chapitre 29

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Lisette se rassit. La couverture était souple et chaude, elle s’en enveloppa et plongea son visage dans cette douceur blanche qui sentait bon. Oui, il fallait oublier tout ça, penser à la suite de sa vie, ne plus rien risquer, ne plus rien laisser passer, ne rien demander et tout prendre et surtout être courageuse, savoir se taire et savoir attendre encore et encore. Du coup tout se passerait bien, se dit-elle pour se rassurer. Et pour faire taire le remords et l’inquiétude qui montaient tout de même en elle, elle se mit à explorer l’intérieur de la berline. Un panier de nourriture, bien que préparé pour la veille, lui sembla encore tout à fait acceptable. Comme la première fois, elle fouilla les multiples poches aménagées dans la garniture de l’habitacle et y trouva de vieux journaux et quelques merveilles : un jeu de cartes, un nécessaire de voyage contenant un peigne qui lui permit de refaire sa coiffure, il faudrait qu’elle fasse bonne figure en arrivant à Paris, et enfin un livre dont la découverte l’enchanta. C’était un roman de la comtesse de Ségur dont la couverture représentait des enfants de son âge. Elle se mit à lire. Dehors le paysage de neige défilait sous le soleil, bien moins vite que lors de son voyage en train. De temps en temps elle levait les yeux et regardait dehors. La berline roulait maintenant sans heurts sur la grand-route. Il faisait bon sous la couverture. Elle se sentait bien.

Bientôt elle s’absorba dans le récit, passionnée par l’univers où vivaient les jeunes héros du roman. Elle avait lu et relu tous les livres que lui avait laissés le comte au début de l’été au point que, sans même l’avoir voulu, elle en avait retenu des passages par coeur. C’était donc un bonheur de découvrir un texte inconnu. Elle ralentit sa lecture pour ne pas avoir fini trop vite mais peu à peu quelque chose l’intrigua. C’était l’histoire du départ pour Paris de deux petits campagnards qui rêvaient de grandeur. La ressemblance avec sa propre situation était étonnante et ne pouvait être fortuite. Elle poursuivit sa lecture avec un sentiment plus mitigé : les enfants, deux nigauds imbus d’eux-mêmes, étaient très déplaisants. Mais bientôt ils étaient si cruellement punis de leur vanité qu’ils rêvaient de revenir à la campagne. Il sembla à Lisette que quelqu’un avait eu l’intention de la mettre en garde, de la menacer même en plaçant le livre à cet endroit. Ce ne pouvait être le comte, ni Tonio … Cette lecture refroidit singulièrement son humeur joyeuse et puis elle décida de n’y voir qu’une coïncidence. D’ailleurs elle ne ressemblait en rien aux deux personnages. Et puis elle connaissait déjà Paris, elle ! Rien ne la surprendrait plus là-bas.

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Debout dans la neige, Soazick avait écouté un moment encore les bruits des chevaux désormais invisibles et les exclamations du cocher. Puis elle s’était remise en marche. Elle réfléchissait à ce qui s’était passé. Elle ne regrettait pas Jeanne-Marie qu’elle connaissait à peine même si elle était encore impressionnée par l’image de son corps étendu en travers du lit. C’était la première fois qu’elle voyait un mort. La scène lui avait paru plus étrange qu’effrayante mais elle ne parvenait pas à la chasser de son esprit. Elle avait une longue marche à faire pour rejoindre son village et en parler à sa famille qui ferait le nécessaire. Son village se trouvait au bord de la grand-route, la route royale comme disait sa grand-mère. Peut-être Lisette aurait-elle pu la déposer en passant. Il aurait fallu pour cela qu’elle le demande au cocher et il n’avait pas l’air commode. Elle n’aurait jamais osé.

Elle atteignit bientôt le carrefour et s’arrêta : il faisait un peu moins froid, de plus en plus de rayons de soleil perçaient le ciel gris et les branches laissaient parfois tomber leurs charges blanches dans un glissement doux. Dans ses bras, la poule ne bougeait pas et lui tenait chaud. Elle s’arrêta, lui caressa la tête en réfléchissant et tout à coup elle fit demi-tour et repartit en sens inverse en replaçant ses pieds dans ses traces, avec hésitation d’abord puis avec de plus en plus d’assurance. Bientôt elle atteignit la chaumière de Lisette mais elle ne s’y arrêta pas, et, par le sentier qu’elles avaient suivi la veille dans le noir, elle regagna la maisonnette de Jeanne-Marie …

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Il était près de midi quand elle rejoignit la grand-route. Elle marcha plusieurs heures. À mi-chemin, elle s’assit pour se reposer sur le parapet d'un pont de pierre et posa sur le sol la poule qui resta immobile, comme tétanisée par le froid et par la nouveauté du lieu. En bas un filet d’eau glacée et limpide coulait sans un bruit entre les berges gelées. Elle sortit de sa poche un morceau de fromage et du pain dont elle donna quelques miettes à la Noire. La neige fondait. Le soleil tiédissait la pierre grise et elle avait envie de dormir mais il fallait repartir. Elle prit son fardeau et repartit, un peu inquiète de l’accueil qu’elle allait recevoir.

Le soir tombait quand elle aperçut enfin le toit de la maison où elle était née. C’était une grande bâtisse posée à flanc de colline, une maison de maître qui avait grande allure vue de loin. Ses arrière-grands-parents l’avaient fait construire de nombreuses années auparavant. Maintenant les moulures des hauts plafonds s’étaient écaillées, le grand mur de clôture était tombé en ruines par endroits autour du jardin envahi par les ronces. Des poiriers, jadis taillés en espaliers, lançaient des bras immenses vers le ciel. Les anneaux d’une glycine gigantesque étreignait un rosier retourné à l’état sauvage. Soazick aimait ces plantes aussi anciennes que la maison, pourtant elle revenait chez elle sans plaisir : c’était dans la chaumière de Lisette qu’elle avait envie d’être à ce moment-là, dans sa tiédeur et avec les beaux objets qu’elle y avait vus. Mais ce n’était pas possible. Il fallait bien se résigner à reprendre le collier de la vie quotidienne.

Elle entra dans la cour où des poules picoraient et elle posa la Noire non loin d’elles avec soulagement. Voilà ! Elle avait tenu la promesse faite à Lisette. Elle lui devait bien ça mais maintenant elle en avait assez fait. Que la poule se débrouille toute seule ! pensa-t-elle. La basse-cour leva la tête et constata l’arrivée de la nouvelle venue sans émotion particulière. Soazick s’approcha de la façade aux volets délabrés et jeta un coup d’oeil par la porte vitrée : sa famille était là, au complet, assise autour d’une immense table dans la seule pièce chauffée de la maison. Comme toujours, sa mère se tenait debout près du fourneau et ses jeunes frères et soeurs étaient alignés sur les bancs. Personne ne parlait. Son père, assis au bout de la table, semblait examiner le fond de son assiette. En l’entendant entrer, il leva les yeux et, en s’adressant à sa femme, il grommela entre ses dents :

— Qu’est-ce qu’elle vient encore faire ici, celle-là ?

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Vers huit heures du soir, les calèches commencèrent à arriver dans la grande cour de l’hôtel d’Eprémesnil.

Marie-Aurore avait fait des miracles. Deux jours auparavant, le valet du comte était venu frapper à sa porte avant l’aube pour lui apprendre qu’elle allait devoir organiser une réception. Assise sur son lit, elle avait à peine pris le temps de se remettre de sa surprise. Elle avait tout de suite compris que la partie ne serait pas facile. Tout était à faire : l’hôtel avait connu jadis des soirs de fête glorieux et renommés puis le train de vie de la maison s’était réduit au fil des années. Peu à peu, on avait perdu l’habitude d’entretenir les lieux. On n’avait plus renouvelé ce qui s’était cassé ni remis au goût du jour une décoration qui n’avait pas d’âge. Plus rien ne demeurait de l’éclat du passé. L’hôtel qui avait été conçu pour le faste et l’apparence, dormait désormais depuis des années.

Le comte passait la plus grande partie de ses journées dans son bureau et, le soir, après avoir mangé très tôt et très peu, il se retirait dans sa chambre. Dès la tombée de la nuit, le rez-de-chaussée et le premier étage de la maison étaient silencieux et déserts. On s’était habitué à cette routine rigide et très simple qui demandait peu de travail à un personnel de maison resté cependant assez nombreux car ce n’était pas par souci d’économie que René d’Eprémesnil avait mis cette organisation en place mais, par manque d’élan et de désir. Il avait pris le parti de se laisser glisser sur cette pente qui descendait comme sa vie. Même si, depuis l’été, il semblait moins triste.

Marie-Aurore s’était sentie nerveuse. Pourtant la situation ne lui déplaisait pas. Elle aimait relever des défis et n’était pas mécontente de pouvoir enfin donner toute sa mesure. Elle était même heureuse à la perpective de faire sortir de sa torpeur un lieu qu’elle trouvait superbe, qui avait été conçu pour ce genre d’événements et dont elle regrettait depuis longtemps l’engourdissement progressif. Elle allait faire revivre tout cela !

Elle avait fait aussitôt appeler les jeunes domestiques de la maison et leur avait expliqué rapidement la situation avec une conviction qu’elles ne lui avaient jamais connue. Gagnées par son enthousiasme et par la promesse d’une récompense substantielle, les trois servantes s’étaient mises à l’ouvrage et un vent juvénile avait balayé les lieux.

Il avait fallu en premier lieu envoyer les invitations dont la liste contenait plusieurs académiciens et surtout trouver un cuisinier qui soit à la hauteur de l’événement. Il n’était pas question que Justine qui officiait habituellement aux fourneaux, assure la charge de travail considérable qui s’annonçait. Le comte n’ayant mis aucune limite financière à sa demande, Marie-Aurore avait pu recruter Robert Masson. C’était un des meilleurs cuisiniers de Paris et il était très recherché malgré son caractère difficile. Il était arrivé avec son propre personnel et une bonne quantité d’instruments compliqués. On lui avait donné carte blanche pour établir un menu approprié au peu de temps dont il disposait et, en grand artiste, il avait exigé de pouvoir s’enfermer avec ses aides dans les cuisines qui s’étaient mises à bruire d’une activité intense.

Les domestiques du comte s’étaient donc consacrés entièrement à la préparation de la maison et notamment de la salle de réception inoccupée depuis des années. Malgré le froid, on avait d’abord largement ouvert les fenêtres qui donnaient sur la cour. Il avait fallu laver, balayer la partie carrelée de la pièce, secouer et battre les tapis puis faire briller le parquet marqueté. Les trois servantes s’y étaient employées avec énergie. Elles n’étaient pas mécontentes de cette interruption de la routine quotidienne de leur service. Après avoir à nouveau tout fermé, elles avaient fait un grand feu dans la haute cheminée.

Du placard où Lisette s’était cachée naguère, elles avaient exhumé une superbe vaisselle ancienne qu’il avait fallu laver dans la remise puisque la cuisine leur était interdite. Elles en avaient également sorti une argenterie très belle mais ternie et à laquelle il avait fallu redonner de l’éclat. Puis Mariette et Sylvie s’étaient rendues en ville pour acheter les verres de cristal qui manquaient tandis qu’en l’absence de Tonio, Ursulette et le palefrenier allaient prendre une commande de vins fins et des meilleurs champagnes, le cuisinier et ses aides s’étant chargés eux-mêmes de leurs provisions.

Le lendemain, le comte était passé dans la salle en fin d’après-midi. Il avait fait allumer des chandeliers qui inondèrent aussitôt de lumière dorée la porcelaine, les cristaux, le métal brillant et les bois vernis. Des plantes vertes posées çà et là égayaient les angles de la pièce. C’était une nouveauté qu’on ne rencontrait pas encore dans toutes les maisons et qui avaient remplacé les fleurs, difficiles à trouver à cette époque de l’année. Quelques tableaux de collection qui d’habitude ornaient la bibliothèque avaient été descendus et accrochés au mur mais le Van Hay était resté discrètement à sa place. Avec l’aide du calorifère, la flambée entretenue toute la nuit avait réchauffé l’atmosphère. Il faisait bon. De lourds rideaux avaient été tirés devant les fenêtres et devant la porte voûtée de la rotonde. Mais par un entrebâillement, on apercevait posé au centre de la pièce sur une console ronde, une girandole dont la flamme illuminait la neige du jardin. Image saisissante et poétique que l’on entrevoyait comme un secret volé.

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