Corruption

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 L’image se construisit petit à petit dans son esprit, puis il ouvrit les yeux. Deux gigantesques portes ancrées dans la montagne à l’autre bout de la vallée. La présence de ces deux géants noirs marquait le sceau vers une force prohibée. Sur chaque battant se trouvait une rune chamane Kivi, peinte d’un rouge cramoisi. « Kirous ». Elles pulsaient sous la lumière naissante de l’aube, comme des veines gorgées de sang. Aucune poignée ni heurtoir n'avait été intégré pour permettre de les ouvrir. Les portes se situaient sur une plateforme rocheuse en demi-cercle. Elle était d’un blanc immaculé rappelant la neige, couverture gelée bizarrement absente à cette altitude.

 Sur le plateau se trouvaient quatre Kivis disposés en arc de cercle devant les portes, trois hommes et une femme, tous vêtus de robes de lin beige rayées de rouge. Ils portaient là une tenue réservée aux chamans pour les grands rituels de la tribu. Le plus proche de Lunasus était l’ainé du groupe Miekka, des cheveux roux très courts et un visage aux traits sévères. Devant lui était placé un petit bol en bois rempli de différentes herbes et à sa droite une dague cérémonielle. À sa gauche se trouvait Vasara, la seule femme du groupe. Elle avait des cheveux bruns qui lui arrivaient à la nuque, des yeux verts et des traits fins qui lui donnaient un charme certain. De la même façon que son compagnon, elle avait posé devant elle un bol en bois et à sa droite son poignard. Le troisième chaman était Kirves, le plus jeune du groupe qui n'avait pas encore atteint la vingtaine d’années. Il avait les cheveux noirs et les yeux de la même couleur, des traits à peine sortis de l’adolescence reflétant la tension qui l’habitait. Le dernier était Sirppi, le frère de sang de Vasara. Il avait les mêmes traits fins que sa sœur, mais était plus grand et possédait une musculature imposante.

 Leurs préparatifs terminés, tous patientèrent assis à même le sol. Personne ne parlait, comme si la proximité de la porte empêchait tout son de sortir de leur bouche. Bien que l'on était en plein hiver, Lunasus remarqua qu’ils commençaient à transpirer, des gouttes de sueur perlant sur le front. Il se rappela alors la chaleur étouffante qui se dégageait des portes, ce qui expliquait l’absence de neige sur la plateforme. Lunasus ne pouvait la sentir directement, mais il en avait eu l'occasion par le passé.

 L’attente ne fut pas longue. Kaatuneet et Opas arrivèrent en volant et se posèrent à la bordure de la plateforme en face même des portes noires. La chamane échangea de brefs signes de la tête avec chacun de ses confrères. Tout était en place. Le chef s’avança vers les portes et s’arrêta à mi-chemin.

 — Bien, ne perdons pas de temps, annonça-t-il. Commençons immédiatement.

 Opas se plaça derrière lui et s'assit en tailleur, fermant les yeux pour se concentrer. Elle prit une forte inspiration et leva la tête vers le ciel. Elle se mit à chanter doucement, dans une langue que seuls les chamans de la tribu connaissaient. La mélodie était douce, les notes se succédant et disparaissant comme les flocons qui tombaient dans le ciel la veille.

 Le tempo accéléra petit à petit. Les quatre chamans saisirent leurs poignards, et posèrent la lame dans leur main gauche, au-dessus des bols. Suivant une note plus prononcée que les précédentes, ils se tailladèrent d’un geste rapide et précis la paume. Le sang commença à perler le long de la coupure et un filet coula doucement dans le bol. Les chamans levèrent la tête, fermèrent les yeux et se joignirent au chant d’Opas. Les chœurs offrirent plus de puissance à la mélodie. Lunasus ressentit une certaine mélancolie en écoutant, sans savoir comment un chant qu’il ne comprenait pas pouvait lui faire ressentir cela. Le quintette continua mais le rythme ralentit lentement, jusqu’à s’arrêter. Le silence tomba à peine sur la scène, qu’un bruit sourd mais bref retentit dans la montagne. Le phénomène recommença l’instant d’après. Puis un troisième. Un quatrième. On aurait dit que le cœur de la montagne battait à rythme très lent mais régulier. Cinq. Six. Sept. Pas de huitième battement. Après un instant qui sembla durer une éternité, les portes coulissèrent dans un bruit assourdissant jusqu’à laisser une ouverture de deux mètres à peine.

 Lunasus retint son souffle. C’était trop calme. Derrière les portes, seule l’obscurité était présente comme si la lumière n’était pas capable de passer le seuil. Deux petites lueurs apparurent à mi-hauteur de l’ouverture. Brillant d’une couleur rougeâtre telles deux flammèches dansantes dans la nuit. Kirous le démon était là.

 — On dirait bien que les geôliers sont venus ouvrir la prison qu’ils gardaient, fit une voix caverneuse.

 Lunasus ne put réprimer un frisson. La voix était puissante, comme si elle prennait racine dans la montagne. Chaque mot résonnait tel un coup de tambour à l’intérieur de la tête du jeune homme. Kaatuneet fit quelques pas et tonna :

 — Kirous, je suis Kaatun-

 Le rire rauque du démon qui lui faisait face l'interrompit.

 — Je me fiche de qui tu es, Kivi. Ce passage a été scellé il y a longtemps par les tiens au prix de nombre des vôtres. Si tu as décidé de le rouvrir, c’est que tu souhaites quelque chose.

 Dans l’ombre, apparut une rangée de dents blanches qui semblaient aussi tranchantes que la plus aiguisée des épées. Le chef déglutit péniblement, pris de court par Kirous. Le démon souriait et ses yeux brillaient dans l’obscurité, la situation l’amusait. Les Kivis n’avaient pas affaire à un simple monstre, mais à un être vil, rusé et intelligent. Les chamans restaient silencieux, mais de petits tics nerveux trahissaient l’état dans lequel ils étaient. Une main crispée sur une robe, une mâchoire tendue, un regard qui faisait des allers-retours entre les portes et le chef. Opas était la seule qui ne trahissait rien, son regard ne reflétait que la détermination qui l’animait. Elle se leva et se positionna à côté de son chef.

 — Nous sommes venus te proposer un marché Kirous, reprit Kaatuneet. Nous sommes actuellement en guerre et l’hiver est notre seul allié contre l'envahisseur. Mais ce n’est que temporaire et il finira par nous atteindre si nous n’agissons pas. Nous avons besoin de ton pouvoir.

 Sa voix ne trembla pas. Le sourire disparut dans le noir de l’entrebâillement comme il était apparu.

 — Vous souhaitez donc mon pouvoir. Vous m’avez enfermé dans ce trou et vous croyez que je vais vous aider ? Alors que vous êtes dos au mur ? Quel genre d’idiots êtes-vous ?

 — Nous ne te donnons pas le choix Kirous, tonna Opas. Tu t’es surement rendu compte que le sceau n’est pas complètement ouvert, nous pouvons le refermer à tout moment, mais toi comme nous ne serions pas arrangés par un tel choix. Si tu acceptes, nous sacrifierons nombre de nos ennemis à ta gloire.

 Les yeux semblèrent s’enflammer l’espace d’un bref instant. Les démons aimaient les sacrifices, certains disaient même que cela les renforçait. Mais pour le moment, les flammes ne semblaient pas danser d’avidité face à la proposition. Le démon n’avait pas dû apprécier la menace.

 — Ridicule. Vous n’aurez rien de moi.

 — Qu’il en soit ainsi, lui répondit Opas.

 Les chamans qui, jusqu’alors, étaient restés sur le qui-vive, entonnèrent un nouveau chant avec un rythme plus rapide que le premier. Les runes rouges sur les portes se mirent à luire intensément.

 — Nous nous attendions à ton refus, mais ce n’est pas un problème, annonça Kaatuneet.

 Les flammes ne bougèrent pas et restèrent spectatrices de la scène.

 — Les geôliers n’ont pas conscience de ce qu’ils font.

 Le rythme du chant accéléra. Les chamans auparavant nerveux, n’étaient désormais plus que voix et volonté. Ils tendirent la main gauche – dont le sang perlait encore - en direction de leur chef, paume vers le ciel, et mirent la droite au-dessus de leurs bols, paume vers le sol. L’air se densifia et un trait lumineux commença à se dessiner entre Kaatuneet et ses chamans. Le filin devint de plus en plus large et de plus en plus intense, au point de ressembler à une corde de lumière blanche. Elle partait de chacun des chamans jusqu’à se rejoindre entre les omoplates du vieil homme. Il ne bougea pas, faisant toujours face au démon. Opas s’était remise en tailleur quelques pas en retrait. Elle avait levé les mains et un autre fil lumineux se créa, aussi fin que celui d’une toile d’araignée.

 — Que ton pouvoir soit nôtre, démon ! cria Kaatuneet.

 Une intense lumière émana alors de son torse et fonça dans l’entrebâillement. Comme une lance de chevalier fusant à travers la matière, le puissant faisceau lumineux se planta dans l'ouverture. Lunasus eut à peine le temps de l'apercevoir lorsque le démon hurla. Un cri tout aussi sauvage qu’inhumain. Les quatre chamans poursuivaient leur chant incantatoire, insensible à ce qu’il se passait. Alors que le démon continuait de rugir de douleur, le faisceau lumineux changea de teinte. La partie enfoncée dans les ombres se teinta de vert, comme si une lentille de couleur émeraude se trouvait au milieu. Le vert se propagea doucement jusqu’à arriver à Kaatuneet. À son contact, il se mit à rugir de défi, un sourire carnassier – presque mauvais – étira ses traits.

 — Je la sens ! hurla-t-il. Je sens sa puissance !

 Il fut pris d’un fou rire à glacer le sang, il semblait n’être plus que sauvagerie. Kirous ne laissait échapper plus qu'un râle douloureux désormais.

 — Imbéciles, dit le démon, Vous paierez pour ça.

 Le flot continu de vert se teinta ensuite rapidement de noir. Tel de l’encre jetée dans un verre d’eau, un filet de noir se mélangea au faisceau jusqu’à atteindre Kaatuneet. Il fut pris d’un tremblement et il regarda son torse. Son visage auparavant sauvage se déforma en une grimace d’incompréhension d’abord, puis de terreur.

 — Il suffit ! cria Opas. Arrêtez maintenant !

 Alors que les mots quittaient à peine la bouche de la chamane, la sécrétion noire se propageait déjà jusqu’aux chamans. Ils arrêtèrent complètement leur chant et les liens se rompirent, un instant trop tard. Miekka, Vassara et Sirppi s’étaient effondrés sur le côté, seul Kirves était encore conscient mais en état de choc. Opas quant à elle accusait le coup et était à bout de souffle, elle avait coupé instantanément son lien dès qu’elle eut compris ce qui se passait. Elle posa un genou à terre pour essayer de se relever mais elle semblait incapable de bouger davantage. Elle releva les yeux et constata que Kaatuneet était immobile. Le lien avait été rompu, mais le chef était ébranlé, figé telle une statue de pierre. Lunasus tourna la tête. Les flammes étaient toujours là, dans l'obscurité de la porte. Vacillantes. Affaiblies. Le rituel avait fonctionné, en partie du moins.

 — Vous avez cherché à contrôler une puissance qui vous dépasse, souffla le démon.

 Opas se leva tant bien que mal et cria à Kirves.

 — Il faut refermer le sceau. Vite !

 Les mots agirent comme une claque sur le jeune chaman. Il se jeta sur le bol devant lui, murmura quelques mots et planta sa dague rituelle dans le bol. Il se précipita ensuite sur celui de son compagnon inconscient à sa droite pour en faire de même. De son côté, Opas réalisa le même processus pour les deux autres. Une fois les quatre bols éventrés, les portes se mirent à trembler et se refermèrent dans un boucan infernal. Un rire tonitruant se fit alors entendre.

 — Vous avez peut-être réussi à obtenir ce que vous vouliez, mais à quel prix ? lança Kirous. Nous nous reverrons, je n’oublierais pas ce que vous venez de faire.

 Les portes finirent de se refermer sur lui. Les runes qui brillaient jusqu’alors de leur éclat sanglant s’éteignirent. Le silence retomba sur la scène, entrecoupé seulement par les souffles saccadés des deux chamans encore conscients. Kaatuneet s’effondra finalement face contre terre, tombant dans l’inconscience. Opas se précipita vers lui.

 — Va chercher les nôtres, fit-elle à Kirves. Il faut vite les soigner, le temps nous est compté.

 Alors que le jeune chaman se précipitait hors de la plateforme, faisant apparaitre une paire d’aile dans son dos, la vision de Lunasus s’obscurcit. Il était temps pour lui de revenir au présent.

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