chapitre 21

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Plantée au milieu du chemin, Lisette avait regardé Gabriel s’éloigner dans le soir. Cette fois, il n’était pas question de le suivre. Quand il eut disparu, elle fit demi-tour et prenant le chemin derrière la maison, elle courut se blottir contre le monolithe de granit, à l’endroit même où le comte s’était assis quelques mois auparavant.

Les fleurs de genêt étaient maintenant mortes. Des nuages s’effilochaient sur les collines. Très haut, passait un grand vol d’oiseaux inconnus. L’automne s’annonçait même s’il y aurait encore de beaux jours .

Elle se releva en essuyant ses larmes et réfléchit : il lui fallait de la compagnie. Elle alla dans l’étable chercher la Noire qui, dormant déjà, se laissa faire et elle décida que la poule passerait désormais la nuit dans la maison. Tant pis pour le sol ! Elle nettoierait.

Comme le soir tombait, elle tira soigneusement les volets et ferma la porte à clé en essayant de se persuader qu’elle n’avait aucune raison d’avoir peur. Ainsi barricadé, le rez-de-chaussée était plongé dans une obscurité totale. Elle s’installa dans le grenier et chercha le sommeil. Il ne vint pas. Il était trop tôt pour dormir. Elle crut entendre un bruit à l’extérieur de la maison et se glissa jusqu’à la lucarne pour observer les alentours. Le ciel était chargé d’étoiles. Une vache meuglait dans un champ lointain. Les feuilles du peuplier bruissaient avec un murmure d’eau. Mais cela ne l’apaisa pas et elle passa la plus grande partie de sa première nuit de solitude à scruter l’ombre sans pouvoir se rassurer.

La journée qui suivit fut brumeuse et morose mais le soir venu et la fatigue aidant, elle dormit d’une traite et fut réveillée par les oiseaux et le soleil d’une belle journée de fin d’été.

Il fallait réagir. Après tout Gabriel lui avait laissé une bonne somme d’argent. Et le comte serait bientôt là puisqu’il l’avait dit. Elle repartirait avec lui et elle ne reviendrait peut-être jamais plus à Saint-François. Il fallait qu’elle profite de sa liberté pendant qu’il en était encore temps. Elle trouva deux seaux dans la crèche et alla les remplir d’argile qu’elle peina à porter tout le long du chemin creux. Avant de se mettre au travail, elle empoigna la statuette qui représentait Gabriel et la précipita dans la fontaine où elle la regarda avec satisfaction disparaître dans un nuage beige.

Désormais ce seraient les animaux qui seraient ses modèles ! Et d’abord le bétail qu’elle connaissait bien, les vaches et les moutons surtout. Elle choisit de les représenter couchés car elle ne parvenait pas à les faire tenir debout. Puis elle modela les animaux sauvages qu’elle avait entrevus, un renard, des oiseaux … Ensuite elle chercha à rendre ses créations plus solides.

Le village avait eu jadis un four banal. Elle alla le voir. Il était partiellement effondré mais on pouvait encore l’utiliser. Elle accumula des branchages et des broussailles sèches et fit un grand brasier qu’elle entretint des heures et qui chauffa jusqu’à les rendre brûlantes les pierres plates restées accessibles. Elle y plaça une à une ses figurines et les laissa jusqu’à ce que le four refroidisse. Puis, sous le regard imperturbable de Van Hay suspendu par un clou au mur de pierres grossières, elle aligna dans le grenier celles qui avaient résisté à la cuisson et admira l’impression qui s’en dégageait.

Peu à peu une véritable frénésie la saisit, elle se mit à travailler toute la journée et parfois tard dans la nuit, sur la table de la cuisine et à la lueur du foyer, incapable de s’arrêter de créer. Barbouillée de glaise, jusque dans les cheveux, elle avait vraiment l’air d’une sauvageonne. Avant d’aller se coucher, elle se lavait dans la cour avec un seau d’eau de la fontaine. Elle avait oublié toute peur, s’endormait dès qu’elle avait posé la tête sur l’oreiller et se réveillait au lever du soleil.

Mais une nuit, alors qu’après avoir bien fermé la porte, elle dormait profondément, elle fut soudain tirée de son sommeil par un bruit qui ranima son ancienne terreur : quelque chose ou quelqu’un tournait autour de la maison. Elle se glissa jusqu’à la lucarne :

— Qui êtes-vous? cria-t-elle courageusement, qu’est-ce que vous voulez ?

Silence. Une silhouette noire bondit dans l’ombre par-dessus le talus, une autre suivit puis une autre encore. Son sang se glaça : des loups ! A la ville, on ne les trouvait plus que dans les contes et les chansons des enfants mais au fond des campagnes, ils rôdaient encore ! Jeanne-Marie avait donc raison ! Lisette en avait déjà vu une fois quand elle était petite pendant un hiver de neige. Il était encore tôt dans l’année pour qu’ils s’approchent ainsi des maisons. Avaient-ils senti sa solitude ? Soudain un son plus précis la terrifia davantage et, en bas, la poule se mit à caqueter avec angoisse. Ils rongeaient la porte !

Alors, elle dévala l’échelle et, sans jeter un coup d’oeil au vantail ébranlé par des secousses furieuses, elle arracha une branche à un fagot rangé près du foyer, y mit le feu en l’approchant de la braise et, la brandissant comme une torche, remonta et la jeta par la lucarne. Les flammes s’éteignirent avant de toucher le sol et le vacarme reprit. Elle redescendit précipitamment en priant à haute voix et recommença. Cette fois, l’ajonc flamba haut et clair et au moment où il atteignait le sol de la cour, elle vit un des animaux se tapir avec terreur devant les flammes et elle lut dans ses yeux la peur et la haine de l’homme.

Puis le silence se fit. Ils ne reviendraient pas cette nuit. Elle prit la Noire avec elle et parvint à tirer l’échelle dans le grenier au prix de longs efforts .

Le lendemain, elle se réveilla comme dégrisée de sa fièvre créatrice. Le passage des loups avait mis fin à son insouciance. Il commençait à faire froid sous les ardoises. Le mois de décembre approchait. Elle avait puisé sans compter dans la bourse du comte et découvrit que l’argent touchait bientôt à sa fin. Comme elle y réfléchissait, une pensée inattendue lui vint à l’esprit : et si le comte ne revenait pas ? Après tout, il pouvait la croire à l’abri, protégée par son or et par la présence de Gabriel ! Il ignorait qu’elle était seule et elle ne pouvait pas le prévenir. D’ailleurs elle n’avait jamais su son adresse et puis … il l’avait peut-être oubliée ! Elle fut surprise de n’avoir jamais eu cette idée. Elle tenait toujours parole et elle croyait donc à la parole donnée. Mais que valait une promesse faite par un Parisien ? Avait-elle été trop naïve ?

Et soudain sa solitude lui apparut, elle se sentit seule au monde comme une petite île perdue dans l’océan. Elle accrocha ses mains l’une à l’autre et, venu du fond de son coeur, un sanglot profond qu’elle retenait depuis longtemps, souleva sa poitrine, un mot remonta douloureusement à ses lèvres : « Maman! » chuchota-t-elle et elle pleura longtemps, sans avoir le courage de se lever dans la lumière triste du matin d’automne.

Il y a des gens, des hommes, surtout qui souffrent de pleurer, d’autres que cela soulage. Lisette faisait partie de cette deuxième catégorie. Elle finit par essuyer ses larmes : il fallait qu’elle se lève et qu’elle continue à avancer.

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Gabriel sortit du taudis minuscule qu’il partageait à Paris avec Maurice et chemina jusqu’à la place des Chelons, non loin de Notre-Dame. Il avait fait cent fois le trajet mais il restait vigilant. À la hauteur du numéro 4, il ouvrit une porte bleue, monta au premier étage d’un vieil immeuble et pénétra dans un appartement tout aussi vétuste que le sien et bien plus grand. Maurice était là, assis sur le sol. Jacques, Jean et Augustin occupaient les chaises. Arsène était debout au fond. Tous se taisaient. Gabriel sentit que quelque chose s’était passé.

— Où est Pierre ? demanda-t-il.

— On ne l’a pas vu, répondit Jean, il n’a pas dormi chez lui .

Ils le regardaient tous sans dire un mot et il comprit : comme Léon, comme Baptiste, Pierre avait été arrêté et on n’en aurait plus de nouvelles. Après avoir refermé la porte derrière lui, il était resté debout, le coeur empli de chagrin et de peur. Il parcourut du regard l’assemblée qui s’était réduite au fil des mois, au fil des arrestations et des abandons. Il les vit faibles et perdus sans leur chef naturel. Il ne pouvait rien attendre d’eux. D’ailleurs Denis n’était pas venu ce matin et Augustin regardait par la fenêtre comme s’il rêvait déjà d’être dehors. Gabriel pensa que c’était leur dernière réunion alors qu’un mois auparavant ils voulaient encore reprendre le combat, avec l’espoir de retrouver l’euphorie des trois jours de la révolte. Pierre avait réussi à entretenir leur enthousiasme mais c’était fini. Il fallait s’y résoudre. Il dit quand même : « Il faut qu’on aide Pierre ». Les regards qui se détournaient lui rappelèrent leur première rencontre à Saint-Dauger. Même solitude, même déception. Il ressentait ce qu’avait dû éprouver Pierre à ce moment-là. Seulement il ne s’était pas laissé abattre, lui. Il était d’une autre trempe. Gabriel se redressa et comme Jacques bredouillait quelque chose, il le fit répéter :

— Il faut aller voir madame de La Pommerais, elle connaît des gens. On m’a dit qu’elle pouvait faire amistier des gens .

— Amnistier, corrigea Maurice qui était ouvrier typographe, ça veut dire faire sortir de prison …

Ils se turent à nouveau. Dans la cour, quelqu’un frappait sur du métal à coups redoublés.

— Je vais aller la voir, conclut Gabriel, sais-tu où elle habite ?

— Tout près de chez moi, c’est pour ça que je sais, mon frère travaille chez elle.

— Viens et montre moi.

Après un rapide regard à ses voisins, Jacques se leva. Les autres parurent soulagés de voir qu’ils allaient pouvoir partir et rentrer chez eux. Désormais ils réfléchiraient à deux fois avant de se lancer dans des aventures pareilles. Le souvenir des moments de bonheur et d’espoir était maintenant noyé dans le chagrin et la grisaille. Ils avaient repris le collier, il fallait oublier, et, comme avant, ne plus rien attendre de la vie. Comme avant ... Que Pierre poursuive ses rêves où qu’il soit ! Ils n’avaient pas son feu intérieur et ne souhaitaient pas l’avoir. Ils n’étaient pas de la même espèce. Maurice qui était allé à l’école plus longtemps que les autres, se répéta la formule qui résumait pour lui les jours lumineux de la révolte : « C’était la fête de la joie et de l’intelligence, se dit-il, c’est fini, mais j’aurai au moins vécu ça ! ». Il se leva pour rentrer chez lui. «La fête de la joie » ... l’expression sonnait étrangement mais il n’avait pas trouvé plus juste.

Gabriel avait suivi Jacques dans la rue. Ils marchèrent l’un derrière l’autre pendant un long moment et Jacques montra un immeuble cossu et chuchota.

— Elle habite là , au deuxième étage avec sa petite fille.

Puis il s’éclipsa tandis que son camarade poussait la porte d’entrée et s’engageait à droite dans un très bel escalier de bois ciré qui lui rappela l’hôtel d’Eprémesnil. Il gravit les marches et s’arrêta indécis : deux portes donnaient sur le palier. De celle de gauche venait un bruit de voix.

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