chapitre 24

8 minutes de lecture

lundi 10 décembre

René d’Eprémesnil descendit précipitamment du grenier et regagna le rez-de-chaussée. Lisette arrivait, elle allait entrer dans la cour puis chez elle et elle ignorait absolument sa présence. C’était un peu embarrassant ! Comment allait-elle réagir ? Il traversa la pièce pour aller se placer près de la cheminée, loin de la porte et dans sa précipitation, il se heurta durement à l’angle de la table en passant. Il était troublé par ce qu’il venait de découvrir là-haut. Il lui semblait avoir découvert un secret, c’était comme si elle lui avait parlé tout à coup avec une voix inconnue, sa véritable voix.

Il faisait presque nuit maintenant. Sur le banc, la poupée semblait le fixer. Son visage de porcelaine faisait une tache claire dans l’ombre. La poule s’était perchée sur une chaise derrière la porte. La situation s’était inversée : c’était lui aujourd’hui qui était entré clandestinement dans la maison de Lisette. Le grincement se rapprochait, une petite silhouette passa devant la fenêtre et, repoussant difficilement du dos la lourde porte, Lisette entra à reculons en tirant une brouette pleine de châtaignes luisantes. Certaines étaient encore dans leur bogue car, en fin de journée, elle n’avait pas eu le courage de les en sortir. Elle les avait ramassées telles quelles et y avait ajouté une vieille souche très sèche et quelques branches trouvées au bord du chemin. Elle referma la porte et, sans voir le comte, prit aussitôt dans ses bras sa poule noire qui dormait déjà sur le dossier de la chaise. Elle la serra contre elle, l’embrassa affectueusement puis elle l’emporta au-dessus de la brouette et la lui montra en disant :

— J’ai eu froid et j’ai eu peur mais je n’ai pas vu les loups et puis, regarde, j’en ai ramené plein cette fois-ci. Tu as vu tout ce que j’ai trouvé ? Je suis sûre que tu vas aimer ça. Attends un peu : d’abord je vais faire du feu .

Elle la reposa sur son perchoir, se retourna et aperçut le comte.

Il était debout dans l’ombre et sa haute silhouette dans le clair-obscur de la pièce avait quelque chose de fantomatique. Elle poussa un cri et eut un mouvement vers la porte pour s’enfuir mais il dit aussitôt :

— N’ayez pas peur, Lisette, c’est moi.

Elle s’arrêta net : il était revenu ! Un immense soulagement l’envahit mais elle ne voulut rien en montrer.

— Bonsoir monsieur, murmura-t-elle seulement en souriant et, comme il ne lui répondait pas, elle ajouta :

— J’allais faire du feu .

Se tournant à demi vers l’âtre, le comte dit alors sur le ton de la conversation :

— C’est une bonne idée. Le temps s’est refroidi. Il va sûrement geler cette nuit.

Lisette s’activa. Elle plaça la souche au milieu de la cheminée et l’entoura de petit bois auquel elle mit le feu. Bientôt la flambée crépita faisant reculer le comte. Les meubles se mirent à luire dans la pénombre. Il distingua mieux le lit clos aux rideaux à ramages rouges et la silhouette haute et sombre de l'horloge au pied de l’échelle. Au-dessus de la cheminée un antique crucifix et son rameau de buis béni étaient suspendus. Tout un monde immobile et pauvre qui n’avait pas changé depuis des années et où rien ne se passerait jamais.

Il tendit les mains et les frotta l’une contre l’autre pour se donner une contenance plutôt que pour se réchauffer. Il ne savait que dire ni par où commencer. Dans cette situation, sans précédent pour lui, son éloquence et son savoir-vivre habituels ne lui étaient d’aucun secours. Il se lança donc soudainement, les yeux fixés sur les flammes :

— Je suis désolé, Lisette, j’aurais dû venir plus tôt. Je vous l’avais promis. Mais je vous croyais à l’abri. Je pensais vous avoir laissé assez d’argent pour une année entière et j’étais persuadé que Gabriel était avec vous. C’est seulement hier qu’il m’a appris qu’il vous avait laissée seule depuis longtemps et je suis venu sur le champ.

— Il est venu vous voir ? demanda Lisette, et en posant la question elle s’étonna d’oser lui adresser la parole avec cette assurance. C’est qu’elle était chez elle, maintenant, à Saint-François-la-Forêt, elle n’était plus la visiteuse clandestine volant sa pitance dans l’hôtel d’Eprémesnil. Elle n’avait plus à avoir peur. Il répondit aussitôt :

— Oui, il est venu me demander de le reprendre à mon service comme je le lui avais proposé. Je crois qu’il n’a pas réussi à retrouver ses amis. Il pensait que vous étiez chez moi… Comme sa place n’était plus libre, j’en ai parlé à M. Joncour et il va retourner travailler à Saint-Dauger.

— C’est bien, dit encore Lisette. Là-bas, il restera tranquille, il sera loin de ses nouveaux amis et des idées nouvelles qui lui ont fait du mal mais j’aurais bien aimé qu’il revienne ici.

Elle n’en avait jamais dit aussi long. Il ne marqua pourtant aucune surprise. Il l’observait : elle avait grandi en six mois et son visage qui s’était creusé, témoignait des combats qu’elle avait dû mener. Dans le monde où il l’avait laissée seule, l’enfance ne durait pas longtemps. Il fallait le plus vite possible apprendre à combattre, tuer en soi tout espoir de bonheur et se résigner à ce que la vie ne soit que survie. S’il ne faisait pas dès maintenant quelque chose pour elle, la confiance naïve qu’on pouvait encore lire dans ses yeux noirs disparaîtrait pour toujours ainsi que son intelligence et ses dons naturels. Cette découverte lui serra le cœur.

Cela ne serait pas !

Après quelques secondes d’hésitation il reprit d’une voix ferme :

— Vous ne pouvez pas rester ici, Lisette. Vous êtes trop jeune pour vivre seule ainsi. Et puis, pardonnez mon indiscrétion mais j’ai visité votre grenier. J’ai vu votre travail, vos modelages. C’est vraiment très bien…Vous êtes très douée… Vous avez un sens du détail et une modernité d’exécution saisissants. Alors, dites-moi, aimeriez-vous revenir avec moi à Paris ? Je pourrais vous inscrire à des cours…. Je connais beaucoup d’artistes qui seraient heureux de vous accueillir dans leur atelier .

Ce fut comme un éblouissement.

Lisette se sentit envahie, submergée par la joie. Après tant d’angoisse, tant de solitude et tant de souffrance, c’était trop … elle suffoquait. Pour toute réponse et à la grande confusion du comte, elle enfouit son visage dans ses deux mains et éclata en sanglots. Ce qui eut pour effet de le déconcerter totalement.

Pour respecter son émotion et lui laisser le temps de se reprendre, ému lui-même, il se mit à attiser le foyer où le feu pétillait maintenant joyeusement. La situation le déconcertait mais il était juste qu’il affronte les conséquences de sa négligence et puis il connaissait les bienfaits des pleurs. Il la laissa se calmer un moment. D’ailleurs, très vite elle se ressaisit, sécha ses larmes et tout en regardant son mouchoir qu’elle repliait soigneusement, elle dit d’une voix qu’elle s’efforçait de rendre naturelle :

— Il faudra redonner la Noire à des voisins. Les poules n’aiment pas être toutes seules.

— C’est juste, reprit d’Eprémesnil plein d’admiration pour l’empire qu’elle avait sur elle-même. Nous trouverons bien une solution.

Il lui tardait de s’en aller, de la faire sortir de cet endroit et de fuir cette maison triste où il n’avait pas sa place, où personne n’avait sa place.

Cependant Lisette réfléchissait :

— Je crois que je ne vais pas pouvoir partir à Paris tout de suite, reprit-elle, d’abord il y a la Noire mais il faut aussi que je ramène la brouette à Jeanne-Marie. Je l'ai empruntée sans le lui demander parce qu’elle n’était pas là quand je suis passée. Il faut aussi que je fasse des paquets et que je range tout. Ma grand mère veut que ce soit propre. Elle fait sans arrêt le ménage pour ça. Elle est partie chez Joseph. Si elle revient, il faut qu’elle trouve la maison aussi bien rangée qu’elle l’a laissée.

Sa voix s’affermissait. Son futur départ devenait peu à peu réel. Sa fatigue disparaissait. Elle avait hâte maintenant de se mettre au travail, d’organiser joyeusement les choses. Son optimisme naturel reprenait le dessus, effaçant déjà les jours passés.

— Je comprends, répondit d’Eprémesnil, je dois rentrer à Paris ce soir mais je vous renverrai la berline dès que possible. Avez-vous de quoi manger ?

— J’ai des châtaignes, dit fièrement Lisette et elle ajouta en tendant vivement la main vers la poêle à trous :

— Voulez-vous que j’en grille ?

Le comte remercia précipitamment et après s’être excusé, il sortit.

Tonio attendait avec les chevaux derrière la maison. En quelques mots rapides, il le chargea d’aller au village acheter un peu de nourriture. Puis, comme le cocher s’éloignait, Il avisa le chemin qui longeait l’arrière de la chaumière et s’engagea dans la campagne. C’était une ancienne voie romaine. Il l’avait suivie l’été précédent dans son errance à la recherche de la petite fille. Les genêts étaient défleuris depuis longtemps. Sur les talus, de jeunes chênes brandissaient leurs branches maigres où s’attachaient encore quelques feuilles brunes et sèches. Seules les ronces avaient conservé toute leur agressivité. Il se souvint comme il souffrait à ce moment-là. C’était loin.

Désormais il avait trouvé une certaine paix, se dit-il en regardant à l’horizon les collines bleuâtres qu’il avait connues écrasées de chaleur. Le soleil de l’été ne lui manquait pas. Le beau temps ne guérit pas les véritables blessures. C’était l’écriture, pas la nature qui l’avait sauvé du désespoir et c’était Lisette qui l’avait rendu à l’écriture.

Il se souvint alors de leur correspondance nocturne, de la joie qu’elle lui avait apportée et de la peur qu’il avait ressentie quand elle s’était envolée aussi mystérieusement qu’elle était arrivée. Comment pouvait-il l’avoir si vite oubliée ?

Une centaine de mètres plus loin, se dressait le monolithe auprès duquel il avait trouvé l’Aureus alors qu’il touchait le fond même du désespoir. Il y avait longtemps qu’il avait cessé de chercher à comprendre le sens des hasards qui jalonnaient certains moments de sa vie. En rationaliste, il se contentait de les constater sans les expliquer et sans les nier. Il tâta dans sa poche la pièce d’or qui avait traversé le temps jusqu’à lui. Bien sûr, on aurait pu y voir un bon présage. Qui aurait pu le dire?

Il revint sur ses pas. Tonio avait déjà déposé ses achats dans la cour et Lisette les emportait à l’intérieur avec une joie qui faisait plaisir à voir. Le comte la salua et partit aussitôt.

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