il avait toujours eu en mépris les amours ancillaires. Il se retira donc sans bruit et avec toujours autant de raideur, gravit le dernier escalier, celui des mansardes qu’il savait inoccupé.

Le couloir était plus petit et plus court : on était sous les toits. La première pièce était simplement meublée d’une table, d’une chaise et d’un petit lit de fer. L’austérité du lieu le frappa sans l’attrister. C’était ainsi : aux uns les grands lits, les calorifères et les édredons moelleux, aux autres les couches étroites et froides. Sa réflexion n’allait pas plus loin.

Il restait encore deux portes. La première révéla un autre intérieur sans joie. Derrière la seconde dormait Lisette. Il ne le savait pas mais quelque chose l’avertit qu’il touchait au but. Il ouvrit avec précaution. La petite fille dormait là en effet, dans le même cadre modeste, mais le soleil qui réchauffait la pièce, métamorphosait le décor en un nid lumineux. Le livre de contes était posé sur une chaise à côté du lit. La pièce était claire et bien rangée. L’enfant y était manifestement installée depuis longtemps. Le comte aperçut un bol de l’office et un morceau de pain. Miscetto, entré sur les talons de son maître, sauta sur le lit, décidé à reprendre sa sieste interrompue à l’écurie. Il se coucha sur l’oreiller, presque contre la joue de Lisette sans la toucher cependant et, fourrant son nez dans sa queue, il se rendormit. Sans un bruit, d’Eprémesnil se retira, ferma la porte avec soin et regagna calmement son bureau. Une joie légère le faisait sourire malgré lui.

Son secrétaire était déjà là ostensiblement occupé à compulser une pile de documents. Il avait vu la feuille et il jeta un coup d’œil interrogateur au comte. Mais celui-ci découragea sa curiosité par l'expression glacée qui lui avait été souvent utile et le congédia en quelques mots brefs : il avait besoin de réfléchir. Il reprit le papier, le retourna machinalement et découvrit la phrase qui était au dos. Elle était très mal écrite, il eut du mal à la déchiffrer et il resta perplexe devant l’énigme qu’elle lui posait. Puis il comprit : il feuilleta son manuscrit et retrouva le passage où il avait parlé des lapins « à la queue rousse » qui peuplaient les bois de son enfance : la petite avait voulu corriger une erreur. La naïveté et la générosité confiante dont témoignait ce geste le rassurèrent. La fillette ne lui voulait pas de mal.

Il posa le feuillet sur le coin de son bureau et se mit au travail avec plus d’allant que d’habitude. Il abattit, ce matin-là, une besogne considérable. Quand il posa sa plume au début de l’après-midi, il constata qu’un changement s’était produit en lui. C’était presque un miracle et il le devait à cette petite Lisette. Il fallait qu’il comprenne d’où elle venait.

Il se souvint tout à coup que Marie-Aurore, sa gouvernante, avait dû tout récemment chasser un valet qui était à son service depuis quelques années. Il y avait à peine prêté attention, car c’était un serviteur médiocre voire désagréable qui semblait mal supporter sa condition. La coïncidence l’intrigua, il mena une enquête discrète et lorsqu’il apprit que Gabriel avait été renvoyé pour avoir volé de la nourriture, il n’eut plus aucun doute : la présence de Lisette était liée à cela. Il avait été absent plusieurs semaines auparavant pour aller enterrer son père. Lisette devait être une parente, sa jeune sœur peut-être ? Il l’avait cachée dans cette mansarde retirée à l’insu de tous. Comme il était étrange qu’un garçon aussi simple ait été capable d’une telle initiative ! il n’avait jamais considéré les domestiques comme des êtres capables de réflexion personnelle ni d’originalité.

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