chapitre 16

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Impressionnés par le vacarme et les injonctions des policiers, les domestiques avaient pris l’initiative d’ouvrir le portail de l’hôtel. Un officier dont l’assurance était inversement proportionnelle à sa petite taille, informa le comte que son logis allait être fouillé « sans délai ». Cette fois, celui-ci ne put que s’incliner. Il avait rapidement échafaudé une fable qui le mettait hors de cause. Après tout, personne ne savait que Lisette habitait chez lui, il pourrait sans doute la rendre responsable de la présence de Gabriel. Mais alors qu’adviendrait-il d’eux ? Voulait-il vraiment les laisser à la police ? Il se ressaisit : il fallait la défendre, les défendre et assumer sa responsabilité.

Sur ordre de l’officier, cinq ou six sbires entrèrent dans les lieux et après un rapide repérage, se répartirent la fouille. Deux d’entre eux resteraient au rez-de-chaussée, les autres visiteraient les étages. Prétextant froidement qu’il avait à faire d’Eprémesnil s’installa ostensiblement devant son bureau bien ciré et se plongea dans ses papiers. Il vit les policiers s’engager dans l’escalier de service. Plusieurs minutes s’écoulèrent et les trois hommes redescendirent, quelque temps encore et l’officier se présenta à sa porte et prit congé. Le comte entendit le portail se refermer et resta encore un peu dans son bureau. Puis il se glissa sans un bruit jusqu’au dernier étage. Toutes les portes étaient ouvertes. La chambre de Lisette était déserte. Le cadre tourné contre le mur présentait son dos grisâtre et anonyme. Il n’avait manifestement intéressé personne.

Lisette et Gabriel se serraient l’un contre l’autre derrière une grande cheminée. Immobiles tétanisés par l’effroi, ils se blottissaient contre le ciment. Gabriel claquait des dents et semblait sur le point de perdre connaissance. Malgré sa peur, Lisette se désolait en considérant les traces qui maculaient sa robe blanche. C’était sûr, il faudrait la jeter. Elle avait réussi à tirer la fenêtre derrière elle et elle espérait de tout son cœur que personne n’aurait idée de venir les chercher sur les toits. Si cela devait se faire, elle s’était d’ailleurs résignée à se laisser prendre car Gabriel ne pourrait certainement pas fuir et elle ne le laisserait pas seul. Le faire sortir de la chambre par la fenêtre n’avait été possible que sous le fouet de la terreur que lui inspirait la seule mention de la police. Mais il payait le prix de son effort. Livide, les yeux fermés, il faisait peine à voir.

La pluie résonnait sur le zinc luisant. Gabriel gémit, Lisette se tourna vers lui : « Chut! » dit-elle et il se tut. Le temps passa, elle sentait des gouttes d’eau couler le long de son dos et ses boucles de cheveux détrempées pendaient sur son visage.

Un bruit. On ouvrait la fenêtre. Quelqu’un dit doucement :

—Lisette, ils sont partis, vous pouvez revenir.

Après une hésitation, elle se redressa et aperçut le comte dans l’encadrement de la fenêtre. Elle aida Gabriel à se lever et à entrer dans la chambre. Il fallut le dévêtir et le couvrir pour qu’il se réchauffe mais il parut bientôt reprendre des forces et s’endormit profondément.

René d’Eprémesnil et Lisette se retrouvèrent dans le couloir. Elle releva les mèches qui tombaient sur son visage et baissant les yeux sur sa robe, elle essaya de la lisser des deux mains en murmurant :

— Elle est toute sale maintenant.

Le comte se sentait démuni. La situation l’embarrassait. Il n’avait pas adressé la parole à un enfant depuis qu’il était lui-même adulte et il ne savait que dire. Ce fut Lisette qui reprit la parole. Ses yeux noirs étaient agrandis par la peur :

— Est-ce qu’ils vont revenir ? J’ai peur, je voudrais bien partir d’ici avec Gabriel. Est-ce qu’on ne peut pas s’en aller ?

— Oui, il faut qu’il parte et que vous l’accompagniez pour le soigner. Je vais vous donner de l’argent et quand il sera guéri, je le reprendrai à mon service puisque je sais maintenant qu’il n’a rien fait de mal. Mais pour l’instant, il faut fuir.

Elle ne posa pas d’autres questions mais ses yeux parlaient pour elle. Et il les comprit.

— Pour vous, Lisette, je verrai plus tard, j’aurai sûrement encore besoin que vous relisiez mes textes, dit-il avec un demi-sourire, ce qu’il faut maintenant c’est que vous partiez au plus vite. Je vais faire le nécessaire. Restez là pour le moment.

Reprenant timidement la parole, Lisette énonça d’une voix à peine audible :

— J’aime bien lire les livres.

Le comte sourit franchement :

— J’ai vu cela, je vous en donnerai autant que vous voudrez, dit-il avant de sortir.

Il regagna l’escalier de service et le descendit sans un bruit. Mais, comme il ouvrait la porte donnant sur le couloir du rez-de-chaussée, il eut un haut-le-corps : Marie-Aurore était là, debout à l’entrée de la cuisine et elle le regardait.

Gabriel se réveilla. Il se sentait mieux. Sa blessure le faisait moins souffrir, il avait intensément soif. Quelqu’un lui parlait. Il tourna la tête et vit Lisette. Elle tenait un verre d’eau. Elle le lui tendit et il le vida aussitôt. Et elle parla. Il fallait partir, fuir la police, le comte allait les aider. Ils retourneraient chez eux.

Gabriel écoutait sans comprendre. Ce qu’il voulait, lui, c’était combattre, combattre encore pour faire gagner ceux qui s’étaient levés comme lui pour en finir avec la souffrance et avec la honte d’être pauvre. Beaucoup étaient morts, cela lui revenait maintenant, Charles, Louis, Stéphane, Pierre peut-être ! Les larmes lui montèrent aux yeux, des larmes de colère impuissante autant que de désespoir. Il se souleva sur un coude mais dut renoncer aussitôt. Il avait mal et il était trop faible, il fallait attendre. Il se recoucha et parcourut du regard la petite chambre. Il la reconnaissait pour l’avoir visitée quand il cherchait une cachette pour Lisette et maintenant c’était lui qui se cachait ! Il tourna les yeux vers sa nièce.

— Comment as-tu fait pour rester

— Je me suis cachée en bas, dans le salon jusqu’à ce que tu partes.

— Mais pourquoi ?

— Je ne voulais pas retourner à Saint-François. C’est tellement plus beau ici…et puis les gens sont… mieux, tout est mieux.

Et elle raconta tout pêle-mêle : la péniche et le chien, la robe et le cimetière, l’écluse et le musée et les échanges secrets avec le comte…

Gabriel écoutait stupéfait. Il regardait son petit visage comme s’il le voyait pour la première fois. Il s’était trompé sur son compte, elle aussi avait des rêves et des désirs. Elle n’était pas la petite fille décidée mais naïve et facile à éblouir qu’il avait retrouvée à chaque fois qu’il était rentré au pays. La ville l’avait déjà changée, la découverte de la richesse l’avait déjà séduite. Et ça, il pouvait le comprendre même s’il avait choisi lui-même une autre voie.

Il soupira et détourna la tête. Lisette lui servit un autre verre d’eau, il le but aussi vite que le premier puis se tournant difficilement sur le côté, il revit tout ce qui s’était passé avant la journée fatale de la veille. Comme il avait changé après son renvoi en écoutant les discours enflammés de Pierre contre l’empereur et contre tous les pouvoirs ! Comme il avait cru à l’avenir radieux qui lui était promis ! Il se souvint de leur première rencontre très peu de temps près son arrivée à Saint-Dauger.

À la pause, tous les hommes qui travaillaient sur le domaine s’étaient retrouvés à l’écart, comme chaque jour, à l’ombre du chêne qui marquait l’entrée de la cour. Ils étaient une dizaine. Certains assis sur les bras d’une charrette laissée là en attente, les plus jeunes debout ou adossés à l’arbre, les mains dans les poches. Même sous le feuillage, il faisait chaud. C’était l’heure où le soleil semble immobile au milieu du ciel. Ils se taisaient tous, méditant l’événement de la journée : le matin-même, Victor avait été renvoyé pour avoir laissé mourir une vache en train de vêler parce qu’il s’était endormi au lieu de la surveiller. Victor était un pauvre garçon à qui on n’aurait jamais dû confier une responsabilité pareille. On ne lui connaissait ni famille ni logis, il avait été accueilli à la ferme par charité et aussi parce qu’on avait eu besoin de main d’oeuvre à ce moment-là. Puis on l’avait gardé. Le chasser maintenant c’était le condamner à la misère et peut-être à la mort. Ils le savaient tous pourtant ils restaient silencieux : la faute était grave et la punition justifiée pour la plupart d’entre eux, les vieux surtout qui gardaient ancré en eux un lien ancestral aux animaux.

Pierre était assis sur le bout du brancard qui touchait le sol. Il se leva. Il n’était pas très grand mais massif. C’était un travailleur hors pair, taciturne et efficace. Il fit un pas en avant et prit la parole : « Qu’est-ce qu’il va devenir, Victor ? S’il a dormi, c’est parce qu’il avait travaillé toute la journée et une partie de la nuit d’avant et parce que personne ne voulait surveiller les bêtes cette nuit. Ce n’est pas de sa faute ! ». Il les regarda mais leurs yeux fuyaient ou s’attachaient à leurs mains. Une onde de colère le souleva et il articula d’une voix forte : « Ce n’est pas juste ! Ce n’est pas juste ! ». Cette fois, les yeux se tournèrent involontairement vers lui. Mathieu se redressa comme s’il allait parler puis il sembla balayer quelque chose de la main, baissa la tête et jeta un regard en coulisse à Louis qui aimait bien se faire entendre d’habitude mais qui, cette fois, resta muet lui aussi. Un coq chanta.

Pierre s’avisa alors que Gabriel, assis sur une souche à sa droite, le fixait de ses yeux clairs avec une expression indéchiffrable. Il se tourna vers lui et en accompagnant ses mots d’un geste vif du bras, il s’écria : « Et toi là, tu en penses quoi ? Tu trouves ça normal ? Tu trouves ça juste ? ». Il avait presque crié ces derniers mots et quelques-uns se tournèrent vers le bâtiment principal pour voir si le régisseur l’avait entendu puis ils revinrent à Pierre. Gabriel ne l’avait pas quitté des yeux. « Non, ce n’est pas juste », répondit-il fermement et il se leva, soudain saisi par le sentiment d’admiration qu’il avait déjà éprouvé face à Lisette : l’admiration devant ceux qui savent dire non.

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