chapitre 19

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Elle était fatiguée, nauséeuse et grelottait dans le vent de l’aube. Gabriel, la tête appuyée contre le mur gardait les yeux fermés. Il fallait qu’il dorme.

La maison était silencieuse. Lisette tenta d’ouvrir la porte d’entrée. Impossible. On avait dû la fermer à clé pour la nuit. Elle frappa. Personne. Elle se dirigea vers le pignon de la maison et découvrit la clé, posée à même le sol sous une pierre plate où on ne la plaçait que pour le temps de la messe le dimanche. La maison était donc vide ! Anastasie était partie vivre chez son autre fils ! Elle en fut infiniment soulagée.

Dès son entrée, elle fut frappée par l’intense odeur de créosote dont la fumée du foyer avait imprégné toute chose. Elle l’avait oubliée. Elle s’avança… Le soleil levant entrant avec elle éclaira la petite pièce au sol de terre battue, les lits-clos et l’âtre vide. Il faisait frais, presque froid. Elle posa son sac et parcourut du regard avec étonnement le décor dont jadis elle ne savait pas la simplicité. Elle eut un peu honte et elle eut aussitôt honte de sa honte.

Il fallait s’occuper de Gabriel. Elle sortit les couettes de balle que les souris avaient miraculeusement épargnées et les secoua. Puis elle les étendit sur le plus grand lit et l’aida à s’y coucher. Elle ouvrit avec peine la fenêtre qu’elle avait toujours vue fermée et s’efforça d’aérer et de mettre un peu d’ordre autour d’elle puis elle fit un feu pour assécher un peu cette humidité de cave. Ensuite, comme la chaleur montait, elle s’installa à l’ombre derrière la maison et sommeilla longuement. À son réveil, Gabriel dormait encore. Bientôt il faudrait lui faire à manger et d’ailleurs elle-même commençait à avoir faim.

Le comte lui avait dit qu’il lui donnerait de l’argent. Où était-il donc ? Elle sortit et ouvrit le coffre qui était resté sur l’herbe au bord du chemin. Une bourse était posée sur des piles de livres. Elle l’ouvrit et découvrit plus de pièces de monnaie qu’elle n’en avait jamais vues. Elle en prit une poignée puis, après avoir caché le reste sous le lit et tiré la caisse dans la cour, elle partit chez sa plus proche voisine en laissant Gabriel poursuivre sa nuit dans la lumière du soleil et le crépitement du feu de bois.

La ferme était à trois cents mètres de chez elle. Elle s’y rendit par un sentier bordé d’ombelles blanches qu’il lui sembla voir pour la première fois. Elle trouva Jeanne-Marie, sa voisine, balayant la cour avec une branche de genêt. Lisette l’avait toujours vue vêtue de noir et aussi maigre que méchante. Lorsqu’elle s’approcha, la paysanne la dévisagea avec l’expression hostile qui lui était habituelle et qui la mettait mal à l’aise.

— Vous êtes revenus ? dit-elle d’une voix cassée;

— Il n’y a que Gabriel et moi, répondit Lisette. La grand-mère doit être à Amiens, chez Joseph.

Et comme la vieille femme s’était remise à balayer sans un regard, elle reprit :

— Est-ce que vous avez des oeufs à vendre ?

Jeanne-Marie releva la tête.

— J’en ai trois, si tu veux. Mais tu n’as qu’à reprendre la poule de ta grand mère. Elle me les a laissées en partant. Il n’en reste qu’une. Les autres, je les ai mangées. Ça faisait trop à nourrir.

— C’est la Rousse qui reste ? C’est Roussette ?

— Non c’est la Noire. Une bonne pondeuse. Un peu sauvage quand même.

Lisette eut un pincement au coeur. Elle aurait été heureuse de retrouver Roussette et elle n’avait aucune sympathie pour la Noire au comportement toujours bizarre. Mais elle se fit une raison.

En se dirigeant vers le poulailler, la vieille femme se lança soudain dans un long discours dans lequel il était question d’un empereur qu’elle semblait regretter et du bon dieu qu’elle rejoindrait bientôt. À cela s’ajoutaient des allusions confuses à un renard ou à un loup qui lui avait pris un coq. Lisette qui avait appris à respecter les anciens, l’écouta poliment sans même essayer de comprendre car la vieille femme désignait indifféremment par un « il » impossible à identifier tous les êtres dont elle parlait. La solitude et la perte d’un fils avaient apparemment ébranlé sa raison.

Lisette lui acheta aussi du beurre et de la farine et repartit, la poule sous le bras. Quand elle la déposa devant la maison, celle-ci s’ébroua et retrouva aussitôt ses parcours habituels.

Elle avait décidé de faire des crêpes. Elle délaya les oeufs et la farine avec de l’eau et à l’aide d’une spatule de buis, elle étala la pâte sur la plaque ronde et brûlante. Elle avait souvent vu sa grand-mère le faire mais elle découvrit que le geste n’était pas si facile à prendre. Au bout de trois essais, elle comprit qu’elle n’y arriverait pas et laissa de gros pâtons sur l’âtre jusqu’à ce qu’ils soient à peu près cuits.

Elle s’amusait. Elle était enfin libre d’agir à sa guise dans une maison où elle avait toujours été soumise aux adultes comme tous les enfants de son âge et de son époque. Et elle ne craignait pas de gâcher de la nourriture : la bourse du comte lui semblait inépuisable. Elle découvrit soudain avec surprise qu’elle n’était pas mécontente d’être revenue alors même qu’elle avait eu tant de mal à quitter Paris ! Ici elle était chez elle, dans un endroit où elle avait le droit d’être, où elle n’avait pas à se cacher. Et puis le comte avait dit qu’il reviendrait … A ce moment-là, peut-être aurait-elle envie de revenir à Paris mais pour l’instant elle appréciait de pouvoir enfin s’occuper d’elle-même.

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Peu à peu la vie s’organisa. Elle acheta des pommes de terre et du lard dans les fermes voisines et apprit à les cuisiner. Elle retrouva des légumes dans le potager ensauvagé et notamment un énorme potiron avec lequel elle fit de la soupe. La routine qu’elle mit en place dans cet univers qu’elle connaissait bien, lui permit de se rassurer et de se remettre des émotions violentes qui l’avaient traversée. Elle appréciait cette nouvelle vie, ce qui ne l’empêchait pas, parfois de rêver à l’hôtel du comte, à son élégante bibliothèque, à ses livres et à ses oeuvres d’art.

Un après-midi où Gabriel dormait, la tête posée sur son bras, elle eut une idée : dans les parois d’un chemin creux du voisinage, elle alla prendre de l’argile et essaya de reproduire la pose du jeune homme. Elle commença par modeler de petites quantités de glaise mais elle s’aperçut vite qu’il était plus facile de travailler un bloc volumineux. Elle s’y employa pendant plusieurs jours avec passion sans être jamais satisfaite de son travail.

Elle finit quand même par aboutir à un résultat qui lui plaisait à peu près. Elle le mit à sécher au soleil et l’argile prit une coloration plus claire. Un peu plus tard la statuette se fissura, la main se détacha mais l’ensemble restait harmonieux et elle en était très fière. Elle décida de l’installer dans le grenier qui était surchauffé l’après-midi et où le séchage se poursuivrait puis elle chercha d’autres modèles.

Gabriel allait décidément mieux. Sa blessure était une longue et profonde estafilade qui partant de l’épaule descendait tout le long du dos. Elle aurait dû être recousue mais les circonstances ne le permettant pas, elle s’était cicatrisée seule, formant un bourrelet plus inesthétique que gênant et dont il se souciait peu dans la mesure où il ne le faisait plus beaucoup souffrir.

Il avait commencé doucement à se promener dans les environs et il avait retrouvé les lieux où il avait travaillé et joué enfant, la rivière où il avait passé tant d’heures à pêcher au moyen de nasses de fortune tout en gardant les vaches avec ses cousins. C’était la première fois de sa vie qu’il n’était pas tenu par le travail.

Mais, peu à peu, surtout quand il se réveillait de ses longues siestes dans la paille du courtil et aussi dans le vent chaud des beaux soirs d’été, il se rappelait le grand domaine de Saint-Dauger et surtout Paris et sa merveilleuse agitation. C’est là-bas qu’il avait eu l’impression de vivre vraiment.

Et puis, des souvenirs le torturaient. La nuit surtout. Il était à nouveau dans sa cachette derrière le mur du jardin. Il entendait encore la voix de Stéphane suppliant ses bourreaux et ensuite les hurlements de son agonie et, pire encore les plaintes de Louis, ses « maman! » déchirants qui n’en finissaient pas et les rires des soldats. Et ils étaient morts pour rien ! Dans ces moments-là, il était envahi par la rage. Il voulait retrouver leurs assassins et les venger. Il commença à se reprocher d’avoir déserté et d’avoir trahi. Sa blessure avait été un alibi mais il en avait suffisamment profité. Il était guéri maintenant ! À la fin de l’été, il se rendit à l’évidence : il ne pouvait plus se contenter de manger les crêpes irrégulières de Lisette et de courir les champs. Il fallait qu’il sache ce qui se passait là-bas.

Il décida tout d’abord de se rendre à la gare de Saint-François. Il prit la route qui menait au bourg. Elle était large et poussiéreuse et suait l’ennui que lui inspirait désormais la campagne. Au bout de quatre kilomètres, il atteignit la gare. Des calèches y défilaient sans cesse. Beaucoup de gens des environs venaient y prendre le train pour des destinations proches. Le chemin de fer avait tout changé dans la région. C’est de là qu’il était parti quand il avait emmené Lisette à Paris, il y avait cinq mois de cela maintenant. Il acheta Le Siècle et Le Petit Journal comme il avait appris à le faire à Paris et les parcourut avidement. Ils dataient de trois jours et parlaient surtout de faits-divers sans intérêt ou de spectacles parisiens mais il y trouva également quelques allusions à des « événements actuels » et au « brouhaha que l’on sait » qui avaient échappé à la censure. Il se passait quelque chose ! Il fallait qu’il en soit ! Sa décision fut prise : il allait retourner à Paris. À cette pensée, il sentit que son sang circulait plus joyeusement dans ses veines, il repartit d’un pas plus vif et traversa le bois sans même s’en apercevoir puis il ralentit. Il s’interrogeait : qu’allait devenir Lisette ? Cette fois, il ne pourrait pas l’emmener avec lui. La question resta en suspens.

Il savait que le comte avait laissé une bourse bien remplie et qu’elle y puisait régulièrement avant de la ranger sous le lit. À un moment où il était seul, il l’ouvrit. Elle était en effet pleine de piécettes et surtout de pièces d’or que Lisette ne pourrait pas utiliser pour payer des achats aux voisins. Il n’eut pas besoin de réfléchir longtemps : il prendrait cet argent pour être utile à ses camarades. Mais il fallait qu’il en parle à Lisette, il ne la volerait pas.

Le lendemain soir, ils étaient tous les deux assis près d’une flambée. Sur une pierre du foyer, Lisette construisait par jeu un tout petit bûcher de brindilles. Gabriel se lança : « J’ai envie de repartir à Paris, Lisette, je ne supporte pas de vivre ici comme s’il ne s’était rien passé. Je veux savoir ce que sont devenus les autres. Je vais partir et pour ça … j’ai besoin de l’argent ». Lisette tisonna un instant les flammes puis elle détruisit lentement le petit brasier du bout de son bâton en écrasant une à une chaque braise.

— Cet argent n’est pas à toi, dit-elle en relevant la tête pour planter son regard dans le sien, il est à monsieur d’Eprémesnil. Il nous l’a donné pour que l’on puisse revenir un jour travailler chez lui. Tu n’as pas le droit de le prendre.

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