chapitre 22

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Elle s’ouvrit soudain et un homme en sortit en clamant quelque chose d’incompréhensible à l’adresse de personnes restées à l’intérieur. Il faillit se heurter à Gabriel qui se tenait là, paralysé par la timidité et reprit.

— Tu cherches madame de La Pommerais, toi aussi ? Eh bien, c’est ici ! N’aie pas peur, ajouta-t-il en riant, tu n’es pas le premier.

Et il partit. Gabriel s’approcha de la porte restée entrouverte. Une douzaine d’hommes se tenaient là. Il en reconnut quelques-uns qui avaient tenu la barricade avec lui à un moment. L’un d’eux s’avança et lui serra la main avant de demander :

— Tu viens pour qui ?

— Pour Pierre, répondit Gabriel.

— Le frisé ?

— Oui, il a disparu. Il a dû être arrêté. C’est Jacques qui m’a dit de venir ici.

— Madame de La Pommerais nous a demandé d’attendre. Elle s’occupe de sa fille. Mais on est trop nombreux. Elle ne pourra rien faire.

— Et toi ?

— Je viens pour moi, la police est venue chez moi quand je n’y étais pas. Je ne sais plus où aller. Alors je suis venu ici à tout hasard et je vais repartir car elle ne peut rien faire. Elle a fait libérer un ami de sa soeur alors tout le monde vient lui demander de l’aide mais tout à l’heure elle n’avait pas l’air contente nous voir tous là. Je vais repartir répéta-t-il sans bouger. C’est dangereux de se rassembler ici .

Et il sembla à Gabriel qu’il lui donnait l’ordre de s’en aller aussi, de s’en aller d’abord. Les autres écoutaient sans un mot. Il les sentit comme un bloc hostile. La fraternité des jours de combat s’était évanouie au fil des mois et des difficultés matérielles. Certains avaient disparu, d’autres avaient perdu leur travail. C’était désormais chacun pour soi. En se retournant pour partir, Gabriel heurta gauchement le chambranle de la porte et quelqu’un rit. Sans un regard pour le groupe, il sortit et se retrouva dans la rue froide.

Il marcha tristement en pensant à la générosité de Pierre, à son regard intelligent et à son courage. Sans lui, il ne pouvait rien faire. Pierre les avait galvanisés par sa vision de l’avenir. Fallait-il qu’il soit puni alors qu’il n’avait rien fait de mal ? Fallait-il encore se résoudre à l’injustice ? Et puis il pensa à sa situation : l’argent du comte avait été bien employé. Il avait surtout servi à louer l’appartement où ils s’étaient retrouvés si souvent et à nourrir ceux qui n’avaient plus de travail. Mais cet argent avait fondu et il lui en faudrait encore pour les camarades qui en auraient besoin dans les temps sombres qui venaient. Lui seul pouvait les aider. Et comme il passait dans le quartier de l’hôtel d’Eprémesnil, une idée lui vint soudain : le comte avait dû faire revenir Lisette de Saint-François, pourquoi ne pas lui demander si elle accepterait de l’aider ? Il retrouva la rue où il avait tenu la barricade, revit la rotonde, le jardin et l’écurie où il s’était caché et où le comte l’avait sauvé de la mort. Le coeur serré, il frappa à la porte de la cuisine. Ce fut Sylvie qui lui ouvrit…

                                                           

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À Saint-François, Lisette entra dans l’appentis sans fenêtre accolé à la maison où elle conservait sa caisse de pommes de terre. Elle écarta la toile de jute qui les préservait de la lumière, en prit quelques-unes puis, du bout des doigts et en se protégeant le nez et la bouche de la poussière, elle chercha à apprécier combien il en restait. Ensuite elle rabattit soigneusement la toile et regagna la maison, inquiète. Elle n’achètait plus de beurre et ni de lard et comptait même vendre les oeufs de la Noire au marché. L’hiver approchait. Les jours étaient plus courts. Ses vêtements devenus trop petits la protègeaient mal du froid. Le tas de bois avait été sérieusement entamée par sa cuisine. Le temps de l’innocence était passé. Elle n’avait plus aucune envie de travailler l’argile.

Quand l’eau commença à bouillir dans le chaudron, elle retourna sur le seuil : à l’horizon, se dressait un grand arbre dont elle connaissaitt par coeur la silhouette. Quand elle aurait mangé, elle irait là-bas ramasser du bois mort…

Elle dut d'abord traverser quelques champs et franchir quelques talus pour atteindre l’arbre qui avait poussé tout seul au bord d’une petite lande. Personne ne venait plus là depuis longtemps. À l’aplomb des branches, l'herbe était jonchée de châtaignes qui semblaient sourire dans leur bogue entrouverte ! Quelle joie ! Elle en remplit ses poches et repartit en emportant également une pleine brassée de bois. La soirée serait moins triste.

En chemin, elle songea soudain à Jeanne-Marie qu’elle n’était pas allée voir depuis un moment, ayant trouvé à s’approvisionner dans d’autres fermes. Elle allait lui offrir un peu de son butin. Elle suivit le petit chemin qui partait près de chez elle. Les ombelles et les digitales étaient fanées depuis longtemps. La nature se préparait à l’hiver. En arrivant, elle traversa la cour déserte ou un balai de genêt reposait contre la margelle du puits, la porte était entrouverte. Elle frappa sans obtenir de réponse. Le tic-tac de l’horloge adossée au mur face à l’entrée marquait imperturbablement le temps.

La table était toute proche du seuil, elle fit rapidement un pas à l’intérieur de la pièce, y déposa quelques poignées de châtaignes et sortit aussitôt. Il ne fallait jamais entrer chez les gens en leur absence mais le plaisir de faire une surprise à Jeanne-Marie lui avait donné cette audace. C’était après tout la seule personne qui la connaissait dans le voisinage. Elle se sentait si seule ! La vieille femme lui serait peut-être reconnaissante et lui parlerait peut-être plus gentiment.

De retour chez elle, elle se régala avec la Noire des châtaignes cuites en pleine flammes dans la poêle à trous et puis elle réfléchit : si cet arbre avait produit d’aussi jolis fruits, c’est que l’année leur était favorable ! Ce serait bien d’en avoir une provision. Elle se souvenait que des voisins les mettaient à sécher sur le plancher de leur grange. C’était ainsi que l’on faisait autrefois surtout quand la récolte de pommes de terre n’avait rien donné. Elle saurait les faire tremper pour les débarrasser des parasites et les mettre dans le grenier. Cette perspective la réjouit. Mais il n’y avait plus rien sous le châtaignier solitaire et pour en trouver d’autres, il fallait qu’elle aille à la forêt. Elle décida de s’interdire d’avoir peur et d’y aller. Elle n’avait plus le choix.

Il faudrait qu’elle en ramène le plus possible pour ne pas avoir à refaire le voyage. Une brouette lui aurait été bien utile. Elle se souvint soudain en avoir vu une chez Jeanne-Marie et elle décida d’aller la lui emprunter. En contrepartie elle lui offrirait une partie de sa récolte. Cela devrait convenir. Enfin il allait quand même falloir affronter les humeurs de sa voisine et lui faire comprendre le marché. Le lendemain matin, elle repartit donc en se répétant d’avance les phrases qu’elle allait dire pour l’amadouer mais elle n’était pas à son aise en entrant dans la cour. Une surprise l’attendait là : rien n’avait bougé depuis la veille. Le balai était au même endroit et la porte toujours entrouverte. Elle jeta un coup d’oeil par l’entrebâillement : les châtaignes qu’elle avait déposées étaient encore sur la table. Elle poussa la porte. La pendule était arrêtée. L’unique pièce était vide. Le lit clos inoccupé. Elle appela. Personne ne répondit : Jeanne-Marie n’était plus là ! Perplexe et indécise, elle recula vivement, resta un instant sur le seuil et réfléchit. Elle savait que la brouette se trouvait dans une remise adossée à l’arrière de la maison, lieu sombre et odorant où pendaient des tresses d’oignons et d’ail. Elle fit le tour de la petite maison, l’y découvrit en effet et décida de l’emprunter sans attendre d’autorisation. Elle la fit sortir en l’inclinant pour franchir l’entrée étroite et elle regagna aussitôt son gîte après avoir tiré la porte de la maison. La brouette était un peu lourde et elle peinait à la faire rouler droit dans les ornières du chemin. Avait-elle bien fait de la prendre ? En avait-elle le droit ? Après tout, se dit-elle, elle le faisait aussi pour Jeanne-Marie.

Quand elle eut atteint la route départementale, elle progressa plus facilement et une demi-heure après elle arriva en vue de la forêt. La route entrait droit sous les arbres. Elle n’avait aucunement l’intention de s’y engager. Sur sa gauche, un immense champ descendait en pente douce vers la rivière. Elle savait qu’à une centaine de mètres de la route elle trouverait des châtaigniers à la lisière. Elle y était venue autrefois avec Gabriel et des enfants du village.

Faire franchir le fossé qui bordait la route à la brouette ne fut pas chose facile mais elle y parvint tout en se demandant comment elle pourrait bien s’y prendre au retour. Peu importait, elle verrait bien. Il fallait avancer, le temps passait vite. Les journées étaient courtes en cette saison.

Elle dévala la pente en suivant un sillon et en maîtrisant assez bien son engin et elle découvrit avec bonheur ce qu’elle avait espéré : le sol était couvert de fruits luisants et dodus. Elle se mit aussitôt à l’ouvrage, ramassant les châtaignes qui parsemaient les feuilles mortes et ouvrant les bogues encore fermées d’un coup de talon. Au bout d’un long moment, son dos commença à la faire souffrir mais le bruit de chaque fruit heurtant le bois de la brouette la réjouissait.

— J’en ai assez maintenant, il faut que j’y aille, se dit-elle enfin à mi-voix, il faut que je rentre avant la nuit .

Elle ramassa encore quelques bogues sans prendre le temps de les ouvrir et elle frotta ses doigts douloureux les uns contre les autres en considérant sa récolte. Les châtaignes formaient un petit monticule si joli qu’elle ne put résister à l’envie d’y plonger les mains pour sentir la douceur soyeuse des coques brunes puis elle empoigna les brancards. Elle était fière d’elle et se sentait capable de tout. Elle défia une seconde du regard le sillon qu’elle allait remonter et jeta un dernier coup d’oeil vers la rivière qui s’embrumait. Aussitôt elle se figea : au loin une forme noire et longue progressait, suivant le bas du champ en direction de la forêt. Elle resta immobile, cherchant à mieux voir et soudain elle comprit : c’était des loups qui, marchant les uns derrière les autres, semblaient une seule masse compacte. Ils avançaient vite et régulièrement comme s’ils glissaient. Elle retint son souffle. Il faisait sombre maintenant, s’ils continuaient à longer la rivière, ils pouvaient passer sans la voir et entrer dans la forêt deux cents mètres plus bas. Il fallait surtout ne pas bouger et espérer qu’ils ne la sentiraient pas. Elle resta droite, terrifiée, serrant de toutes ses forces les poignées de bois de la brouette qu’elle n’osait pas reposer et cherchant des yeux un arbre où se réfugier.

Ils avançaient. Quelques mètres encore et ils seraient dans le bois. Elle serait sauvée. L’un d’entre eux était déjà masqué par des fourrés de la lisière quand le dernier de la file leva la tête, s’arrêta et regarda dans sa direction. Les autres en firent autant. Celui qui était entré dans le sous-bois réapparut et tous les cinq restèrent la fixer un instant, jaugeant le danger ou l’intérêt qu’elle pouvait représenter pour eux. Puis en ordre dispersé, ils se mirent lentement en marche vers elle, prirent peu à peu le trot et remontèrent la pente par bonds souples le long des sillons.

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