chapitre 20

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— Oui, c’est l’argent que le comte t’a donné, répliqua vivement Gabriel, mais c’est aussi l’argent de ceux qui travaillent pour lui juste parce qu’il est né riche ! Il t’en donnera encore de toute façon, il n’est pas à ça près ! Et je te laisserai aussi de quoi vivre jusqu’à ce qu’il revienne te chercher.

Mais Lisette avait déjà compris que le bonheur s’éloignait à nouveau.

— Tu me laisseras toute seule ? dit-elle d’une petite voix, tu sais bien que j’ai peur la nuit !

— Je suis désolé, répondit Gabriel en s’adoucissant. Je reviendrai … peut-être … bientôt.

Elle tourna les yeux vers la fenêtre et regarda le ciel nocturne en essuyant ses larmes. Gabriel était gêné. Il se leva et sortit en disant :

— Je prendrai le train demain soir.

                                                               ***

Après avoir aidé Lisette à quitter Paris, le comte avait repris son travail et découvert à sa grande joie que le plaisir d’écrire était toujours là. Il ne s’en priva pas et termina rapidement la première partie de ses mémoires.

L’éditeur était un de ses amis, il lui avait déjà donné une bonne partie de son texte à imprimer et le livre fut vite achevé mis en vente. On espérait un succès d’estime mais le résultat dépassa tous les espoirs : en quelques jours, tous les volumes se vendirent. D’Eprémesnil décida de tenter une sortie dans le monde et il accepta exceptionnellement une invitation chez un ami qui recevait beaucoup et qui demeurait rue d’Espagne. Il arriva sous le porche au même moment qu’un vieux général qu’il avait connu jadis et qui fut visiblement si heureux de le revoir qu’il en fut surpris et réconforté.

Il y avait beaucoup de monde dans les salons. La maîtresse de maison, grande femme sèche sur le compte de laquelle couraient bien des calomnies, vint vers lui en lui tendant les mains.

— Enfin vous voilà, dit-elle, je craignais que vous ne veniez pas. Savez-vous que toutes les dames vous attendent ?

Et il découvrit que tout le monde avait lu son livre ou prétendait l’avoir lu, ce qui, à Paris, revient au même. Alors il passa d’un groupe à l’autre, renouant avec des connaissances oubliées, des relations perdues de vue. Une odeur vague d’iris qui flottait dans la pièce, la beauté des lieux, la qualité du champagne formèrent peu à peu dans son esprit comme une vague et lente ronde. Il regardait autour de lui remarquant des détails auxquels il n’aurait pas accordé d’attention une heure plus tôt : un pétale de rose sur une console, une jeune femme à l’air triste caressant un petit chien près de sa mère, la forme élancée d’un arbre par la fenêtre ouverte sur la nuit …

On fit cercle autour de lui, on l’interrogeait et il répondait n’importe quoi, des regards d’hommes qu’il ne connaissait pas, des sourires amicaux s’adressaient à lui. Et les femmes surtout lui posaient mille questions sur des épisodes de son récit qu’il avait presque oubliés et le suppliaient d’en écrire la suite !

Il fut gagné par une douce euphorie et par un sentiment de triomphe : il avait réussi ! Il ne mourrait pas inconnu !

Quand la soirée toucha à sa fin, il renvoya son cocher. Il voulait rentrer à pied et savourer tranquillement cet instant. La nuit était douce, il marcha dans les rues vides. Comme toujours désormais il avait dans sa poche l’Aureus d’Hadrien. C’était là son trésor ou plutôt son deuxième trésor. Le premier et le plus précieux, c’était Lisette. Mais au cours de sa marche, l’idée superstitieuse lui vint que le ciel ne pouvait pas lui avoir fait deux cadeaux de ce prix sans contrepartie. Il s’arrêta sous une lanterne, sortit la pièce de sa poche et l’examina une fois de plus. Elle luisait doucement entre ses doigts. Il rêva un instant à toutes les mains qui l’avaient tenue à travers le temps et au drame qu’avait dû être sa perte, il y avait des siècles de cela, dix-sept ? dix-huit ? Elle avait peut-être été volée et cachée précipitamment dans le talus ? Il imagina brièvement une révolte d’esclaves ou la mort inattendue d’un maître riche … C’était lui maintenant qui la possédait. Elle était en son pouvoir. Il pouvait la détruire ou la perdre irrémédiablement pour le plaisir orgueilleux d’en avoir été le dernier possesseur.

Elle brillait naïvement dans la lumière du gaz. Fallait-il accepter qu’elle lui survive alors qu’il allait disparaître bientôt aussi irrémédiablement que les millions d’esclaves du passé, aussi beaux, aussi intelligents qu’ils aient pu être ? Quel intérêt la gloire face au néant ? Le succès n’allait-il pas au contraire accroître sa solitude en l’étourdissant de vanité, en lui faisant croire qu’il avait atteint des sommets alors qu’il faudrait en descendre un jour pour rejoindre un lit de malade et y finir seul ?

Arrivé chez lui, il se rendit dans la cour près d’un puits très ancien creusé là bien avant la construction de l’hôtel. Il s’en approcha, se pencha : l’eau apparaissait très loin comme un petit cercle miroitant vaguement. Il regarda un instant l’Aureus doré dans la paume de sa main ridée puis il ferma le poing, le tendit au dessus du vide et attendit un signe qui ne vint pas. Au bout de quelques secondes, il replia son bras contre sa poitrine. C’était sa jalousie qu’il fallait laisser tomber, sa tristesse d’être irrémédiablement vieux. Il se sentit soudain plus allégé qu’il ne l’aurait été par le plaisir méchant de provoquer la disparition de l’Aureus. La colère et le désespoir qui l’animaient s’étaient évaporés. Quand il se détourna du puits, un sourire joyeux et rare éclairait son visage : il acceptait d’avoir reçu deux cadeaux sans les mériter, sans rien devoir en retour. Devant la grâce aussi il fallait s’incliner. Il regagna sa bibliothèque et se remit aussitôt au travail. Il avait vingt ans et l’avenir était ouvert …

Le quartier avait retrouvé son calme. Un jour d’automne, sa promenade quotidienne le conduisit comme d’habitude devant l’immeuble incendié qui n’était plus qu’un amas de poutres noircies. Des hommes fouillaient les décombres. Ils s’activaient notamment dans un angle du bâtiment, tirant à eux des morceaux de bois avec des crocs, examinant des lambeaux à demi-brûlés. Un homme vêtu de noir les observait :

— Nous recherchons des toiles, répondit-il à une question du comte, nous avons appris que l’atelier de M. Kremer se trouvait dans cet immeuble. Lui-même est décédé depuis deux ans mais il paraît qu’il avait chez lui des tableaux de grande valeur, toute l’oeuvre de Van Hay dont il était le spécialiste ; il les collectionnait depuis des années .

D’Eprémesnil interrogea vivement:

— En avez-vous retrouvé ?

— Pas pour le moment. Je crois bien que tout a brûlé. Mais nous cherchons seulement depuis ce matin. Nous venons d’apprendre par un de ses amis qu’il les gardait chez lui .

Le comte se tourna vers le tas de débris pour masquer son expression : des toiles de Van Hay ! Si près de chez lui ! Il se souvenait de l’aura extraordinaire de l’oeuvre entrevue chez Lisette et il s’étonnait de n’avoir pas reconnu la patte du peintre flamand. Van Hay était un mythe pour les historiens d’art. Les Parisiens bien entendu mais aussi les amateurs Italiens et anglais qui depuis quelques années achetaient à prix d’or tout ce que le maître d’Anvers avait laissé.

Il resta un instant comme ébloui, observa un long moment les fouilles vaines et rentra chez lui en pleine réflexion. Ce tableau valait sûrement une fortune désormais. Cela lui importait peu car il avait toujours eu de l’argent et, à son âge, il en avait de moins en moins besoin mais il s’étonnait de son aveuglement et il était encore plus surpris de la sûreté du coup d’oeil de Lisette. Quel instinct lui avait permis de sentir ainsi la puissance de ces oeuvres ?

Il rentra précipitamment. Dans l’agitation du départ nocturne, il n’avait pas remarqué si Lisette avait emporté le tableau ou si elle l’avait laissé dans la mansarde. Il retrouva avec un peu d’émotion la petite chambre où il n’était pas revenu depuis plusieurs mois. Un cadre était là, face au mur. Il lui sembla plus grand que dans son souvenir et il le retourna en s’attendant à croiser le regard intense du portrait qu’il avait entrevu ! Mais son coeur bondit de joie en découvrant tout autre chose : un vaste paysage hivernal avec des nuées sombres où planaient quelques oiseaux noirs. Il l’admira en connaisseur observant des finesses d’exécution, des détails à peine visibles. Les couleurs avaient gardé toute leur fraîcheur. Quelle splendeur ! Il descendit l’escalier en le portant précautionneusement. Le tableau n’était pas signé. Il décida de le montrer à un ami bien informé qui lui confirmerait la certitude où il était de tenir là une des grandes oeuvres du XVII ème siècle.

Mais le lendemain, il réfléchit. Bien sûr un spécialiste lui serait utile mais comment justifierait-il ensuite lui-même sa possession du tableau si près de l’atelier ? C’était bien un peu grâce à lui qu’il n’avait pas été la proie des flammes, pourtant il ne lui appartenait pas non plus … Pour commencer, il allait vérifier lui-même s’il était bien du peintre flamand. Il gagna sa bibliothèque et commença ses recherches en se disant que Lisette avait décidément changé sa vie. Que devenait-elle au fait ? Maintenant qu’il l’avait mise en sécurité, elle devait l’avoir oublié, bien installée avec Gabriel dans le village où elle était née. Il faudrait peut-être qu’il aille leur rendre visite un jour ou l’autre. Il se souvenait vaguement lui avoir dit qu’il reviendrait mais il passa aussitôt à autre chose. Presque superstitieusement, il n’aimait pas penser à ce moment de sa vie de peur de réveiller ses angoisses anciennes.

Arrivé dans sa bibliothèque, il empila ses livres d’art sur son bureau, chercha passionnément tout ce qui avait été écrit sur Van Hay et découvrit que le peintre avait coutume de ne pas signer ses oeuvres en bas du tableau mais dans un angle supérieur. Généralement à droite. Et en effet, en s’armant d’une loupe il trouva la marque du peintre sur une silhouette d’arbre isolé dans le lointain. Un message peut-être. Les artistes ont leur mystère. Mais il n’avait plus besoin de le faire expertiser.

Il le fit accrocher au-dessus de son bureau, à l’endroit où il avait vu la petite fille pour la première fois et où la lumière de la grande fenêtre le mettait magnifiquement en valeur.

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