chapitre 23

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Aussitôt Lisette retrouva ses esprits et la capacité de se mouvoir. Lâchant la brouette, elle se précipita vers un châtaignier qui se trouvait à vingt mètres, se hissa d’un bond sur une branche basse et se mit follement à l’escalader. Elle monta et monta encore, le plus haut qu’elle put, bien plus haut qu’il n’était nécessaire pour échapper aux bêtes et resta là, balbutiant une prière, la joue collée contre l’écorce, les yeux clos, étreignant de ses deux bras l’arbre qui venait de lui sauver la vie.

En constatant que leur proie leur échappait, les loups ralentirent leur course. Ils vinrent flairer distraitement la base du tronc et les châtaignes puis ils s’éloignèrent l’un après l’autre. Lisette attendit avant d’ouvrir les yeux. Elle ne les voyait plus, pourtant ils étaient sûrement là à la guetter dans l’ombre. Jamais elle n’oserait descendre. Ah ! si quelqu'un pouvait apparaître ! Mais la route qu’elle apercevait entre les branches restait désespérément déserte. La brouette renversée attendait sous les arbres.

La nuit vint. Une chouette cria et il y eut du bruit dans les fourrés. Plus personne ne passerait et d’ailleurs Lisette ne pouvait plus rien voir. Il fallait attendre le jour. Elle était épuisée et descendit de quelques mètres pour s’installer mieux. Elle ôta son gilet et s’attacha à une grosse branche en nouant les manches autour d’elle. Pour rester éveillée, elle essaya de chanter une chanson apprise à l’école mais sa voix était faible. Dans le silence, elle lui faisait presque peur et maintenant il valait mieux que personne ne sache qu’elle était là. Le temps passa.

Elle avait très froid. Elle s’endormit quelques secondes, s’éveilla brutalement et tenta de résister au sommeil. Et soudain elle tomba. Pendant quelques secondes, il lui sembla qu’elle volait, puis quelque chose de dur lui heurta violemment le dos lui coupant la respiration. Le gilet n’avait pas suffi à la retenir. Elle reprit son souffle en quelques secondes, et sans réfléchir davantage, sans même penser à grimper à nouveau dans l’arbre, elle se mit à courir de toutes ses forces en dévalant la pente, s’aperçut qu’elle se trompait de direction, fit demi-tour et remonta vers la route en traversant le champ obliquement pour s’éloigner le plus vite possible de la forêt. Elle tomba dans le fossé que l’obscurité lui avait masqué, resta quelques secondes face contre terre en pleurant puis elle se releva et courut à perdre haleine, les poumons déchirés par sa respiration haletante, l’oreille tendue vers les bruits de l’ombre, répétant sans fin « Jésus, Marie, Joseph », pour rythmer sa course. Elle dut s’arrêter plusieurs fois pliée en deux par un point de côté mais elle atteignit le petit chemin des fougères et enfin sa maison où elle s’enferma à double tour.

Elle se blottit contre le montant de la cheminée et tenta de reprendre son souffle. Elle pleurait de peur et d’abandon. Puis elle alluma une bougie à tâtons. La Noire était perchée sur une chaise. Elle la prit sous un bras, saisit la bougie de l’autre et monta au grenier. Les forces lui manquèrent pour tirer l’échelle à elle. Elle tremblait. C’était les heures noires de la nuit. À bout de larmes et de fatigue, elle s’endormit. Elle n’en pouvait plus.

Le soleil passant par la lucarne la réveilla. Elle avait mal à la tête et ses yeux étaient gonflés. Il devait être près de midi. Un rayon illuminait le mur de pierres grossières près d’elle. Le regard de Van Hay fut la première chose qu’elle aperçut. Que lui disait-il donc ? Comme il était calme et comme c’était facile d’être calme quand on était mort et qu’on n’avait plus besoin de manger ! Elle s’assit sur le lit et regarda ses mains écorchées. Son corps était moulu de courbatures. Elle se leva et descendit lentement l’escalier, incapable de réfléchir et abrutie par l’épreuve de la nuit. La Noire grattait le sol près de la cheminée. Elle ouvrit la porte.

Il n’y avait pas un souffle de vent. Les noisetiers tendaient leurs branches nues dans l’air froid. Suspendue à un fil d’araignée, une feuille rousse tournait follement sur elle-même. Le soleil faisait briller les rameaux vernissés du houx. Très loin une cloche sonna. Elle fit le tour de la maison. Dans le rucher, abandonné à lui-même, quelques abeilles allaient et venaient. La récolte n’avait pas été faite. Elles avaient encore gardé toutes leurs réserves de l’été. Mais Lisette ne savait pas récolter le miel, il fallait tuer les abeilles pour cela. C’était l’affaire des vieux qui récupéraient ensuite à pleines mains de nouveaux essaims accrochés aux branches et aux fougères. Leur efficacité muette l’avait toujours impressionnée.

Elle faudrait qu’elle apprenne puisqu’elle devait peut-être rester vivre là. Au printemps, elle cultiverait le potager, mais avant cela il fallait passer l’hiver. Comment allait-elle faire ? La peur des loups la reprit, elle jeta un coup d’oeil vers le talus comme s’ils pouvaient surgir tout à coup et elle rentra dans la maison. Devant l’âtre vide, un mouvement de dépit la saisit : il ne lui restait plus que trois pommes de terre et un oeuf pour la journée alors que si elle ne s’était pas attardée aussi longtemps, si elle était partie une heure plus tôt de la lisière, elle aurait maintenant un monceau de châtaignes à cuire ! Elle s’en voulait beaucoup, la colère contre elle-même prit la place de la détresse et l’emporta sur la fatigue. Et puis, peu à peu, elle se rendit à l’évidence : il fallait retourner au bois pour ramener les châtaignes coûte que coûte et aussi la brouette de Jeanne-Marie qui s’en servait sûrement tous les jours. Restait la peur mais si elle attendait, elle n’oserait plus sortir. D’ailleurs les loups ne se montraient jamais en plein jour…

Elle prépara rapidement son repas. Le temps se couvrait. Elle s’enveloppa dans le châle rouge et reprit courageusement la route du bois.

Elle était partie depuis plusieurs heures quand on frappa. Après quelques secondes, le comte ouvrit la porte. Il resta un instant sur le seuil, la main sur la poignée, hésitant à entrer et parcourant des yeux l’intérieur de la maison. Elle était manifestement déserte. Une poupée attendait près du foyer, une jambe repliée sous elle dans une position inconfortable. La cheminée était froide et noire. Des branches de bois mort à demi consumées y traînaient. Sur l’édredon du lit clos, la robe à laquelle de nombreux lavages n’avaient pas réussi à rendre sa blancheur originelle était soigneusement exposée. Il fit quelques pas et s’assit sur le banc en écartant la poupée. La petite fenêtre où pendait un vieux rideau de dentelle au crochet ne laissait passer qu’une lumière grise. Des nuages bas filaient dans le ciel d’automne. Une poule picorait sous la table sur laquelle traînait une écuelle sale.

Il frissonna : il comprenait tout à coup pourquoi la mansarde parisienne et sa grande fenêtre avaient pu paraître paradisiaques à la petite fille.

Lisette avait marché vite et elle était arrivée en une demi-heure en vue du bois. La pensée que la brouette pouvait avoir disparu ne la lâchait pas. Elle quitta la route avant la forêt, franchit le fossé d’un saut et courut vers le châtaignier de la nuit : la brouette l’attendait là où elle l’avait abandonnée. Elle la redressa et se mit à ramasser le plus vite possible les châtaignes qui s’étaient déversées sur les feuilles mortes. Elle jetait des coups d’oeil inquiets vers les sous-bois et vers la rivière. Mais tout était calme. Le vent ridait tranquillement la surface de l’eau.

Quand elle eut fini, elle empoigna le brancard, se redressa et fit deux ou trois pas chancelants dans le sillon. Mais elle dut la reposer aussitôt. C’était vraiment très lourd. Elle recommença, avança avec peine de quelques mètres et dut admettre qu’elle n’y arriverait pas. Alors d’un geste décidé, elle renversa tout son chargement sur le sol et se mit précipitamment à pousser et à traîner la brouette vide dans la pente. Il lui fallut encore se battre pour la hisser sur la route et la laisser là. Elle repartit en courant, les yeux fixés sur le bas du champ, remplit de châtaignes le creux de sa robe, remonta aussi vite qu’elle put jusqu’à la route, les déversa dans la brouette et recommença une dizaine de fois. Elle s’en tint là. Cela suffisait. Elle ne parviendrait jamais à ramener sa récolte si elle en prenait trop. Elle reviendrait plus tard. Le lendemain peut-être si elle en avait le courage.

Il lui fallut plus de deux heures pour faire le chemin, elle était épuisée et s’arrêtait chaque fois qu’elle avait compté mille pas à voix haute.

Oppressé par un silence dont il n’avait pas l’habitude et pour ne pas se laisser gagner par la tristesse inattendue des lieux, le comte se leva pour monter au grenier. Il se hissa avec prudence sur l’échelle de meunier mais quand il eut pris pied sur le plancher, il s’arrêta stupéfait : des statuettes de toutes formes et de toutes tailles jonchaient le sol. Elles représentaient presque toutes des animaux dans leur sommeil. Quelques maladresses témoignaient du manque d’expérience de l’enfant mais l’ensemble produisait tout de même un effet étonnant. Une sorte de paix émanait de ce troupeau hétéroclite manifestement endormi et non pas mort. Cela se sentait sans que l’on sache pourquoi. Il se baissa et saisit un animal avec précaution. C’était un chat, Miscetto peut-être. Lisette avait réussi à rendre de mémoire la détente absolue et la souplesse du félin et elle l’avait fait avec une habileté sidérante.

Il était ébahi : par quel prodige cette enfant, cette petite fille née dans une chaumière avait-elle reçu en partage cette sensibilité d’artiste, ce don extraordinaire sans avoir jamais rien appris ? Le portrait de Van Hay, pendu au mur de pierre brute, semblait considérer sa stupeur avec une nuance d’ironie et de reproche. Il était né dans un grenier de Flandre. Il était là à sa place. Le comte reposa le chat et examina avec le même émerveillement une grande partie des statuettes puis il redescendit l’escalier : il savait désormais ce qu’il devait faire.

Un bruit de sabots et un grincement de roue retentirent dans la cour, Lisette ramenait ses châtaignes…

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