chapitre 15

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Quand le jour se leva enfin, il put distinguer une trentaine de corps meurtris alignés sur le pavé. Des soldats, bien plus nombreux, se tenaient à l’écart et semblaient échanger avec calme, appuyés sur la crosse de leur fusil. Certains fumaient, plusieurs étaient ivres. Ils étaient la force, ils étaient l’ordre que le comte prisait tant d’habitude mais il en ressentit une sorte de honte qu’aucune argutie de salon n’aurait pu balayer. Il avait vu les émeutiers, ce n’était pas des voyous, c’était des pauvres gens d’habitude invisibles et qui, ce jour-là, avaient demandé leur part.

On commençait à dégager la rue du fatras d’objets accumulés sur la barricade. Des armes abandonnées, des vêtements, des chaussures jonchaient le sol. Un pot de bégonia renversé faisait une tache rouge sur les pavés. Des tombereaux arrivèrent tirés par de grands chevaux. Le comte se pencha pour mieux les voir et se figea soudain : un homme était caché dans son jardin ! Il était allongé contre le mur qui le masquait aux regards des troupes toutes proches. Terré dans un massif de fleurs, il était livide et le fixait. Comme un enfant angoissé, il porta son index à ses lèvres pour lui implorer le silence. C’était Gabriel. Il était blessé… Un geste, un regard trop appuyé pouvaient trahir sa présence. René d’Eprémesnil ferma la fenêtre, recula de quelques pas et resta debout au milieu de la pièce, la main posée sur le dossier de son fauteuil. Quelques mois auparavant, il n’aurait pas hésité une seconde à dénoncer l’intrus, mais à cet instant il était perplexe. Son regard erra sur ses manuscrits et il sentit fugitivement l’ennui qu’ils lui inspiraient tout à coup. L’aventure l’avait empoigné, il se sentit vivant comme un jeune homme et sut qu’une partie de lui-même ne vieillirait jamais.

Lisette se réveilla. Avant d’ouvrir les yeux, elle perçut la douceur de la mousseline sur son corps et resta flotter entre veille et sommeil sans chercher à se rappeler ce qui s’était passé. Elle n’avait plus envie de savoir où elle se trouvait. Cela lui vint cependant malgré elle, la marche au bord du canal, le plateau sur le lit, le soleil, la robe blanche et l’émeute. Tout revenait à flots ; elle ouvrit les yeux. Le jour s’était levé. Elle s’assit et écouta. On n’entendait plus rien. Qu’était devenue la fête sauvage ?

Le comte réfléchissait intensément. Il ne pouvait avoir recours ni à ses domestiques ni à ses nombreux et puissants amis sans se compromettre, pourtant il devait sauver Gabriel. Sa relation avec Lisette en dépendait, mais c’était aussi désormais un mouvement personnel qui l’y incitait. Il descendit au jardin et, traversant la terrasse sans un regard pour le blessé blotti contre le mur et qui le regardait arriver avec anxiété, il se présenta à travers la grille au capitaine qui avait pris la barricade. Celui-ci lui adressa la parole avec déférence :

— Tout va bien, Monsieur le Ministre ?

— Oui, tout va bien. Je vois que vos hommes travaillent vite, bientôt tout cela ne sera qu’un mauvais souvenir.

— Je l’espère bien.

— Quand comptez-vous avoir terminé ?

— D’ici une heure tout sera comme avant. Vous n’avez plus rien à craindre. »

Caché par le mur sur lequel reposait la grille, Gabriel n’était qu’à quelques mètres du soldat. En se retournant pour rentrer chez lui, le comte parcourut avec naturel son jardin du regard et croisa celui du jeune homme. Il était blême de terreur et probablement de douleur. Il faudrait le mettre à l’abri au plus vite d’autant plus que la pluie commençait à tomber. Et puis le capitaine pouvait avoir l’idée d’explorer un peu les lieux car de nombreux Parisiens avaient jadis caché des émeutiers dans des circonstances semblables.

Il ne pouvait s’attarder là, il regagna donc dignement sa demeure.

Dans une heure, il aurait tout loisir d’intervenir lui-même. L’idéal serait d’éloigner ses domestiques et notamment Tonio. D’une part parce qu’il serait plus facile dans un premier temps de cacher Gabriel dans l’écurie mais aussi - et surtout - parce qu’il soupçonnait depuis longtemps son cocher d’être un indicateur de police. Il le fit donc appeler et l’envoya à l’autre bout de Paris sous prétexte de voir si sa sœur Edmée n’avait pas souffert des événements. Il lui demanda de passer la nuit chez elle pour plus de sécurité.

Moins d’une demi-heure après, la voie était libre. Les derniers tombereaux s’étaient éloignés, seuls les troncs des arbres abattus attendaient sur le bord de la rue d’être débités et emportés. D’Eprémesnil sortit et s’approcha de Gabriel qui avait rampé jusqu’à un buisson plus épais. Il était à demi-conscient et demanda à boire dans un souffle à peine audible. Le comte se pencha vers lui :

— Il faut que je vous cache dans l’écurie. Pouvez-vous m’aider ?

Gabriel acquiesça sans un mot et souleva un peu le bras pour que son ancien maître s’en saisisse. Sans laisser de place à son horreur du sang, ce dernier l’empoigna avec décision et, très rapidement, il le traîna jusqu’à l’écurie où il l’allongea sur une couche de paille. S’emparant du gobelet dont Tonio coiffait sa bouteille de vin, il le remplit dans un seau d’eau et fit boire le blessé. Celui-ci gardait les yeux fermés et le comte dut lui soutenir la tête. Il se voyait faire avec stupeur, s’étonnant lui-même de la facilité avec laquelle il agissait.

Maintenant il fallait parler à Lisette. Les circonstances n’étaient sûrement pas celles qu’il aurait souhaitées pour la rencontrer mais il n’avait pas le choix. Il gravit rapidement les volées de marche sans vouloir s’avouer que les battements de son coeur n’étaient pas seulement dûs à l’effort physique.

En entrant dans sa mansarde, il la trouva assise sur le sol de sa chambre. Revêtue de sa robe blanche, elle contemplait un tableau posé sur une chaise. Il ignorait qu’elle l’avait déjà aperçu et se présenta brièvement :

—Bonjour Lisette, je suis René d’Eprémesnil, c’est mon manuscrit que vous avez corrigé et je vous en remercie. Mais nous n’avons pas le temps d’en parler maintenant. Votre oncle est en bas, dans l’écurie, il a été blessé sur la barricade. Je vais le cacher ici dans la mansarde voisine. Il faut que vous m’aidiez.

Lisette avait levé la tête vers lui. Il lui fallut quelques secondes pour saisir ce qui lui était dit.

— Oui, monsieur, répondit-elle lorsqu’elle eut enfin compris que Gabriel était là et qu’il était blessé.

Puis elle se leva prestement et, intimidée, elle resta debout, les mains serrées l’une contre l’autre.

— Bien, je reviendrai cette nuit avec lui, dit-il.

Son regard se posa alors plus précisément sur la toile et malgré l’urgence de la situation, son regard d’expert nota que c’était un merveilleux travail de maître. Comment se trouvait-il là ? se demanda-t-il une seconde mais il balaya aussitôt la question.

La nuit venue, il revint soutenant Gabriel qui délirait et le fit entrer dans la mansarde voisine. Lisette, figée sur le seuil de sa chambre, regardait son oncle avec effroi. Tout ce sang ! Cette pâleur ! Il ne semblait pas la reconnaître et c’est à peine si elle le reconnaissait. Le comte lava et pansa sa blessure, plus spectaculaire que grave, comme il l’avait vu faire à la bataille de Lillemond puis il partit en disant :

— Reste à côté de lui et donne-lui à boire s’il le demande mais surtout il ne faut pas qu’il fasse de bruit. C’est important tu comprends?

Lisette acquiesça gravement.

Le comte passa une nuit étrange : pour la première fois de sa vie, il était plus préoccupé par quelqu’un d’autre que par lui-même. Comment sauver Gabriel ? Où le cacher ? Comment lui permettre d’échapper à la police impériale dont il connaissait la redoutable efficacité et qui ne manquerait pas de rechercher les insurgés ?

Ses inquiétudes se révélèrent justifiées : à la première heure, un de ses domestiques vint l’avertir qu’un soldat en uniforme voulait le voir. C’était le capitaine avec qui il avait échangé quelques mots près de la barricade et qui le salua cette fois sans un sourire.

— Monsieur le Ministre, j’ai ordre de fouiller votre demeure maintenant. Toutes les maisons du quartier vont l’être. Je suis au regret de vous imposer ce désagrément : j’ai des ordres.

Le comte eut un haut-le corps. Toujours préservé dans sa vie privée des embarras de la police, il n’avait pas imaginé qu’on puisse le soupçonner. Il sentit qu’il fallait qu’il justifie sur le champ son mouvement de surprise.

— Il est hors de question que qui que ce soit pénètre chez moi sans mon accord, dit-il d’une voix ferme, et mon accord, vous ne l’avez pas. Qui est votre chef ?

Le capitaine cita un nom inconnu .

— Allez lui dire que le Ministre René d’Eprémesnil veut le voir.

Intimidé par tant de hauteur mais soulagé d’avoir un prétexte pour battre en retraite dignement, le capitaine ne répliqua pas et sortit après avoir salué.

Dès qu’il eut entendu la porte d’entrée se refermer, le comte se précipita dans l’escalier de service, si vite qu’il trébucha entre le deuxième et le troisième étage. En se rattrapant de justesse à la rampe, il sentit que sa coiffure avait été dérangée par ce faux mouvement et tenta gauchement de remettre en place la mèche avec laquelle il masquait sa calvitie naissante. Il n’y parvint que partiellement car il était ébouriffé quand il fit irruption dans la mansarde de Lisette.

Elle était agenouillée devant le même tableau.

— Gabriel s’est réveillé, dit-elle, il veut rester tout seul pour le moment. Je lui ai juste donné à boire.

— Il faut qu’on le cache, Lisette, la police le cherche. Il faut qu’on le cache !

— Mais où ? répondit Lisette à qui le mot « police » avait fait ouvrir des yeux terrifiés.

Des coups frappés à la porte d’entrée quatre étages plus bas, la glacèrent un peu plus.

— Je ne sais pas, je ne sais pas….balbutia le comte en parcourant du regard la pièce…en tout cas, je dirai que je ne savais pas qu’il était ici. Vous avez compris ?

Et il sortit en emportant des linges sanglants roulés en boule.

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