chapitre 14

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L’agitation croissait. Sorti d’une ruelle adjacente, un groupe d’hommes passa en criant. La femme et la petite fille s’arrêtèrent et les regardèrent s’éloigner avec un air si épuisé qu’il fit mal au comte. D’ailleurs il y avait trop de soleil, trop de poussière ! Les mouvements de la foule, la chaleur et le bruit, tout lui faisait mal ! Comme c’était difficile de marcher ! Comme il était fatigué !

Et soudain l’angoisse le saisit à la gorge, lui coupant la respiration comme s’il allait mourir tout de suite. Il s’adossa au mur le plus proche puis s’assit dans l’embrasure d’une fenêtre. Son coeur battait à tout rompre. Il essayait de calmer son souffle et de se raisonner : il avait si souvent souhaité la mort, pourquoi la craignait-il tout à coup? « La mort » disait-on mais c’était encore une parole de vivant, ce qu’il sentait n’avait pas de nom. C’était le désespoir du corps, le désir irraisonné de tous les organes de durer encore et toujours.

Une jeune femme s’approcha, attentive et grave : « Vous avez besoin d’aide, monsieur ? » . Il remercia, se redressa et elle s’éloigna aussitôt. Il se sentit un peu réconforté mais son esprit cherchait follement une issue à sa souffrance. Pourquoi donc n’avait-il pas eu d’enfants ? Pourquoi avait-il tout fait pour rester libre de toute attache ? Un vide desséchant l’entourait et non la tranquillité qu’il avait espérée. Il se tourna vers ses recours habituels : ses souvenirs d’amour, certains moments heureux de son enfance. Mais les rares bonheurs du passé pouvaient-ils donner du sens au présent ?

Pour le reste, il refusait de s’accrocher à l’espoir d’un au-delà. C’était pour lui une fuite devant cette terrible évidence : je ne serai plus. Non il n’était pas lâche, il était d’une autre trempe, il refusait de céder à la peur du néant en la meublant de croyances ineptes. Et puis maintenant il y avait Lisette et ses boucles brunes. Il l’avait retrouvée. Elle était venue à lui dans sa solitude et sa vulnérabilité, il avait besoin d’elle et il espérait qu’elle avait besoin de lui. Il puisa dans cette idée, le courage de se remettre debout et repartit d’un pas plus assuré.

La crise était passée.

Couchée sur le toit, Lisette regardait encore et encore le spectacle qui se déroulait vingt mètres plus bas. Dans les immeubles en face, des rideaux se soulevaient, des fenêtres s’ouvraient et des têtes se penchaient furtivement. Mais dans la rue, des femmes s’activaient, riant avec les hommes et aussi déterminées qu’eux.

D’où venaient ces gens ? Elle ne les avait jamais vus. Leurs visages, leurs voix et leurs rires surtout parlaient de liberté. Elle passa des heures à les observer. Le soleil tapait fort sur le métal, elle chercha d’abord l’ombre d’une grande cheminée de ciment et finit par s’y endormir. Puis, après un dernier regard à la barricade qui avait pris des proportions considérables, elle se résigna à rentrer dans sa chambre.

Une surprise l’attendait : le plateau avait disparu et sur le lit se trouvait un paquet orné d’un ruban doré. Pendant quelque temps, elle hésita à croire qu’il lui était destiné. Elle l’admira et le retourna longuement entre ses mains avant de se décider à l’ouvrir. Il était souple et léger. Elle finit tout de même par déchirer le papier et poussa un cri de joie. C’était une robe ! Une très belle robe blanche, légère et élégante et qui serait sûrement à sa taille.

Elle se déshabilla aussitôt, se lava de son mieux en se frottant le visage et le corps de ses mains et se fit sécher au soleil couchant devant la fenêtre ouverte puis, avec précaution, elle revêtit la robe. Le tissu d’excellente qualité tomba en plis gracieux autour d’elle. Elle se sentait jolie et pour la première fois, elle eut envie de se voir dans un miroir, elle qui venait d’un monde où on ne connaissait pas sa propre apparence. Pour mieux savourer son bonheur, elle s’étendit sur son lit en disposant l’étoffe des deux côtés de son corps puis elle tourna la tête et fourra son nez dans le tissu sur son épaule. Un parfum inconnu s’en dégageait qui lui sembla un cadeau de plus, une présence raffinée venue d’un autre monde.

Elle allait s’endormir quand, venant de l’autre bout de Paris par la fenêtre ouverte, le tocsin retentit et, l’une après l’autre, toutes les églises de la ville lancèrent l’appel affolé qu’elle avait déjà entendu une fois lors de l’incendie de la ferme de ses voisins. Elle se souvenait trop bien des longues flammes jaillissant d’un tas de paille que fuyaient les rats et de la détresse des fermiers. Cette fois, les cloches appelaient à la révolte. Lisette pressentit que la joie ne durerait pas. Elle se leva pour fermer la fenêtre et se blottit dans son lit. Elle ne voulait plus avoir peur, elle ne voulait plus du malheur.

Deux étages plus bas, le comte contemplait la rue. Une barricade s’élevait également à quelques mètres de sa grille et sans s’en inquiéter excessivement, il restait quand même vigilant. Après son malaise, il était passé chez son tailleur habituel avec l’intention d’y commander une tenue pour Lisette. Mais une cliente venait de ramener une robe trop petite pour la jeune personne à qui elle était destinée et il avait décidé de l’emporter aussitôt, sans attendre, même s’il aurait préféré une couleur plus vive. Du jaune d’or par exemple, du rouge ou un tissu à fleurs mais l’urgence de faire plaisir tout de suite à Lisette l’avait emporté et il l’avait achetée sur le champ.

Seulement il avait bien cru qu’il n’arriverait jamais à rentrer chez lui. La rue était très échauffée et il avait fini par comprendre que le peuple réclamait la libération d’un homme dont il n’avait jamais entendu parler. Perché sur une borne, un grand jeune homme brun clamait à pleins poumons un discours où les mots république et liberté qui revenaient souvent en fin de phrase étaient acclamés par une assistance de plus en plus nombreuse. Il relevait sans cesse une mèche brune qui lui tombait sur le visage et le comte avait été frappé par sa beauté et par la passion qui l’animait. D’ailleurs son propos touchait juste.

Autour de lui, on faisait écho à la harangue, la colère grondait et il avait senti venir le moment où l’émeute échapperait aux meneurs et où la foule s’en prendrait indifféremment à n’importe quel passant un peu trop bien habillé. Quelques regards l’avaient effrayé. Il avait été soulagé de regagner sa demeure et de se faire ouvrir le portail soigneusement verrouillé par ses domestiques. Cela faisait longtemps que les maisons parisiennes n’étaient plus conçues pour faire barrière à des agresseurs déterminés. Depuis des années, rien n’avait troublé l’ordre de la ville.

S’il ne craignait plus que l’on puisse menacer sa personne, il redoutait par contre que l’on s’en prenne à ses biens. Il était fier de son jardin soigné, de sa grille ouvragée, de sa glycine centenaire et surtout de la rotonde entièrement vitrée qui pouvait attirer soudain l’attention d’un lanceur de pavé et lui donner envie d’ajouter au tintamarre le son réjouissant des vitrages fracassés. Il ne s’éloignait donc guère de la fenêtre et observait l’évolution de la situation avec une curiosité teintée d’inquiétude.

De jeunes garçons jouaient en haut de la barricade devenue immense. Une femme vêtue d’un tablier blanc et d’une robe noire cria du coin de la rue : « Casimir, descends tout de suite, c’est ton père qui te l’ordonne! ». Deux hommes fumaient, assis sur une vespasienne que l’on avait arrachée au trottoir mais qu’on avait dû abandonner sur place à cause de son poids. Perchés au sommet, brandissant un drapeau tricolore, quelques hommes s’apprêtaient déjà à copier les héros du siècle précédent. L’un d’eux s’était donné l’apparence de Robespierre et toisait avec froideur des troupes encore invisibles. Mais le comte en observa d’autres, plus discrets qui tentaient d’organiser le groupe sans grand résultat. L’heure était plus à l’héroïsme flamboyant qu’à la raison.

La nuit vint, des feux furent allumés. Favorisé par l’alcool qui semblait couler largement, le tapage ne cessait de croître. Les visages n’étaient plus les mêmes. Des barricades éloignées ayant cédé, ceux qui les tenaient avaient reflué jusque-là. Leur expression était fermée et dure. Ils avaient vu charger la troupe et savaient ce qui allait se passer. Des enfants et des femmes étaient encore présents mais on les ignorait, on les repoussait même. L’émeute était devenue une affaire d’hommes, c’était la guerre des hommes et tout le monde le sentait. L’enjeu même était oublié, on voulait se battre pour se battre, mourir pour mourir et surtout se venger une fois pour toutes et sans savoir de quoi.

Fasciné par la beauté sombre de la scène, le comte découvrit qu’il se sentait bien. Un sentiment primitif l’avait saisi avec une intensité exaltante ; sa modération d’homme cultivé cédait la place à un élan physique qui avait le goût du sang, de l’amour et le goût de la jeunesse. S’il s’était écouté, il serait sorti se mêler lui aussi à cette foule sauvage comme on se sent parfois attiré par un torrent furieux. Mais il se retint, bien sûr. Il n’aimait pas le peuple et n’accordait qu’un intérêt de pure convention aux idées des philosophes qu’il avait pourtant lus avec attention. Certes sur le papier, tout le monde se valait et méritait d’être traité avec équité mais dans la réalité, il n’aurait cédé sa place à personne et l’injustice ne lui faisait pas peur quand elle servait son intérêt. Il se contenta donc de rester debout là et de se repaître du spectacle en se souvenant du mot de Hugo : « Le peuple a toujours raison sur le fond, jamais sur la forme ».

Des cris éclatèrent. Venant du fond de l’avenue, un homme accourait en hurlant des mots qu’il ne comprit pas tout de suite : « Ils arrivent, ils arrivent ! » criait-il. Encore quelques mètres et il atteignit la barricade, l’escalada en quelques secondes et se jeta à l’abri d’un tronc abattu.

Ils arrivaient en effet. Au bout de la rue, en colonnes serrées, comme une sombre procession, une machine faite d’hommes qui ne savaient qu’obéir. En un clin d’œil, la barricade se vida de la moitié de ses défenseurs. Devant un combat trop inégal, ils choisissaient de vivre. Le comte les comprit. Il aurait fait comme eux mais d’autres restaient. Il les regarda. Quelque chose le dépassait. Qu’on puisse se sacrifier à une cause lui semblait inconcevable, stupide même mais émouvant et peut-être admirable.

Le spectacle devint saisissant. Une fumée épaisse, trouée par la lueur orangée des torches, masquait désormais la barricade. Le vacarme était à son comble. Bouleversé jusqu’au fond de l’âme par la folie générale, d’Eprémesnil se sentit partagé entre l’angoisse et l’exaltation. Les cris perçants, les noms clamés dans l’obscurité, « Louis, par ici ! Jean-Pierre! …», furent soudain couverts par le bruit des tambours battant la charge. Il y eut une brusque mitraille, l’odeur de la poudre emplit l’air et des coups de feu isolés retentirent. Une mêlée confuse s’ensuivit. Les torches avaient été précipitamment éteintes et on se battait dans le noir puis le bruit se calma soudain.

Alors, dans le silence revenu, le comte entendit les hurlements des blessés qu’on achevait, il entrevit des scènes affreuses éclairées par l’incendie. Saisi d’horreur et révolté, il écoutait et cherchait à voir dans la pénombre. Toute son éducation chrétienne condamnait la barbarie abominable qui se déroulait là.

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