Chapitre 1

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Le vilain petit canard

 Le manoir Elkris était une demeure luxueuse nichée sur le versant d'une montagne inaccessible. Pour l'atteindre, il fallait monter sur les majestueux oiseaux de vent qu'élevait la famille Elkris. Les montures ailées au plumage lumineux étaient assez robustes pour porter deux voyageurs sur leur dos. Ils prenaient de l'élan sur des pistes aménagées et s'envolaient dans les cieux d'un coup en déployant leurs ailes gigantesques. La famille Elkris voyageait à dos d'oiseaux de vent pour se rendre dans le "bas-monde". Ils arrivaient toujours en grande pompe, accompagnés de plumes et de bourrasque qui ne manquaient pas de mettre la pagaille sur leur passage. Il était impossible de ne pas remarquer leur arrivée, et c'est exactement ce qu'ils recherchaient. Les Elkris étaient l'une des plus anciennes familles de magiciens du continent Pegasus. Ils faisaient parties des "cinq" comme ils aimaient souvent se vanter. Les cinq. Les élus. Les héritiers des Dragons Ancestraux. Aujourd'hui, ces titres avaient perdu leur sens originel. Ce que le commun des mortels retenait, c'était que naître dans l'une des cinq familles garantissait richesse, respect, et puissance. Chaque génération avait produit des magiciens au talent incommensurable.

 A l'est du manoir se trouvait les perchoirs où nichaient les oiseaux de la famille, d'immenses tours en pierre sans porte ni escalier. Les seules ouvertures étaient de grandes arches à plusieurs mètres de hauteur, donnant chacune sur un nid de paille et de bois, où les oiseaux aimaient se regrouper pour se reposer après un long voyage. D'ordinaire, nul ne visitait les perchoirs, à l'exception des soigneurs lorsqu'un oiseau présentait des signes de maladie. C'était toutefois la cachette préférée du jeune Luka. Il avait découvert un passage où il était aisé de monter à l'aide des plantes grimpantes qui poussaient le long de la façade. Le lierre y était assez solide pour s'y accrocher. Chaque matin, Luka grimpait tel un alpiniste en herbe jusqu'aux perchoirs en s'agrippant aux lierres et aux rebords en pierre. Les oiseaux l'accueillaient dans des battements d'ailes et des cris aigus, signifiant leur joie de le voir. Il passait ses journées affalé au creux de leurs plumes duveteuses, un livre entre les mains, l'esprit plongée dans la rêverie. Les oiseaux étaient le réconfort de Luka. Il aimait la sensation de chaleur de leur duvet. Il lui arrivait de s'endormir entre leur plumage et de ne se réveiller que le lendemain.

 Au sommet, isolé du reste du monde, il avait l'impression que rien n'existait au dehors. Il n'y avait plus que lui et ses livres. Luka était un rat de bibliothèque. Son plus lointain souvenir remontait à sa petite enfance, couché dans les bras de sa mère lui lisant un conte merveilleux. Blotti contre le sein maternel, il récitait en même temps qu'elle chaque phrase des livres qu'il connaissait par chœur à force de les avoir entendus. Pourtant, il ne s'en lassait jamais. Les cheveux argentés de sa mère lui chatouillaient le visage quand elle se penchait pour l'embrasser, ses yeux d'un vert émeraude, dont son frère Greyl avait hérité, était tels des joyaux inestimables, emplis de tendresse. Le plumage soyeux des oiseaux blancs lui rappelait avec nostalgie la douceur de sa mère. Peut-être était-ce la raison pour laquelle il appréciait lire dans les perchoirs auprès des d'eux ? Là, les souvenirs étaient plus vifs, plus intenses, lui qui n'oubliait jamais rien. Rien à l'exception du jour de la mort de sa mère. Ce souvenir-là, il l'avait complètement effacé de sa mémoire. Trop de douleur, trop de larmes et de souffrance. Il n'avait que cinq ans lorsqu'elle était décédée. Depuis ce funeste jour, son père n'avait plus jamais évoqué le souvenir de sa mère. Elle était devenue un fantôme hantant leur esprit. Greyl, qui n'avait que quatre ans lors du drame, parvenait difficilement à se remémorer son visage ou sa voix. Il lui arrivait de rêver d'une berceuse ou d'une caresse, mais l'impression se dissipait à son réveil. Luka, quant à lui, se rappelait chaque moment passé avec elle. C'était à la fois une bénédiction et une souffrance constante, car elle était la seule personne au monde dont il s'était senti aimé.

 Tous les matins, une bourrasque s'élevait sur le terrain d'entraînement situé sur le versant nord de la montagne. Un pont de singe permettait d'accéder au plateau depuis le manoir. Le terrain vague servait également de piste d'atterrissage pour les oiseaux. De son perchoir, Luka avait une vue parfaite sur l'ensemble du domaine. Il appréciait voir les oiseaux prendre leur envol et disparaître dans les brumes matinales et crépusculaires. Il imaginait parfois qu'il était l'un des leurs, et qu'il s'échappait loin d'ici. Il pouvait également assister aux séances d'entraînement magique de son frère. Des tornades violentes soulevaient la poussière et venait s'écraser contre les rochers, sous l'œil attentif d'un professeur particulier affilié à la maison Elkris. A seulement dix ans, Greyl maîtrisait déjà les arts magiques propres aux Elkris. Il était capable de générer de petites tornades qui tourbillonnaient à toute vitesse en se déplaçant. Leur trajectoire était encore aléatoire, mais Luka pouvait entendre son professeur crier avec enthousiasme combien il était déjà incroyable d'avoir une telle maîtrise du vent à cet âge. Bien sûr, ajoutait-il encore plus fort pour que sa voix parvienne aux bureaux du deuxième étage du manoir, où travaillait leur père, il ne doutait pas le moins du monde du talent d'un héritier de la famille Elkris. Il était certain que le jeune maître Greyl deviendrait comme ses prédécesseurs un magicien de génie. Oui, parce que Greyl était parfait. Il était bien éduqué, apprécié pour sa gentillesse, et son visage semblait être l'œuvre d'un sculpteur grecque touché par la grâce divine. Ses boucles d'or, hérité de père, lui donnant des airs de chérubin faisaient fondre le cœur des dames, et ses yeux émeraude, hérités de mère, étincelaient comme des étoiles en fusion. Il deviendra un beau jeune homme, pour sûr, chuchotaient les domestiques sur son passage. A côté, Luka ne pouvait s'empêcher d'honnir ses cheveux et ses yeux noirs. Il ne ressemblait ni à père, ni à mère. Il n'avait hérité ni de leur beauté, ni de la magie des Elkris.

 Tout en lisant, Luka surveillait l’entraînement de son frère d’un œil envieux. Il attendait impatiemment que les tourbillons soulevant la poussière disparaissent, pour enfin descendre du perchoir en glissant le long des lianes. Il savait qu’après le cours de pratique, c’était la matière que Greyl détestait le plus : la magie théorique avec Madame Pinçon. Contrairement à son frère, c’était l’enseignement que Luka préférait, notamment car il n’y avait besoin de prononcer aucune formule magique et que Madame Pinçon était la seule préceptrice à supporter la présence de Luka. Comme la vieille femme aux lunettes rectangulaires appréciait vaguement le garçon, elle le laissait de temps en temps participer à son cours, à condition qu’il se montre calme et silencieux. Si Luka avait maîtrisé un art, c’était bien celui d’être invisible.

 Ce jour-là, Madame Pinçon autorisa l’enfant à assister à son cours. Greyl était déjà en difficulté quand Luka pénétra par la fenêtre de l’annexe où avait lieu l’enseignement. Il ne passait jamais pas la porte de peur d’être vu par les domestiques. Si son père apprenait qu’il participait à des cours de magie, il aurait fait un ulcère. Madame Pinçon eut un rictus en voyant le garçon, ce que Luka interprétait comme un signe d’affection probable, et l’invita à s’asseoir en silence. Apparemment, elle interrogeait Greyl sur une partie du cours précédent. De la fumée semblait sortir de ses oreilles tandis qu’il s’évertuait à se remémorer ce qu’il avait appris. Son front ridé par la perplexité, il hocha lamentablement les épaules, incapable de se souvenir. Madame Pinçon secoua la tête avec désapprobation.

 — Je suis navrée de constater que vous êtes moins investi dans la théorie magique que dans la pratique, Greyl Elkris. Vous devez savoir que cette matière est tout aussi importante que le reste, sinon plus, surtout si vous souhaitez intégrer Sky Grimory.

 Sky Grimory était la plus grande académie de magie du continent Pegasus. Elle avait été fondée par les cinq grandes familles de magiciens et accueillait l’élite du pays. Bien évidemment, l’héritier d’une des cinq familles se devait d’y entrer. Mais l’accès n’était pas aisé et l’examen d’entrée ne faisait aucune de pitié, héritier Elkris ou non. Pas étonnant que Greyl déteste la magie théorique. Madame Pinçon était la seule personne à lui faire des remontrances, sans hésiter à pointer du doigt ses lacunes. La femme rigide comme un balai remonta ses lunettes sur son nez aquilin d’un air sévère, et posa son regard pénétrant sur Luka qui agitait les pieds sous sa table, impatient de commencer le cours.

 — Le jeune Luka peut sûrement nous rappeler ce que nous avons vu la dernière fois ? l’interrogea-t-elle sèchement.

 — Les intrications des éléments magiques, Madame, répondit poliment Luka, ravi qu’on lui pose une question à laquelle il savait répondre.

 — Très bien, dit-elle d’un air satisfait. Et que pouvez nous en dire ?

 — La magie se compose de cinq éléments communs : le feu, la terre, l’eau, le vent et la lumière. Ces éléments peuvent être combinés pour former les éléments intriqués. C’est une magie de niveau supérieur car il faut être capable de maîtriser plusieurs éléments simultanément.

 — Un exemple ? fit Madame Pinçon en hochant vivement de la tête.

 — Hum… réfléchit un instant Luka. S’il l’on maîtrise l’eau et la lumière, on peut acquérir la magie de glace.

 — Parfait, s’exclama la professeure en posant un regard inquisiteur sur Greyl. J’espère que vous avez été attentif, Greyl Elkris. J’attends de vous un devoir complet sur l’intrication des éléments et les magiciens qui les ont découverts. J’aimerais aussi une étude sur les grandes familles et leur élément totem, ainsi que les croisements de lignée et les effets produits sur les éléments intriqués.

 Le visage du blondinet se décomposa. Ses épaules s’affaissèrent comme si elles étaient écrasées par la charge de travail. Il passa le reste de l’heure à dodeliner de la tête tandis que Madame Pinçon déclamait son cours avec conviction. Luka buvait ses paroles, les yeux brillants d’intérêt, ce qui ne déplaisait nullement à la vieille enseignante. Durant son temps à la Sky Grimory, elle avait rarement vu d’élèves aussi piqué de curiosité que Luka. Il était regrettable que son père refuse de lui dispenser des cours magiques. Elle n’avait cependant pas son mot à dire face au chef de la famille Elkris. Toutefois, assez butée et appréciant les bons élèves, elle se contentait de faire une entorse aux règles de temps à autres en acceptant le garçon dans sa classe.

 Aujourd’hui, cependant, n’était pas le bon jour. Sans prévenir, la porte de la petite annexe s’ouvrit d’un coup sec. La silhouette d’Harold Elkris apparut dans l’encadrement de la porte. Majestueux était le mot qui convenait à cet homme. Ces cheveux blonds semblables à ceux de Greyl paraissaient plus brillants que le soleil. Ses yeux froids étaient pareils à des glaciers, d’un bleu intense, intransigeants. Les épaules hautes, des traits fins, une expression figée dans le marbre, le chef de la famille Elkris dégageait une aura imposante et altière. Les portraits des patriarches précédents exposés dans les couloirs du manoir montraient les mêmes traits royaux, des boucles d’or, des yeux bleu océan. L’unique différence n’était qu’aucun des portraits n’avait un regard aussi froid et dédaigneux que celui d’Harold Elkris. Quand il pénétra dans la salle, Madame Pinçon eut un sursaut tel qu’elle lâcha sa craie. Luka se ratatina sur sa chaise en évitant de croiser le regard de son père. Toutefois, se dernier ne sembla même pas remarquer son fils. Sans même un mouvement oculaire dans sa direction, il alla se placer contre le tableau en croisant les bras.

 — Je viens voir les progrès de Greyl, prononça-t-il laconiquement.

 — Oh… Eh bien, toussota la pauvre Madame Pinçon qui ne savait plus où se mettre, il y a en effet… du progrès. Nous avançons doucement mais sûrement.

 — Cela n’est pas suffisant, répliqua sèchement le père, l’examen est pour bientôt. Est-il prêt ?

 — C’est-à-dire que… bredouilla la vieille femme en tortillant ses mains.

 Elle devait ressentir exactement ce que ressentaient ses élèves quand elle les interrogeait. Harold perdit patience.

 — Quelles sont les propriétés des cinq éléments des grandes familles ? interrogea-t-il soudainement Greyl d’une voix autoritaire qui fit tressaillir l’enfant.

 Pris au dépourvu, Greyl se recroquevilla pour réfléchir sous le regard implorant de son enseignante.

 — Euh… murmura-t-il faiblement. Le vent, pour la famille Elkris. Le feu pour les Firestorm…

 — Je t’ai demandé les propriétés, pas leur élément, rugit son père agacé.

 — Ah, se reprit Greyl en tremblant. L’invisibilité, pour l’élément du vent, le soin, pour l’élément de la terre, la pensée pour l’élément de l’eau… Pour la lumière… Pour la lumière…

 Les oreilles de Greyl étaient rouges pivoine. La tête baissée, il se triturait les méninges pour se souvenir de la suite, en vain. Le silence de son père valait milles reproches. Se sentant mal pour son frère, Luka se pencha discrètement en avant pour lui souffler la réponse.

 — L’illusion, c’est l’illusion, chuchota-t-il.

 Le visage de Greyl s’empourpra davantage. Leur père soupira d’exaspération et quitta la classe avec humeur, Madame Pinçon sur ses talons. Greyl se retourna violemment vers son frère.

 — Ne fais plus jamais ça, s’écria-t-il en colère.

 — Quoi ? fit Luka confus.

 — N’essais pas de m’aider… reprit-il d’une voix peinée.

 — Mais…

 — La honte, père doit penser que je suis un bon à rien, se lamenta Greyl.

 — Pas du tout, répondit Luka en levant les yeux au ciel, tu es doué en tout. Père est sévère parce qu’il t’estime beaucoup.

 — Mais je suis incapable de me souvenir d’un simple cours théorique… Toi, tu te souviens toujours de tout ce que tu lis.

 — J’ai juste une bonne mémoire, c’est tout, maugréa Luka la mine sombre.

Toi, tu peux faire de la magie. Luka ne comprenait pas que Greyl se compare à lui et puisse envier sa mémoire. Un jour, Greyl irait à l’académie de magie dont Luka rêvait. Un jour, il deviendrait un magicien reconnu du monde entier. Il aurait même droit au statut de chef de famille, qui normalement incombait à l’ainée. La jalousie consumait Luka. Le pire, c’est qu’il ne pouvait pas détester son frère pour ça. S’il était né sans magie, ce n’était pas sa faute. Mais était-ce la faute de Luka ? Quand le garçon quitta la salle, il perçut des bribes de conversation à l’autre bout du couloir. Il ne put s’empêcher de tendre l’oreille, inquiet que son père réprimande Madame Pinçon pour l’avoir laissé assister au cours.

 — Greyl n’a pas à s’en faire pour l’examen, Maître Elkris, disait la vieille femme en réajustant nerveusement ses lunettes. Vous savez qu’il excelle dans la pratique de la magie, qui compte largement dans la note finale.

 — Un Elkris ne peut se contenter de la médiocrité, Arlette, répliqua le patriarche. La réputation de notre famille repose sur l’image qu’il donnera lors de cet examen. Croyez-vous que les héritiers Firestorm ou Waterfall auront des lacunes en magie théorique ?

 La professeure ne put qu’acquiescer mollement.

 — Bien entendu, dit-elle à contre cœur. Je ferai en sorte qu’il soit prêt pour le jour J. En attendant, j’aimerais vous parler de Luka. Il a un don pour la magie théorique. Je sais que vous ne souhaitiez pas l’y former, mais je pense qu’il a un potentiel qu’il serait dommage de brider. L’étude de la magie théorique ne nécessite pas de savoir pratiquer, et je suis persuadée que votre fils s’épanouirait…

 — Ce n’est pas mon fils, la coupa sèchement l’homme en tournant dans le couloir, les yeux révulsés de dégoût.

 Luka s’immobilisa net, se trouvant inopinément face à face avec son père. Un sanglot resta coincé dans sa gorge, tandis que les yeux froids de l’homme étaient braqués sur les siens. Madame Pinçon parut catastrophée en voyant le garçon.

 — Comment pourrait-il être mon fils ? fit l’homme en toisant Luka avec mépris. N’a-t-on jamais vu l’enfant de deux magiciens naître sans pouvoir magique ?

 Un silence pesant régnait. Luka était tétanisé. Il avait l’habitude d’être ignoré. Il aurait préféré être une nouvelle fois invisible plutôt que d’affronter les véritables sentiments de son père.

 — En effet, cela n’est jamais arrivé, car c’est impossible.

 Sur ces mots blessants, Harold Elkris continua son chemin sans sourciller devant les larmes de Luka. Arlette Pinçon releva ses lunettes en réprimant une expression affligée. Elle posa une main bienveillante sur l’épaule du garçon, puis suivit le patriarche dans le dédale de couloirs du manoir.



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